Histoire des transports et des mobilités en France - Entretien pour l’APHG - H

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Louis Baldasseroni, Etienne Faugier et Claire Pelgrims ont dirigé un ouvrage collectif sorti chez Armand Colin en septembre 2022 et intitulé Histoire des transports et des mobilités en France. XIXe-XXIe siècle. Même si l’ouvrage paraît dans la collection U, il est accessible à tous, étudiants, professeurs, lecteurs curieux. Il a pour objectif (réussi) de donner les principaux repères historiques et les clés de lecture sur ce champ de la recherche parfois méconnu. L’ouvrage sera clairement un outil d’une aide très précieuse dans la préparation des cours du secondaire.

Entretien pour l’APHG – réalisé par N. Lemennais

Vous avez publié en septembre 2022 chez Armand Colin un manuel intitulé Histoire des transports et des mobilités en France. Il s’agit de la première synthèse générale sur l’histoire des mobilités, et il apparaît ainsi surprenant d’avoir dû attendre 2022 pour une première publication de ce type. Pouvez-vous nous expliquer comment est né ce projet éditorial qui a rassemblé 11 personnes ?

Louis Baldasseroni  : L’ouvrage s’inscrit dans la continuité des travaux de l’association Passé-Présent-Mobilité (voir http://ap2m.hypotheses.org), dont la plupart des 11 personnes mobilisées font partie. Depuis 2005, trois ouvrages tirés des séances de séminaire sont parus, mais ce sont des ouvrages plutôt destinés à des spécialistes. Il nous semblait important d’ouvrir les résultats de recherche en histoire des mobilités à un public plus large.

Etienne Faugier  : Ce projet est né à partir de deux constats. Premièrement, la relative maturation du champ, en France, de l’histoire des transports et des mobilités initiée depuis 2005 par l’Association Passé-Présent-Mobilité avec ses divers travaux [1] . Ensuite, l’absence de manuel dans ce champ alors que la géographie et la sociologie avaient toutes deux leur manuel. On était quelque peu démuni lorsqu’un ou une étudiant-e entreprenait de se familiariser avec le champ historique de l’histoire des transports sans avoir une vision d’ensemble. Notre ouvrage répond à ces enjeux.

Le titre de l’ouvrage comporte deux mots très intéressants : transports et mobilités. Nous les retrouvons d’ailleurs dans le plan car vous avez proposé « une histoire des transports et des mobilités » en première partie comme repères, mais en deuxième partie vous avez choisi de mettre en avant des « questionnement thématiques sur l’histoire des mobilités ». Pourquoi avez-vous donc choisi d’inclure ces deux concepts pour le titre ? Et en quoi votre ouvrage n’est-il pas seulement une histoire des transports, ni seulement une histoire des mobilités ?

EF  : Le choix du titre s’est imposé assez rapidement aux trois coordinateurs. Tout d’abord, chacun, dans nos recherches avons abordé l’histoire des transports et l’histoire des mobilités ; nous souhaitions donc valoriser cela. Ensuite, comme l’évoque le premier ouvrage publié aux PUR (De l’histoire des transports à l’histoire de la mobilité ?), il s’agissait de confirmer que les deux approches étaient fertiles et sources d’enrichissement mutuel. Certains acteurs/potentiels lecteurs restent attachés au concept de transport comme les institutionnels patrimoniaux quand d’autres ont passé le cap de la mobilité – compagnies ferroviaires, aériennes, maritimes, industries automobiles, etc. Il était donc nécessaire d’avoir un titre simple et le plus rassembleur possible : « histoire des transports et des mobilités » s’est donc imposé.

LB : L’ouvrage combine effectivement les deux approches, qui peuvent être complémentaires. Il s’agit à la fois de donner des repères sur une histoire des transports (centrée sur les évolutions des modes de transport et souvent cloisonnée par mode) et d’ouvrir vers une histoire des déplacements, c’est-à-dire des usages des transports, en décloisonnant les approches.

