Voilà de quoi ajouter à la liste inachevée des couples célèbres des êtres et des choses Adam et Eve, Tintin et Milou, le ciel et la terre, la droite et la gauche...
Cet assemblage a été si abondamment repris qu’il paraît invétéré et, à l’évidence, de commune nature. Apparence seulement. Il ne correspond qu’à un état de fait constitué par tâtonnements et auquel on finit par trouver des raisons d’être intrinsèques.
D’abord, ce regroupement ne vaut que pour l’enseignement secondaire, coincé entre un primaire, où le maître unique assure toutes les matières jugées nécessaires, et un supérieur où les progrès des sciences imposent une spécialisation de plus en plus poussée. Heureux passage progressif, pourra-t-on en conclure. Ensuite il est relativement récent : deux siècles, c’est peu à l’échelle des transformations des modes de pensée. Evitons de qualifier de tout temps ce qui n’est que d’un temps. Enfin, la France seule le connaîtrait, ou plutôt presque seule, l’Espagne aussi, mais ailleurs non. Dans les rencontres internationales c’est toujours la surprise pour ceux qui découvrent cet assemblage insolite, surtout pour les milieux anglo-saxons. Mais, après tout, il en vaut bien d’autres, qui sont moins surprenants parce que plus répandus. Bivalence, trivalence sont vocables garantis
plaqués moderne sur des réalités similaires français-latin-grec, physique-chimie...
Dans des systèmes éducatifs européens qui puisent à des sources communes, la singularité française interroge : quand et comment un chemin différent a-t-il été pris ? la réponse ne relève pas d’une érudition folklorique ou superflue, maïs indique une difficulté des politiques éducatives et du recrutement des personnels dans une Europe en construction : Harmoniser ? Aligner ?
Le chemin singulier de la France
Ce chemin prend naissance dans la période 1760-1830, où l’école, affaire d’Eglise, devient affaire d’Etat. Jusque-là le modèle le plus répandu des collèges, celui des Jésuites, avait lié la géographie aux mathématiques, aux sphères, aux lignes de repérages sur le globe, aux cartes et aux dénombrements. L’histoire relevait des lettres, accompagnait les traductions des textes latins et dépendait d’une théologie qui lui donnait son sens, à savoir le triomphe de l’Eglise, de sa vérité et de ses pouvoirs.
L’expulsion des Jésuites en 1762 a désorganisé l’encadrement des maîtres, tandis que la création d’écoles techniques d’ingénieurs et de militaires inaugurait une filière parallèle aux universités sclérosées. Par ailleurs se multipliaient les plans d’éducation, dont les deux grands symboles ont été Rousseau et Condorcet. Rousseau condamnait l’enseignement de la géographie par les globes : trop ennuyeux. Il préconisait une contemplation des paysages et de la nature, la splendeur d’un soleil couchant ou le chant matinal des oiseaux. Condorcet, lui, associait l’histoire à la philosophie politiqué, c’est-à-dire à une conception de l’homme et de la société.
Napoléon, en voulant stabiliser les chambardements opérés lors de la Révolution, et en se souvenant des collèges royaux militaires, fit l’essai de coupler la géographie à l’histoire : une histoire batailles, leçons de stratégie, une géographie nomenclature qui repérait les lieux et décrivait les pays, les hommes et leurs richesses.
En 1830-31, la création d’une agrégation d’histoire et de géographie, une des cinq agrégations instituant des corps enseignants qui se substituaient aux congrégations, officialisait et généralisait un système qui dure encore.
Pourquoi avoir retenu ce repère ? Parce qu’il représente, dans une hiérarchie de fonctions, l’échelon administratif supérieur d’un corps sur lequel se caleront tous les autres échelons et qui donnera son nom à des maîtres, à une inspection et à un enseignement par un même professeur de deux matières jointes.
