Myriam Benraad est docteur en science politique de l’IEP de Paris, spécialiste de l’Irak et du monde arabe. Elle est chercheur associée au Centre d’études et de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM-CNRS).
"L’Etat islamique, ou Daech (surnom de l’organisation terroriste dans le dialecte irakien, tiré de l’acronyme arabe Dawla al-islamiyya fi al-iraq wa al-cha) apparaît aujourd’hui, dans les médias et les représentations politiques, comme l’adversaire absolu de l’Occident, celui qui multiplie attentats et actes de barbarie, qui met le Moyen Orient à feu et à sang et qu’il faut combattre à tout prix.
A l’origine de cet état de guerre perpétuelle et de ce chaos dans lequel ont sombré les populations civiles, il y bien entendu l’intervention américaine du printemps 2003, qui fit des sunnites, accusés d’avoir soutenu le régime de Saddam Hussein, des parias dans le jeu politique irakien, et qui a laissé derrière lui un champ de ruines.
Mais il y a aussi, et c’est tout l’intérêt de cet ouvrage que de le démontrer, le partage du Moyen Orient (accords Sykes-Picot) [3] par les puissances coloniales britannique et française, à la suite de la Première Guerre mondiale et du démembrement de l’Empire ottoman : c’est alors que furent créées ex nihilo des frontières qui convenaient aux autorités mandataires, mais ne recevraient aucune réalité historique.
Une fois ce constat dressé, et les responsabilités de chacun établies, on comprend mieux les enjeux de l’effroyable désastre qui a frappé la région, et dont aucune analyse, privée de cette perspective de fond, ne permettrait d’en rendre compte".
Le livre est divisé en 13 chapitres
– La nation déchirée
Faycal ou l’affirmation de la monarchie, un contrat de décolonisation, le coup d’Etat d’Abd al-Karim Qassen hégémonie du parti Baas, un cycle de guerre, le coup de grâce
– En quête d’un ennemi
Un âge d’or de l’islam, un Etat national sunnite ou chiite ?, soumission et soulèvements, fantasmagories néoconservatrices, un raisonnement, des opposants plus ou moins légitimes
– Débassifier l’Irak
Crime et châtiments, marginalisation de sunnites, des démocrates laïcs et islamistes, les oulémas rejettent l’occupant
– Jihad et Libération
« Le peuple de Bagdad est gouverné par des tyrans, dictateur et martyr, une nébuleuse insurrectionnelle
– Fallouja assiégée
Appels au calme, le sanctuaire du soulèvement, premier échec américain, fureur fantôme
– L’engrenage salafiste
– Pour un islam des origines, le temps des prédications et des attentats, le règne d’Al Quaîda
– Entre chaos et fitna
Une guerre de religion ? Une explosion de violence
– Divisions du camp sunnite
Une deuxième génération de moujahidin, la moisson du djihad, Etat islamique contre parti islamique
– Le réveil des tribus
Privilèges et déclin des clans, le modèle d’Al –Anbar, à la solde des Etats-Unis
– L’impasse politique
Une victoire pour les kurdes et les chiites, le chiite Nouri al-Maliki au pouvoir, l’implosion du camp sunnite
– La tentation de la dictature
Controverse autour de la débassification, une victoire électorale confisquée, l’éclosion d’un printemps irakien ?
– Une guerre de sécession ?
Force centrifuge, pétrole et territoires, partition humanitaire, la réalisation d’une prophétie
– Ondes de choc au Moyen Orient
Effroi arabe, axe chiite et péril iranien, une nébuleuse de relais, la contestation de la rue, résurgence de l’Empire ottoman, Syrie une guerre à fronts renversés...
L’ouvrage est illustré par des cartes qui permettent de se repérer.
Quelques extraits de l’ouvrage à propos de l’Etat islamique, pages 248, 249, 250 et 251
"En juin 2014, il lance un assaut sur la ville de Mossoul, deuxième ville irakienne. La conséquence : la fuite de centaines de milliers de personnes sur les routes et des milliers de civils qui prennent l’exil. Pourtant ferme dans sa volonté de se désengager du bourbier moyen oriental, Barack Obama décidait même, à l’été 2014, d’user de la force contre les jihadistes par une campagne de frappes aériennes et l’envoi à Erbil et Bagdad d’un grand nombre de conseillers militaires.
Quelle est l’étendue de l’Etat islamique ? Quelle est sa politique ?
Il a placé sous son contrôle un territoire qui s’étend du nord est de la Syrie aux portes de Bagdad en Irak, trois provinces : Ninive, Kirkouk, pétrolifère et Salahaddin. L’objectif est de s’emparer de Bagdad, siège du califat sunnite abasside (750-1258). Ils sont riches (pétrole), ont été financés par des sponsors koweitiens, du Yémen, du Koweït et des Emirats Arabes Unis, ils sont très bien armés, ont un système de communication très performant.
Le bilan de la conquête est effroyable. Les jihadistes ont instauré la terreur comme norme partout où ils se sont installés, au nom de la défense de l’unicité de Dieu (tawhid). Ils ont diffusé une charte de 16 articles ordonnançant la vie des citoyens devenus ses sujets. L’alcool, le tabac et les loisirs ont été proscrits, sous peine de sévères sanctions. L’héritage préislamique, au cœur d’un patrimoine millénaire de l’Irak mais synonyme d’ignorance (jahuliyya) et d’apostasie (kuft) a été systématiquement ciblés. Les destructions des sites de Palmyre en attestent.
Lorsqu’elles n’ont pas été décimées car réputées infidèles ou polythéistes, les minorités ont été contraintes à la conversion puis réduites au statut de dhimmis (statut inférieur réservé aux non musulmans) (…) Les femmes ont été contraintes de revêtir le niqab (voile intégral qui recouvre le visage à l’exception des yeux), elles ont été prostituées, marchandées, mises en esclavage sexuel. Les opposants à Abou Bakr Al Baghdâd, le calife auto-proclamé le 29 juin 2014, ont été exposés à des châtiments : exécutions par balles ou décapitations, amputations, lapidations, crucifixions, tortures, éventrations… Premières visées, les minorités chrétiennes et yezidi (page 250).
Le calife Al-Bhaghadi a pour objectif de succéder aux anciens califes, supprimés en 1924 par Attaturk et appelle au rejet de tout ce qui fait obstacle à son projet ; en l’espèce la démocratie, la laïcité et le nationalisme, ces "ordures" de l’Occident, ambitionne de soumettre tous les musulmans a des relais en Turquie, en Jordanie, en Egypte, dans les monarchies du Golfe et veut attirer vers lui tous les jihadistes du monde. Il ne reconnait pas les frontières de la colonisation. "Il faut effacer la géographie née du projet colonial européen et des accords secrets de 1916 signées entre les diplomates britannique et français Mark Sykes et François-Georges Picot (page 352).
La lutte contre l’Etat islamique
Des armes ont été fournies par les occidentaux aux combattants kurdes, les peschmergas, et à l’armée irakienne en vue d’une contre offensive. "Mais la reconquête sera longue car la cible est une nébuleuse terroriste. L’Etat islamique est en large partie l’enfant de cette guerre d’Irak que l’on croyait refermée, mais dont les métastases sont évidentes – du déchirement des passions à l’irrémédiable déclin des Etats-Nations que les puissances européennes avaient arbitrairement formées au XXe siècle, sans oublier la remise au goût du jour d’un djihad global que l’on avait pu croire affaibli depuis les attentats du 11 septembre 2001".
On ne peut que recommander l’achat de cet ouvrage par les CDI et les cabinets d’Histoire des collèges et des lycées.
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