Les attentats de janvier 2015 nous questionnent très fortement sur le « vivre ensemble » que notre République prétend incarner puisqu’ils ont été commis par des Français qui ne se reconnaissaient pas en elle et qui ont cherché à la déstabiliser durablement à travers le double acte terroriste qu’ils ont commis. La République nous est ainsi apparue, du jour au lendemain, bien plus fragile que nous ne l’imaginions.
Pour ausculter cette fragilité, Emmanuel Laurentin a demandé à une quinzaine de chercheurs en sciences sociales d’explorer les thèmes de l’immigration, de l’intégration, du religieux, de la nation et de la violence politique en effectuant un survol historique des cent dix dernières années. On ne s’étonnera pas qu’entre tous ces thèmes, celui de l’intégration prenne, dans l’ouvrage, une place centrale puisque tout au long de son histoire, la République a dû réussir à « s’approprier » des générations successives d’immigrés en faisant adhérer leurs enfants, par l’école, au modèle républicain. Gérard Noiriel cite Marc Bloch (« La République apparaît aux Français comme le régime de tous ») pour évoquer les promesses non tenues de ce modèle dans l’entre-deux-guerres et rappeler que la République n’a pas toujours été à la hauteur des principes qu’elle entend défendre. Nacira Guénif-Souilamas va plus loin en faisant carrément un procès de racisme à la société française à propos de la génération « beur » des années 80. D’autres contributions rappellent le rôle essentiel de l’école (Ivan Jablonka) ou évoquent, à l’instar de Nancy Green, les multiples appartenances identitaires des individus (« Penser que l’on ne peut avoir qu’une identité est illogique ») qui doivent être pensées comme un atout et non comme un handicap (« la diversité est une richesse » dit-elle). Mais au cœur du processus d’intégration, on trouve le rapport (réciproque) à l’autre. Or, il est évident que ce rapport s’est beaucoup dégradé depuis une dizaine d’années et que, n’en déplaise à Nacira Guénif-Souilamas, la faute n’en incombe pas systématiquement aux « accueillants ». C’est ce que souligne dans des pages lumineuses la sociologue Martine Cohen à propos du nouvel antisémitisme qui s’est développé au sein des banlieues, dans l’indifférence quasi générale du reste de la population française (« Ainsi, depuis le milieu des années 2000, cette solitude ressentie par les juifs de France est devenue moins le fait de l’Etat, qui n’a cessé d’apporter son concours à des mesures de sécurité renforcées, que le fait de la société elle-même, avec laquelle un fossé d’incompréhension s’est creusé »). Cette contribution nous rappelle que la République est bien l’affaire de tous et que l’oublier pourrait nous coûter collectivement très cher. Outre les nombreuses pistes de réflexion sur l’intégration et ses écueils, l’ouvrage propose aussi, plus brièvement, une mise en perspective de l’action terroriste antirépublicaine depuis les attentats anarchistes du XIXème siècle (Karine Salomé) jusqu’au Djihadisme actuel en passant par l’OAS et Action Directe (Gilles Ferragu, Michaël Prazan).
A la fin de cette lecture, le titre de l’ouvrage apparaît pleinement justifié : la République est « fragile » puisque, génération après génération, l’intégration de populations marginalisées – les catholiques, les ouvriers, les immigrés et leurs enfants – n’a jamais été totalement gagnée ; la République est « fragile » encore parce que l’hostilité qu’elle suscite et la violence qu’elle génère périodiquement contre elle sont des phénomènes anciens qu’on avait eu un peu trop tendance à oublier ces derniers temps. Mais à travers tous ces écueils et tous ces dangers, l’ouvrage nous rappelle surtout que notre République est une République « vivante » qui se remet en cause, qui s’adapte et qui réinvente chaque jour le « vivre ensemble » depuis son origine.
L’actualité fait aujourd’hui de cette réinvention une nécessité vitale. L’APHG est prête à y prendre toute sa part.
© Franck Schwab pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 19/04/2016.