Le métier d’enseignant
S’il formait un redoutable « triumvirat » (le mot est de lui) avec Yvon Thébert et Jean-Claude Hervé (qui avait succédé à Daniel Roche), tardivement rejoints par Patrick Boucheron, rarement un professeur aura fait corps avec l’institution qu’il servait autant que Jean-Louis Biget. Et cela au point que les transformations successives de « l’École », transférée de Saint-Cloud à Fontenay-aux-Roses (puis à Lyon, mais il n’en était plus), ouverte tardivement à la mixité (1981) et passée de la formation des professeurs du Secondaire à celle des enseignants-chercheurs du Supérieur (parmi les plus anciens figurent Roger Chartier, Jean-Noël Luc, Jacques Chiffoleau, Joël Cornette…) tout en s’ouvrant à une variété de trajectoires professionnelles dans les métiers de la culture, de l’édition, du journalisme ou de l’administration, n’en affaiblirent jamais l’incarnation par le maître qui l’habitait. Qui l’habitait, oui, car deux à trois jours par semaine, Jean-Louis Biget, venu de sa lointaine Albi, couchait à Saint-Cloud, comme un maître d’internat d’autrefois, non loin de ses élèves donc jusqu’en 1986, puis à plus intimidante distance une fois ceux-ci regroupés à Fontenay. Qui l’habitait surtout car sa présence professorale était tout autant corporelle qu’intellectuelle. Jean-Louis Biget, c’était la présence réelle de l’Histoire. Il faut rappeler combien son regard vif, son sourire chaleureux et sa voix puissante - tonnante même aux dires des malheureux collègues des salles voisines qui se hasardaient parfois à lui demander de passer en mode mineur : il faut reconnaître que personne ne s’asseyait au premier rang - vous invitaient à de véritables fêtes de l’intelligence, subtils mélanges d’exigence et de bienveillance. Il délivrait pour l’essentiel deux cours magistraux : un cours d’introduction au Moyen Âge, car ses élèves sortis de la khâgne n’avaient qu’une culture historique parcellaire et à forte dominante contemporaine ; et un cours d’agrégation : le cours d’agrégation ! Un cours qu’il préparait assidument tous les deux ans, et de quelle manière, brassant toute la bibliographie pour la restituer magistralement ordonnée, affinée, relevée de ses épices, lors de marathons qui pouvaient durer une journée entière et vous laissaient la main transie par la prise de notes mais l’esprit enivré par les vapeurs de la connaissance.
Le travail du chercheur
Mais Jean-Louis Biget ne fut pas seulement un professeur exceptionnel, il fut également un éminent chercheur. Il avait une prédilection pour les XIIIe-XIVe siècles et en parcourut trois domaines privilégiés : l’hérésie et la croisade albigeoises, la ville, la cathédrale. Les trois s’enracinaient dans sa chère ville d’Albi et dans un attachement vigoureux au fondement monographique de toute enquête historique, mais leur horizon s’étendait fréquemment à l’ensemble de l’Occitanie et leur exploration pouvait le conduire jusqu’au haut Moyen Âge ou en pleine Renaissance. Il fut en ces matières pionnier à plus d’un titre. Il mit notamment au jour la dimension élitiste de la dissidence, soulignant son succès dans les milieux chevaleresques et les élites urbaines, insistant sur les ressorts tout à la fois politiques, économiques et religieux de cette adhésion, récusant les lectures purement spirituelles ou doctrinales qui dominaient encore l’historiographie des années 1960-1980. Promoteur d’une histoire totale des cathédrales, il allia pour en restituer le sens l’histoire économique des seigneuries épiscopales et canoniales, l’histoire matérielle des chantiers, l’histoire religieuse des préoccupations pastorales, l’histoire culturelle des structures mentales et des formes esthétiques. Il fut l’un des premiers à renouveler l’histoire de la dîme, l’extrayant d’une appauvrissante histoire ecclésiastique des « restitutions » grégoriennes (une terminologie qu’il reprit d’abord de la tradition historiographique mais qu’il finit par rejeter) pour lui restituer toute son importance seigneuriale et souligner son rôle majeur dans l’enrichissement des menses épiscopales et canoniales et le financement des cathédrales.