Il faut signaler que l’introduction du livre est très riche et très réussie pour rendre accessible l’historiographie de ce champ d’étude qu’est l’histoire des mobilités. Dedans vous évoquez le mobility turn (une référence au fameux linguistic turn), et ses conséquences historiographiques. Pouvez-vous revenir sur ces éléments ?

LB  : Ce « mobility turn » a été initié par des sociologues anglo-saxons comme John Urry, dans les années 1990-2000, puis rapidement appliqué en histoire. Il s’agit de réfléchir davantage sur ce qu’apportent les évolutions des systèmes de transport sur leurs usages, plutôt que sur les aspects techniques. Cela a notamment mené au développement d’études d’histoire sociale et culturelle sur les transports, qui complètent avantageusement les approches d’histoire des techniques ou d’histoire économique plus traditionnelles. Ce tournant historiographique permet aussi de décloisonner les approches en croisant davantage les modes de transport, et de faire davantage de ponts avec les approches géographiques et sociologiques de ces objets.

Quelques semaines avant la sortie du manuel, paraissait également chez Armand Colin le manuel Géographie des transports dirigé par Eloïse Libourel, Matthieu Schorung, Pierre Zembri. Se pose ainsi la question de la place de la géographie dans cette étude historique et surtout sur l’interdisciplinarité qui est très prégnante dans tout votre ouvrage avec des articles d’urbanistes, de sociologues … Ainsi plus largement, en quoi toutes ces approches, géographique mais aussi les autres disciplines de SHS, sont-elles complémentaires dans votre ouvrage et quel est l’apport spécifique de la discipline historique ?

EF : Les approches de sciences humaines et sociales font partie intégrante du champ d’histoire des mobilités. En ce sens, les travaux des géographes, des sociologues, des politiques et des autres sciences constituent un stimulant pour renouveler les approches historiques, Elles permettent de décaler le regard et enfin la traduction des concepts d’une discipline vers l’autre est source de fertilité scientifique.
La discipline historique permet d’apporter la profondeur temporelle, de remettre en question la marche vers le progrès et l’innovation perçue après coup comme le seul chemin possible. Il s’agit, pour les historiens et historiennes, de déconstruire les modes et les mobilités pour rappeler les hésitations, les accélérations, les ralentissements dans l’essor des écosystèmes de mobilité.

LB  : Je ne pourrais pas mieux dire !

Les bornes chronologiques de votre manuel s’étendent du XIXe siècle jusqu’au XXIe siècle, choix pleinement assumé d’aller vers du très contemporain. En quoi cette histoire des mobilités nous permet-elle de mieux saisir les enjeux actuels de nos propres mobilités dans un monde en profond bouleversement dans ce domaine ?

LB  : L’idée de ce manuel était vraiment de faire le pont entre le passé et le présent, ce qui est l’objectif de l’association P2M depuis sa création. On aurait bien aimé étendre « de l’Antiquité jusqu’à nos jours », mais les études d’histoire des mobilités sont encore peu nombreuses sur les périodes plus anciennes (avis aux amateurs et amatrices !) … et le nombre de pages devait rester raisonnable [rires].
Faire le pont avec le présent permet de faire comprendre à un large public les héritages en termes de transports et de mobilités qui influencent largement nos pratiques présentes, que ce soit en termes de réseaux, de pratiques ou encore de représentations. L’idée était aussi d’ouvrir des pistes de réflexion sur les enjeux des mobilités, objet politique fondamental pour lequel aucun choix n’est neutre ni sans conséquences sur les sociétés.

La dernière partie de l’introduction intitulée « Vers les mobilités et au-delà : un champ de recherches à étendre » explique au lecteur les pistes futures de la recherche dans ce domaine de l’histoire des mobilités, mais aussi plus largement des mobilités comme objet d’étude pluridisciplinaire. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer qu’il n’y a pas d’article sur les mobilités et le genre dans votre ouvrage. Pouvez-vous ainsi revenir sur ces pistes futures qui vous semblent pertinentes dans ce domaine. Par ailleurs, ce domaine de recherche est soutenu par plusieurs organisations/organismes qui encouragent le développement de la recherche, pouvez-vous nous les présenter pour les futurs chercheurs qui seraient intéressés ?

