James Gray. Conversations avec James Gray Compte-rendu de la rédaction / Chronique cinéma

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Par Yohann Chanoir. [1]

MINTZER, Jordan, James Gray. Conversations avec James Gray, Paris, Synecdoche, 2012. Édition bilingue français-anglais. Préface de Jean Douchet, introduction de Francis Ford Coppola. 49 €.

Un beau livre de cinéma

Il existe bien peu d’ouvrages en France consacrés à James Gray. Ce titre vient donc combler un manque. Les nombreux amateurs de ce cinéaste seront d’autant plus ravis que ce livre est luxueux et très richement illustré. Aux photographies de films s’ajoutent en effet des extraits de scénarios, des partitions musicales, des images de décor et des story-boards, y compris ceux que Gray confectionnait en aquarelles au début de sa carrière (voir p. 76-77). Ces illustrations sont valorisées par une mise en page d’une rare originalité, quasi-révolutionnaire, qui font de l’objet-livre un digne écrin pour aborder ou se plonger dans l’œuvre du réalisateur. Présentée en français et en anglais, la publication séduira les lecteurs anglophones.

Mais James Gray. Conversations avec James Gray n’est pas qu’un beau livre. C’est aussi une incroyable mine d’informations. Pour permettre au public de s’approprier la filmographie de James Gray, l’auteur a multiplié les interviews. Aux côtés des entretiens avec des comédiens (Tim Roth, Mark Wahlberg, James Caan, Eva Mendes, Gwyneth Paltrow…), on trouvera les interventions de chefs opérateurs (Tom Richmond, Harris Savides…), d’un compositeur (Howard Shore), de producteurs (Paul Webster…), d’un chef décorateur (Ford Wheeler), d’un monteur son (Douglas Murray) etc. Bref, c’est tout le monde bruissant du cinéma qui est convoqué au service d’un livre d’exception.

© Synecdoche Books. Tous droits réservés.

L’homme James Gray

Comme Francis Ford Coppola, James Gray est originaire d’une famille de migrants. Ses arrières-grands parents sont arrivés de Russie en 1923. Ceux-ci, tout comme les proches de Kirk Douglas, fuyaient les pogroms. Né en 1969 dans le Queens, le cinéaste est un enfant de la VHS, révolution oubliée aujourd’hui mais qui a pourtant permis d’importer le cinéma chez soi. Gray évoque les films qui l’ont marqué, expression d’un cinéma populaire et de qualité : King Kong, Star Wars, Rocky, Sueurs froides… mais surtout Apocalypse Now. Ce titre de Coppola a « changé sa vie » (p. 32), avec ce mélange de vérité et de spectacle, de sang, de questions morales et d’ambitions philosophiques. Derrière la caméra, Gray est demeuré fidèle à cette révélation. Cette variété thématique se retrouvera dans toute sa filmographie. En 1991, diplômé de l’USC [2], il est repéré avec son court métrage de fin d’études. Sa carrière de cinéaste commence.

Le cinéaste James Gray

James Gray est un cinéaste interstitiel. Cette situation dans un espace intermédiaire entre cinéma de studios et films indépendants s’est imposée progressivement. Après des déboires avec la société Miramax, le réalisateur s’est affranchi du système dans une quête d’indépendance. Gray n’est pourtant pas obsédé par le final cut. Pour lui, c’est le mixage qui « permet d’avoir un dernier contrôle sur le film » (p. 189). Car le son est « une arme secrète » (p. 190), qui permet d’atteindre l’inconscient du spectateur, de créer une atmosphère et de mettre en scène une idée thématique. L’œuvre de James Gray offre ainsi une rare densité d’effets sonores, comme ce sifflement de train dans Little Odessa ou l’essuie-glace dans Two Lovers. La force de l’ouvrage réside aussi dans l’envie donnée de revoir les films du cinéaste pour retrouver ce paysage sonore qu’il a su plier au paysage urbain.

© Synecdoche Books. Tous droits réservés.

Une vision de la ville

Le titre s’inscrit dans un contexte historiographique en plein essor : celui de l’analyse spatiale au travers des films. Objet de plusieurs études, sujet d’une ambitieuse collection publiée par l’éditeur parisien Edouard Dor [3], ce champ de recherches, particulièrement intéressant pour nos pratiques en classe, trouve dans l’œuvre de James Gray de nombreux éléments de réflexion. Une fois de plus, le cinéaste se démarque de ses pairs. Pour lui, New York ne se résume pas à Manhattan, qu’il voit comme « une autre planète » (p. 88), une île privilégiée, un « ghetto du gotha » pour reprendre l’expression de Michel Pinçon et de Monica Pinçon-Charlot. Gray s’intéresse à New York dans sa dimension d’espace fracturé, de milieu clivé entre les classes sociales. Comme dans The Yards, ce sont les quartiers ouvriers (Queens, Brooklyn) qu’il met en scène. Si James Gray croit en la promotion sociale, il considère que le rêve américain est un « mythe » (p. 88). Ses films privilégient donc les forces souterraines qui déterminent les comportements. En ouverture, le critique Jean Douchet remarquait avec une grande pertinence que les personnages de Gray cherchent la liberté tout en sachant qu’ils ne la trouveront pas. Gray nous offre donc une autre vision de New York, une ville dure, où la violence est présente, comme dans La Nuit nous appartient, écho d’une époque où la métropole a enregistré 2 244 homicides pour la seule année de 1988. L’œuvre du metteur en scène se place ainsi dans la filiation de French Connection qui présentait New York comme une « poubelle géante » en révélant les lignes de fracture derrière l’image d’une ville glamour. On découvrira, au détour des pages, comment une équipe reconstitue une ville qui n’existe plus, soit en tournant ailleurs dans des espaces préservés, soit en dissimulant « ce qu’on ne peut pas changer » (p. 166), comme la signalisation urbaine pour des scènes de La Nuit nous appartient.

En conclusion

On le comprend, l’ouvrage se destine à un public plus large que les seuls amateurs de cinéma. Sa richesse offrira à nos collègues de nombreux éléments pour éduquer élèves et étudiants aux médias : réflexion sur l’espace urbain, importance de la lumière, rôle du son, place de la musique etc. Le prochain film du réalisateur, qui évoquera notamment la Grande Guerre, trouvera ainsi certainement une place méritée dans nos classes, tout comme ce livre a sa place dans nos bibliothèques.

Disponible aussi bien dans les librairies que chez les vendeurs en ligne, le livre peut être aussi acheté sur le site de l’éditeur www.synecdoche.fr, qui offre une belle plus-value. Tout livre qui y est commandé sera dédicacé par l’auteur.

© Yohann Chanoir pour la Rédaction d’Historiens & Géographes. Tous droits réservés. 17 janvier 2017.

Illustration en "une" : © Synecdoche Books. Tous droits réservés.

Notes

[1Agrégé de l’Université, Doctorant et Enseignant à l’EHESS - CRH et Co-Secrétaire de rédaction de la revue Historiens & Géographes. Parmi ses ouvrages ou articles : Convaincre comme Jaurès ! Comment devenir un orateur d’exception ?, (en collaboration avec Yann Harlaut), Paris, Eyrolles, 2014.

[2University of Southern California Schools of Cinematic Arts.

[3Nous renvoyons à la chronique d’un de ces ouvrages publiée sur le site de l’association : https://www.aphg.fr/Croatie-Bosnie-Herzegovine-Serbie-mises-en-scene