On pourrait multiplier les exemples, mais au-delà de ces apports dans le champ du savoir positif, Jean-Louis Biget fut plus encore l’inspirateur d’une manière de faire de l’histoire. Retenons-en les traits les plus marquants. La monographie était pour Jean-Louis Biget, on l’a dit, un terreau indispensable, le meilleur moyen d’enraciner son savoir dans une profondeur documentaire et une sûreté de vue conférée par la maîtrise d’un champ. Mais elle était également et du même mouvement la meilleure porte d’entrée vers une histoire qu’il ne concevait que générale. Il s’agissait de comprendre, et si possible d’expliquer, le fonctionnement global d’une société. Toute enquête véritable résidait ainsi dans la mise en relief d’un problème, dans son analyse et dans la formulation d’hypothèses pour le comprendre et le résoudre, en somme dans ce que Marc Bloch et l’école des Annales appelaient l’histoire-problème. Cette compréhension du travail de l’historien débouchait sur une pleine intégration des dynamiques de l’historiographie, creuset du renouvellement des interprétations et en même temps source d’humilité. « Le travail des historiens », écrivait-il, était « effort d’intelligibilité et de construction graduelle du passé, sans cesse renouvelé à travers doutes et débats ». Cette leçon d’histoire vivante, Jean-Louis Biget se l’appliquait d’abord à lui-même et l’on ne peut qu’être admiratif devant sa capacité à faire évoluer et le cas échéant à infléchir ses propres analyses lorsqu’il était convaincu par les travaux d’autrui. C’est ainsi qu’il devint, dans les années 1990-2010, l’un des principaux protagonistes du profond renouvellement des recherches sur l’hérésie, initié par Robert Moore et Monique Zerner, démystifiant les faux semblants de l’historiographie traditionnelle du « catharisme » et revisitant les fabriques discursives et judiciaires de l’institution ecclésiale en charge de la répression de l’hérésie.
Un autre trait de la recherche cher à Jean-Louis Biget, moins souvent évoqué, tenait à son amour des sources. Parmi ses enseignements à l’ENS, il y avait en effet aussi, pour les apprentis médiévistes, un atelier de paléographie et de traduction de sources latines. C’était non seulement l’occasion de s’initier au latin médiéval après des années de latin classique, mais aussi d’accéder aux pratiques d’écriture et à la culture manuscrite médiévales, et encore de faire de l’analyse historique au fil de l’eau car l’entreprise de traduction était toujours l’occasion de stimulantes échappées historiennes. Cette acribie documentaire, Jean-Louis Biget la mit également en œuvre dans ses propres recherches, en particulier dans l’analyse exemplaire de documents emblématiques, comme la fondation de la sauveté de Vieux-en-Albigeois, censée avoir été la plus ancienne du Midi, voire polémiques, comme la pseudo charte de Niquinta évoquant un concile hérétique tenu en 1167, censée attester l’existence d’une contre-Eglise cathare aux ramifications étendues du Languedoc aux Balkans en passant par l’Italie du Nord.
En tout cela, Jean-Louis Biget fit également école. Aux médiévistes, il transmit souvent le goût de certains sujets, de certains terrains ou d’une certaine période, plaidant avec vigueur et conviction pour une histoire sociale largement ouverte sur le religieux, l’économique, le politique ou l’histoire de l’art, hostile à toute catégorisation étanche des domaines de l’histoire. A toutes et tous, il transmit une conception de la recherche historique éminemment réflexive, attentive aux jeux d’échelles, aux complexités documentaires et aux renouvellements historiographiques.
