JULIA PIROTTE, PHOTOGRAPHE ET RESISTANTE Exposition présentée au Mémorial de la Shoah du 9 mars au 30 août 2023

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Compte-rendu d’exposition par Christine Guimonnet, [1]

L’histoire de la photographie doit beaucoup à des femmes photographes talentueuses qui sont trop souvent méconnues ou dont les clichés sont éclipsés par ceux d’hommes plus célèbres. Portraitistes, correspondantes de guerre, exploratrices, voyageuses, elles ont pourtant couvert des conflits, des mouvements sociaux, et pris des photographies qui font aujourd’hui partie du patrimoine iconographique et sont incontournables dans l’histoire du photojournalisme.

On connaît les photographes américaines Dorothea Lange (1895-1965) et ses clichés de la Grande Dépression aux Etats-Unis, Lee Miller (1907-1977), qui photographia les camps de Buchenwald et Dachau, Lisette Model (1901-1983), Vivian Maier (1926-2009). C’est Gerda Taro (1900-1937), née en Allemagne dans une famille originaire de Galicie, et réfugiée en France, qui lança Robert Capa et documenta la Guerre d’Espagne, où elle mourut en 1937. En 2016, Le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme avait consacré une exposition à la photographe allemande Lore Krüger, venue en France suivre l’enseignement de Florence Henri, dont les photos prises entre 1934 et 1946, auraient pu tomber dans l’oubli. Elles sont le reflet de l’influence du Bauhaus, du primitivisme ; portraits, paysages, natures mortes documentent la vie quotidienne des populations majorquines et la marque de la Guerre civile espagnole.

Le Mémorial de la Shoah présente jusqu’à la fin de l’été une partie de l’œuvre de Julia Pirotte, photographe née en Pologne, dans une famille juive. Les photographies exposées documentent en particulier la vie à Marseille pendant la Seconde Guerre mondiale et le pogrom de Kielce en 1946.

Cette exposition, conçue par Caroline François et Bruna Lo Biundo, permet de rendre visible le travail des femmes photographes, certaines souvent juives et obligées de s’exiler, avant d’être rattrapées par la guerre.
Certains clichés peuvent également faire l’objet d’une analyse en classe.

Julia Pirotte est née Golda Perla Diament, en 1907, à Konskowola, une bourgade proche de Lublin, dans une famille juive polonaise pauvre. Le père est mineur et la mère meurt alors que la fratrie, qui comprend également Marek et Mindla, a moins de dix ans. Tous trois militent activement au parti communiste polonais, ce qui leur vaut des poursuites, dans la Pologne autoritaire de Pilsudski. Marek Diament part pour l’URSS. Julia, emprisonnée pendant quatre ans, se résout à quitter la Pologne en 1934, espérant rejoindre en France sa sœur Mindla. Malade, aidée par le Secours rouge international, elle trouve refuge en Belgique, où elle épouse un militant syndical, Jean Pirotte, ce qui lui permet d’acquérir la nationalité belge. Elle travaille comme ouvrière à l’usine, à Ixelles, et entame un parcours de militante syndicale, d’autrice d’articles décrivant la condition ouvrière, en particulier celle des mineurs. Ses articles sont publiés dans Femme (un journal féminin créé en 1933) et Le Drapeau rouge, quotidien du Parti communiste de Belgique.
Elle est remarquée par Suzanne Spaak, une militante communiste qui travaille pour l’Union Soviétique au sein du réseau de renseignement Orchestre rouge : elle lui offre son premier appareil photographique, un Leica. Julia prend des cours du soir et apprend le journalisme et la photographie. Elle réalise un portrait de Suzanne Spaak en 1938. [2]

C’est le début de sa carrière dans le photojournalisme. Elle part en reportage dans les pays baltes pour le compte de l’agence de presse Foto Waro, mais l’invasion de la Pologne par les armées nazies l’oblige à rebrousser chemin. De retour en Belgique, elle prend la route de l’exil et s’installe en zone libre, à Marseille, où elle trouve du travail dans une usine d’armement, puis comme photographe de plage. A partir de 1942, elle travaille pour la presse locale, le Dimanche illustré , la Marseillaise , le Midi Rouge. Ses photos montrent aussi les quartiers populaires et la précarité de l’existence, le quartier du Vieux Port ainsi que les conditions de rétention dans le centre d’internement de Bompart [3].

