Jean-Philippe Rey, Administrer Lyon sous Napoléon (Villefranche-sur-Saône, Editions du Poutan, 2012) Retour sur un livre aussi important qu’utile pour la mise en oeuvre des nouveaux programmes

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Dans cet ouvrage issu de sa thèse de doctorat intitulée Une municipalité sous le Ier Empire : Lyon 1805-1815, soutenue en juin 2010 à l’Université Lyon 2, Jean-Philippe Rey [1] nous invite à observer la façon dont une municipalité renaissant de ses débris doit à la fois prendre la mesure d’elle-même, de ses aspirations, de ses possibilités et de ses moyens d’action parfois restreints par le pouvoir central. Paru en 2012, l’ouvrage nous semble toujours pouvoir être très utile aux collègues de collège mais aussi à ceux de lycée et de lycée professionnel engagés dans les nouveaux programmes.

Par Fabien Salesse [2].

C’est en premier lieu au maire, et dans une moindre mesure au conseil municipal qu’il convient désormais « d’incarner à Lyon la profonde unité des deux régimes napoléoniens comme celle - retrouvée - de la ville » (p.12). L’exercice peut s’avérer fort difficile pour les édiles d’une ville où la vigueur de la représentativité politique locale s’étiole depuis la mise sous tutelle royale de la cité en 1595, en raison de son passé ligueur, jusqu’à la Révolution Française. Cette longue période est celle d’une marginalisation des assemblées locales et d’une forte remise en question du pacte social puisque les échevins et le prévôt sont désormais désignés par le roi en fonction de leur capacité à servir efficacement le pouvoir monarchique.

Dans de très belles pages, Jean-Philippe Rey montre de manière convaincante comment ce lien politique défait est fondamental pour comprendre le soulèvement lyonnais de 1793, analysé comme une insurrection « bien davantage d’essence antijacobine et antiparisienne que strictement fédéraliste » (p.25) visant à remettre la main sur des institutions municipales s’étant depuis longtemps éloignées d’une partie des élites et corps constitués locaux comme de la majorité de la population.

Le siège qui suit le basculement du mouvement vers la contre-révolution, et son dénouement symbolisé par la fameuse réponse de la Convention « Lyon n’est plus » puis par la fragmentation de la mairie centrale en trois mairies d’arrondissement, constituent des traumatismes encore vivaces au moment de reconstruire les liens entre la population et la nouvelle mairie centrale d’une part ; entre cette nouvelle municipalité et un pouvoir central auquel elle doit tout d’autre part.

Dans une première partie très vivante, Jean-Philippe Rey croise alors de nombreuses sources municipales, préfectorales et impériales pour nous donner à voir ce que signifie reconstruire une mairie centrale et lui impulser une dynamique véritablement municipale ; les tâtonnements que cela implique en matière de choix des hommes, de définition des délégations et des prérogatives pour le maire, ses six adjoints et les conseillers municipaux mais aussi de réorganisation ou de création de services municipaux.

Dans un système fortement centralisé, la jeune municipalité lyonnaise a une autonomie faible et doit maintenir un dialogue nourri avec un pouvoir central (préfet, ministre de l’Intérieur, Napoléon) qui la considère comme un simple rouage intégré à la vaste machine administrative et politique napoléonienne. Le dialogue n’est toutefois pas totalement à sens unique : plusieurs initiatives du brillant et habile maire Fay de Sathonay sont accompagnées pour lui permettre de restaurer le pacte local déchiré lors de la période précédente, notamment en accentuant le dynamisme économique si cher aux élites locales.
La municipalité qu’il dirige doit être un outil politique efficace localement pour satisfaire aux desseins nationaux de l’empereur, notamment à sa volonté de parvenir à faire fusionner élites anciennes et nouvelles. Le nouveau corps des édiles, choisi par le pouvoir central doit être un instrument d’incarnation du pouvoir napoléonien et de promotion des bienfaits qu’il apporte à tous les Lyonnais, surtout aux catégories sociales et économiques favorisées : la stabilité, la reprise des échanges économiques au sein d’un marché beaucoup plus vaste qui est celui de l’empire…

L’auteur déploie alors un abondant matériel prosopographique pour dépeindre les contours du groupe d’édiles devant permettre d’arrimer l’ensemble de la notabilité lyonnaise au régime napoléonien. En grande partie originaires de Lyon et de sa région, les hommes du personnel municipal sont majoritairement des roturiers financièrement aisés voire fortunés, mais qui se légitiment surtout par leurs mérites ou leur réussite professionnelle, leur modération lors du traumatisme de 1793 pour certains ou leur implication remarquable au sein de la société lyonnaise pour d’autres. Les aristocrates occupent néanmoins un nombre de postes non négligeable, leur nombre augmentant même légèrement dans les dernières années de l’Empire avec l’entrée de figures emblématiques de la société d’Ancien Régime lyonnaise comme Jean-Baptiste Giraud de Saint-Try ou Claude-Antoine Vouty de la Tour. Même le successeur de Fay de Sathonay, André-Suzanne d’Albon, est plutôt assimilé aux royalistes sans que cela ne s’apparente pour autant à une Restauration de la noblesse d’Ancien Régime.