La formation des maîtres
Fils d’une institutrice, Jean-Louis Biget se considérait, sans s’en vanter, comme un pur produit d’une méritocratie républicaine à l’ancienne, vouant à l’école et aux hussards noirs une admiration profonde. Il en tirait le sens qu’il donnait à son enseignement. Au fil des transformations de l’Ecole, les destinées professionnelles de ses élèves évoluèrent, de même, dans une certaine mesure, que leurs origines sociales. Pour autant, l’horizon de Jean-Louis Biget demeura fondamentalement le même : il ne s’agissait pas seulement d’enseigner, mais d’apprendre à enseigner, de former de futurs maîtres. Et de quelle manière ? Par le savoir et par l’exemple, ou mieux, par le savoir exemplaire. Qu’est-ce à dire ? Jean-Louis Biget était convaincu que la compétence pédagogique s’inaugurait dans la connaissance. Il fallait avant toute chose apprendre et savoir pour pouvoir transmettre. Devenir soi-même un maître supposait de maîtriser une connaissance, de s’approprier une discipline, aux deux sens du terme : un domaine du savoir, une éthique du travail. Là résidait la très grande force de la formation délivrée par Jean-Louis Biget, qui était donc aussi humilité et curiosité. Humilité, car c’est parce que le champ du savoir est infini qu’il fallait le labourer des heures durant et ne pas regarder sa montre. Curiosité, car c’est parce que le monde de la connaissance est immense qu’il fallait sortir de la salle de classe pour l’explorer dans ces échappées belles qu’étaient les voyages d’étude (et d’étude ils l’étaient) coanimés avec les fidèles compagnons géographes (Paul Arnould, Jean-Louis Tissier, Jean-Louis Chaléard…), mais aussi les visites patrimoniales parisiennes, à Notre-Dame, à Saint-Denis ou au Musée des Monuments français (aujourd’hui Cité de l’Architecture), ce lieu étonnant dont les fac-similés lui fournissaient l’occasion d’élargir l’Île-de-France à ses terres méridionales.
A l’heure où s’invente ou plutôt s’improvise dans les palais de la République, dans un climat de panique face à la crise du recrutement des enseignants, une formation privilégiant outrageusement de manière vaniteuse les savoir-faire aux dépens du savoir et du savoir-être, l’engagement résolu de Jean-Louis Biget dans la préparation de l’agrégation venait rappeler ceci : un bon enseignant est d’abord (pas seulement, mais d’abord) l’expert d’une discipline. La leçon paraîtra d’un autre âge à certains. Elle est pourtant éternelle car il s’agit bien d’armer, c’est-à-dire de rendre capable d’autonomie, de distance et d’incertitude réfléchie, celles et ceux qui sont appelés à faire comprendre à la jeunesse, dans le cas de l’histoire, d’où vient l’humanité et la complexité des sociétés humaines.
Comment conclure autrement qu’en prêtant à ce grand maître que fut Jean-Louis Biget quelques-uns des traits que Victor Hugo dessina magnifiquement pour celui qu’il appelait le « maître d’études » :
« Pesez ce qu’il prodigue avec ce qu’il reçoit.
Oh ! qu’il se transfigure à vos yeux, et qu’il soit
Celui qui vous grandit, celui qui vous élève,
Qui donne à vos raisons les deux tranchants du glaive,
Art et science, afin qu’en marchant au tombeau,
Vous viviez pour le vrai, vous luttiez pour le beau !
Oh ! qu’il vous soit sacré dans cette tâche auguste
De conduire à l’utile, au sage, au grand, au juste,
Vos âmes en tumulte à qui le ciel sourit !
Quand les cœurs sont troupeau, le berger est esprit. »
Florian Mazel
(Professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
Et pour continuer à écouter Jean-Louis Biget en le lisant :
- Sainte-Cécile d’Albi : peintures, Toulouse, Odyssée, 1995.
- Sainte-Cécile d’Albi : sculptures, Toulouse, Odyssée, 1997.
- Hérésie et inquisition dans le Midi de la France, Paris, Picard, 2007.
- Eglise, dissidences et société dans l’Occitanie médiévale, Lyon, CIHAM éditions, 2020.
- Albi et l’Albigeois au Moyen Âge, 2 volumes, Albi, Archives et Patrimoine, 2022.
©Florian Mazel, pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 10/07/2024.