Les pauvres, les personnes âgées, les femmes et les enfants sont au cœur de ses photos, à la fois très authentiques, pleines d’émotion et très intelligemment cadrées. Elle capte l’humanité à la fois rieuse et triste de cette fillette, en tablier à carreaux, tenant une tasse ... les enfants juifs quitteront le Bompard pour Drancy puis Auschwitz. Pour mieux connaître l’histoire des Juifs à Marseille pendant la guerre, on se réfèrera à la thèse publiée de Renée Dray-Bensoussan [4]

Parallèlement, Julia Pirotte s’est très tôt engagée dans la Résistance : agent de liaison, elle transporte des armes, du matériel, fabrique des faux-papiers. Sa sœur Mindla, dont elle avait réalisé un émouvant portrait, membre des FTP-MOI a été arrêtée en décembre 1942, déportée en Allemagne et décapitée à Breslau au mois d’août 1944. Le 21 août Julia Pirotte participe à l’insurrection de Marseille, photographie l’action de la Résistance, la libération de la ville, l’entrée des forces militaires et les moments de liesse qui suivent. L’authenticité des clichés traduit à la fois un moment fort de retour à la liberté et son expérience personnelle : elle est autrice et actrice de ce qu’elle photographie.
Elle apprend progressivement l’exécution de sa sœur et la disparition de toute sa famille restée en Pologne, dans les ghettos et les camps.

En 1946, elle décide de retourner dans son pays natal, toujours marqué par un antisémitisme virulent. Elle photographie les victimes du pogrom perpétré à Kielce par les Polonais. Elle décide de rester en Pologne, où elle photographie les ruines, la progressive reconstruction, le rapatriement des mineurs polonais depuis la France, les chantiers, les travailleurs, les mouvements de jeunesse, les enfants juifs dans les orphelinats. Elle travaille pour le périodique militaire Zolnierz Polski (Le Soldat polonais). En 1948, elle couvre le Congrès mondial des intellectuels pour la paix de Wroclaw et réalise des portraits de Picasso, Césaire, Irène Joliot-Curie ... Elle est également cofondatrice et directrice de l’Agence de photographie militaire (WAF, 1946-1948) et commence à former des jeunes photographes
Une dizaine d’années plus tard, elle part en reportage en Israël, pour photographier la vie dans les kibboutz.
Elle cesse son activité professionnelle à la fin des années soixante, mais c’est à partir de 1980 que son œuvre commence à avoir un retentissement mondial : après une exposition à Arles, ses photos sont présentées dans plusieurs villes européennes et à New York.

La rétrospective présentée au Mémorial montre une photographe sensible et humaniste, dont les clichés à hauteur d’homme prouvent sur le temps long, les préoccupations sociales.

Photographie : Enterrement des victimes du pogrom de Kielce (voïvodie de Sainte-Croix). Pologne, juillet 1946. Coll. Mémorial de la Shoah/Julia Pirotte.

La photographie illustrant l’affiche de l’exposition est un Autoportrait dans la glace réalisé en 1943.

© Les services de la rédaction d’Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 08/05/2023

Notes

[1Professeur d’histoire-géographie au Lycée Camille Pissarro de Pontoise et secrétaire générale de l’APHG

[2Photographie prise à Bruxelles

[3Les centres d’internement féminins pour étrangères indésirables ont été étudiés par Sylvie Orsoni dans le numéro Provence-Auschwitz aux Presses universitaires de Provence

[4Les Juifs à Marseille 1940-1944, Paris, Les Belles Lettres, 2003