Ce regroupement a suivi, avec plus ou moins de retard, les transformations techniques, économiques et culturelles de la société. Destiné aux lycées de garçons, il a servi de modèle à l’enseignement public secondaire de jeunes filles. Mais il a fallu un siècle pour que l’agrégation féminine se sépare de celle des lettres, abandonne l’épreuve écrite obligatoire de morale et la remplace par une épreuve de géographie. Il a fallu encore 50 ans pour arriver à un concours commun aux hommes et aux femmes où, au demeurant, était supprimée l’épreuve d’histoire de l’art propre à l’agrégation féminine. Par ailleurs, dès la fin du XX° siècle, ce regroupement a été conforté par la poussée du sentiment national, puis, dans les années 1960, par l’affirmation officialisée d’un bloc histoire-géographie-éducation civique. Pendant longtemps l’histoire et la géographie se sont fait la courte échelle pour populariser la grandeur de la nation, avant d’en percevoir tardivement les excès. L’extension de la nation par la colonisation s’appuyait sur les modèles des Grecs et des Romains ; les géographes coloriaient cartes et diagrammes qui montraient la marche des progrès matériels (ports, routes, commerce des biens, des hommes et des idées...) et des progrès de la vie dus à la médecine civile et militaire.
Deux accrocs cependant : d’abord une séparation de corps et non de biens, qui s’est matérialisée en novembre 1943, en pleine période de désorganisation de l’Etat, création d’une agrégation masculine de géographie à côté d’une agrégation masculine d’histoire. Une affaire qui concernait les universitaires et la formation professionnelle : les géographes se plaignaient d’être traités en parents pauvres, ils arguaient de la scientificité accrue de la géographie et pensaient que l’étude de l’histoire handicapait leurs recherches et leur carrière. Mais l’agrégation, concours en vue de l’enseignement secondaire, a toujours comporté une part importante d’histoire dans l’agrégation de géographie, et réciproquement une part important de géographie dans l’agrégation d’histoire. Ce qui est sûr, c’est que l’agrégation d’histoire et de géographie jusqu’en 1944, n’a pas nui aux carrières et au prestige des écoles historiques et géographiques. Le rôle des individus pèse plus que les institutions.
Le deuxième choc fut d’origine externe, celui qui, de 1965 à 1975, ébranla le système éducatif tout entier et bouleversa les relations maîtres-savoirs-élèves. Formation et fonctions des maîtres furent profondément transformées. Au lieu de suivre des cursus imposés les étudiants, constructeurs de leur propre savoir, choisissaient des unités de valeurs qu’ils combinaient. Pour enseigner l’histoire et la géographie en lycées et collèges pouvaient se présenter des candidats formés en histoire mais pas en géographie, et inversement. Des universitaires, tout en dénonçant le cloisonnement des disciplines, s’organisaient sans lien institutionnel entre les historiens et les géographes, et dans certains cas les géographes choisissaient de se regrouper dans des universités à dominante scientifique, tandis que les historiens restaient dans les universités à dominante littéraire.
Le plus souvent, les divisions idéologiques ont pesé plus que les raisons éducatives.
Le balancier poussé à l’extrême ne pouvait que repartir en sens inverse. Il en résulte une construction labyrinthique des recrutements. Agrégation d’histoire et agrégation de géographie restent distinctes, en maintenant les liens existants. Le CAPES continue de s’appeler histoire et géographie, comme l’agrégation interne (1987), comme les nominations sur liste d’aptitude, comme l’inspection. Dans l’enseignement, la visée de transdisciplinarité favoriserait le maintien du couple.
Deux traits caractérisent le recrutement des professeurs : les masses numériques des candidats, près de 3 000 pour l’agrégation d’histoire (83 admis en 2008, dont 55% d’hommes), 450 pour l’agrégation de géographie (25 admis dont 17 femmes et 8 hommes), plus de 6 000 pour le CAPES d’histoire et de géographie (604 admis, dont 53 % de femmes), le jury comportant 160 membres !
Deuxième caractère, l’énorme écart entre les candidats inscrits et ceux qui terminent les épreuves écrites : la moitié pour les agrégations, le quart pour le CAPES.