LB : L’histoire des mobilités est un champ dynamique, au sein duquel les thématiques pour des recherches novatrices sont nombreuses … et l’association P2M recrute ! Dans le manuel, nous donnons quelques pistes de domaines que nous aurions souhaité voir abordés, mais qui ne le sont pas encore, fautes d’études historiques sur le sujet, comme les approches genrées ou encore l’histoire de l’accessibilité des transports.
Ces questions sont des objets politiques de plus en plus importants à l’heure actuelle, ce qui facilite l’obtention d’aides à la recherche par divers organismes, à une échelle locale ou nationale. Il faut parfois chercher un peu hors des sentiers battus, du côté de think tanks comme le Forum Vies Mobiles.

EF : Appréhender le genre dans la mobilité avec une approche historique permettra de souligner la pertinence de la notion de mobilité (capital de mobilité, constituée par le sociologue Vincent Kaufmann). Au sein de l’histoire des transports, certain-es historien-es ont proposé des études genrées il y a déjà quelques années, relevant principalement de l’histoire culturelle. Il s’agirait de dépasser l’histoire culturelle pour aller vers une histoire totale (politique, économique, sociale). Les travaux à venir concernant la mobilité iront sans aucun doute vers ces thématiques. De même, l’approche par les groupes sociaux comme les jeunes, les personnes en situation de handicap s’avèrent intéressante pour interroger les progrès dans l’essor des mobilités. Le décentrement des hyper-centres urbains vers les proches banlieues et les mondes ruraux s’avère source d’enjeux dont les historiens doivent s’emparer, car la recontextualisation est pertinente pour la politique en train de se faire.
Plusieurs organismes soutiennent des recherches variées en histoire des transports et des mobilités comme Rail et Histoire sur les études ferroviaires, ou Cap rural sur les mobilités rurales …. De quoi motiver de nouvelles recherches !

Enfin, les enseignants du secondaire se retrouvent parfois démunis pour l’enseignement de cette histoire des mobilités que l’on commence à voir apparaître dans les programmes de cycle terminal notamment. Grâce à votre ouvrage, ils trouveront, notamment dans la première partie, une aide extrêmement solide pour la construction de leurs cours. Toutefois, en tant que spécialistes, quels conseils pouvez-vous concrètement donner : les écueils à éviter, les idées reçues à bannir et les dynamiques les plus importantes à mettre en avant ?

LB  : Le plus important à mon sens : se méfier des fausses évidences ! En matière de transports et de mobilités, elles sont légion : l’idée d’une transition d’un mode de transport à l’autre (alors qu’ils coexistent largement), celle de modes de transports « envahisseurs » (alors qu’un système de transport ne réussit à percer que parce que des usagers l’utilisent), parmi tant d’autres. De manière générale, ce manuel vise à donner quelques clés de lecture pour déconstruire les discours sur ces questions et faire prendre conscience qu’il n’y a pas de fatalité dans les évolutions des systèmes de transport : dans ce domaine aussi, le « sens de l’histoire » n’est que celui qu’on veut bien lui donner !

EF : Il faut éviter les discours qui montrent l’automobile comme la source de tous les maux ; l’histoire rappelle que ce mode de transport s’appuie sur un système plus large auquel ont consenti les individus occidentaux. Souligner que les individus ont aussi leur capacité d’action à modifier les modes pour servir leur propre usage et par conséquent que les ingénieurs, les soi-disant « lobbies » et les politiques ne sont pas tout-puissants. Il y a des formes d’appropriation des modes de transport par les individus qui n’ont pas été anticipées par ces acteurs précités. On a pu le voir avec les trottinettes et les vélos en libre-service et avant cela avec les véhicules à moteur.

© Noémie Lemmenais pour Historiens & Géographes, 21/11/2022. Tous droits réservés.

Notes

[1Voir les travaux publiés aux Presses Universitaires de Rennes, la collection Mobilité & Société aux Editions de la Sorbonne et la collection Cultures Mobiles chez Descartes et Cie