Des liens consubstantiels
Pour que ce couple ait pu subsister à travers deux siècles de vicissitudes et quelles que soient les tensions constamment dénoncées et les disparités actuelles, il faut bien qu’au delà des événements contingents l’appariement ait correspondu à des affinités profondes auxquelles on a cherché des références.
Une des plus anciennes est sans doute Hérodote, au demeurant plus souvent cité que lu. Comme l’indique le mot grec historiè, ses histoires sont une enquête sur les Guerres médiques, où le récit des faits militaires est entremêlé d’observations sur les pays concernés et les hommes qui les habitent. La narration chronologique se double d’une narration de voyages.
Histoire et géographie ne sont pas liées parce qu’Hérodote les a tissées dans un même récit, mais parce que l’une et l’autre sont issues de la réflexion sur l’expérience des hommes vivant en collectivité sur des territoires.
Cette alliance s’enracine dans les catégories fondamentales de la pensée, l’espace et le temps. Celles-ci permettent à tout homme de se situer dans le monde, elles constituent la base de son identité : né à... le... de... et de... L’enfant découvre d’abord la distance qui le sépare d’un être ou d’un objet. Le sens du temps et de son écoulement vient après. L’habitude a été prise de représenter le temps qui s’écoule par une ligne, comme un espace qu’on parcourt. Tout au long de la vie, l’histoire et la géographie sont les critères premiers pour comprendre le monde en comparant l’ici et l’ailleurs, l’aujourd’hui et l’hier, et en cherchant les points communs dans la diversité.
La pratique de ces regards croisés, qui doivent toujours être présents à l’esprit des professeurs, manifeste l’imbrication de l’histoire et de la géographie, même si, le plus souvent, elle se borne à une juxtaposition rapprochée. Elle constitue une des voies d’accès à la culture générale, qui implique l’aptitude à replacer dans un même tout les parties divisées par la spéculation croissante des savoirs. Loin d’être une érudition en vue d’une jouissance intellectuelle égoïste, cette culture générale s’ouvre sur la fonction sociale de dialogue et d’échanges en fournissant un socle commun, plus ou moins large, de référents culturels à tous les niveaux de catégories sociales.
Fondements de l’identité des individus et des groupes, l’histoire - et la géographie - sont par excellence les disciplines de la Cité, utilisées comme auxiliaires des pouvoirs. Elles ont été liées à l’éducation civique, implicitement toujours, explicitement parfois. Cette éducation civique, sans être une discipline strictement scolaire, les récapitule toutes, car elle vise à éduquer l’homme et le citoyen, inséparablement.
Couple fusionnel ? Sûrement pas, même si cet idéal se profile dans les rêves. Le risque est de verser dans le confusionnel. Au cours des années 1970 nous avons pu constater l’échec de ces pédagogies fusionnelles, que l’étude du monde contemporain facilite. Car chaque discipline garde sa spécificité méthodologique. Les distinguer pour les réunir.
Cette voie singulière « à la française » est-elle une voie bénéfique ? Conclusions en balance. Chacun trouve avantage aux usages invétérés qu’il pratique, mais on peut comparer avec l’expérience des pays où ce regroupement n’existe pas. Pour échapper à une géographie centrée sur la morphologie, Eurogéo a développé l’étude des statistiques humaines et économiques et, en Autriche la géographie s’est largement associée à l’économie. Euroclio, centrée sur la seule histoire, tout comme la Société internationale de didactique de l’histoire, barbote dans les questions de conscience nationale. Dans les rencontres franco-allemandes sur la révision des manuels, nos interlocuteurs ont accepté de jumeler la géographie à l’histoire, car dans les livres de géographie aussi, les stéréotypes ont la vie dure.
Les savoirs progressent en approfondissant l’axe de chaque spécialité et en y incorporant en même temps les marges, à savoir les environs proches et les horizons lointains. C’est en effet dans la diversité des cultures qu’il faut s’efforcer de découvrir la part de l’universel qui perdure.
Jean Peyrot, septembre-octobre 2009
Source : Défense n° 141, sept-oct 2009, rubrique débats et opinions