Mais tous les notables, ci-devant ou non, ne deviennent pas édiles - ou ne souhaitent pas le devenir, n’ayant pas de temps à accorder à des fonctions qui, du maire au conseiller municipal, sont exercées sans rémunération.
Les hommes acquis au pouvoir napoléonien cherchent donc à diffuser son message dans les lieux traditionnels de la sociabilité lyonnaise qui, lorsqu’ils ont survécu aux secousses révolutionnaires, restent cependant relativement hermétiques à ces tentatives de récupération. Dès lors, le régime promeut lui même de nouvelles associations comme le cercle des Terreaux, la Société des Amis du Commerce et des Arts, la Société de charité maternelle ou la loge Saint-Napoléon. Fréquentés aussi par les édiles, ces lieux doivent permettre au maire et à son équipe de faire de Lyon un creuset où des élites mélangées permettront de « réconcilier les passés et le présent et de garantir ainsi l’avenir de l’organisation administrative et sociale napoléonienne » (p.135)

Dans la seconde partie de l’ouvrage, Jean-Philippe Rey s’intéresse aux réalisations concrètes d’une municipalité dont il pointe avec justesse l’empêchement financier et l’extrême dépendance vis-à-vis des subsides, donc du bon vouloir, de l’Etat impérial. Les chapitres 6 à 8 permettent ainsi de voir à l’oeuvre des édiles de plus en plus à l’aise dans leurs fonctions, développant une perception de plus en plus fine et prospective des besoins de leur ville. Là encore, l’allant et l’habileté de Fay de Sathonay jouent un rôle crucial pour faire bouger les lignes dans le cadre très contraint que l’Etat impose à la municipalité.

Si sa tentative d’obtenir de l’empereur la possibilité de bâtir un budget pluriannuel reste lettre morte, il parvient à renforcer la position d’arbitre du maire, aux confins des actions de police et de justice, par le biais d’une audience de police qui en fait « un acteur public capable de rendre ses arbitrages sur des questions touchant à leur vie privée, participant ainsi au maintien de la paix et du lien social » (p.208). De même, ses initiatives contraignent le pouvoir central à valider la création d’une force de police supplétive placée sous sa direction afin de veiller à la sécurité nocturne des Lyonnais ou encore celle d’un nouveau corps de pompiers.
C’est également lui qui lance le projet d’union administrative des faubourgs de Vaise, la Guillotière et la Croix-Rousse à la commune de Lyon pour des raisons de sécurité et de fluidité des échanges.
Ainsi, la nouvelle mairie centrale lyonnaise gagne progressivement en légitimité et s’enracine auprès des Lyonnais, répondant aux attentes placées en elles par le pouvoir impérial.

Mais c’est aussi le projet fortement centralisé à l’origine de sa naissance qui l’affaiblit et conduit à de fortes contestation en son sein. Lors des grands projets de construction visant à faire disparaître de la place Bellecour les stigmates du châtiment lié aux événement de 1793 ou la construction d’un palais impérial, les membres du conseil municipal s’émeuvent régulièrement de n’être tenus au courant de rien. Seul le maire traite avec les représentants du pouvoir impérial quand il n’est pas lui-même écarté de la gestion d’une partie de ces gros dossiers.
Mais surtout, la crédibilité municipale s’effrite lorsque ses membres renoncent à la posture d’arbitre qui avait permis de retisser le lien politique et social et s’engagent dans des affrontements partisans à partir de la première Restauration et, plus encore, des Cent-Jours.

Le livre de Jean-Philippe Rey vient combler une lacune importante dans l’historiographie lyonnaise en mettant en avant la naissance d’une municipalité centrale qui connaît ses réussites et ses échecs. Parce qu’elle réussit à retisser un lien politique tangible entre administrateurs et administrés, à accompagner et amplifier le dynamisme économique de la ville ; la municipalité nouvelle est une institution efficace qui acquiert une légitimité renouvelée auprès des Lyonnais et constitue un interlocuteur fiable pour le pouvoir central tant que celui-ci a les moyens de poursuivre sa politique. Ainsi, pour l’auteur, « En ce qui concerne la gestion de la ville, le cadre institutionnel et règlementaire est trouvé, comme le sont les équilibres sociaux et politiques » (p.303).
Néanmoins, elle échoue dans une de ses missions majeures : permettre l’adhésion pleine et entière des élites anciennes et nouvelles au nouveau régime. La facilité et la rapidité avec laquelle une partie de celles-ci s’en détournent lorsque les ambitions impériales contreviennent à la prospérité des circulations commerciales lyonnaises, et plus encore lorsque la monarchie devient de nouveau un horizon crédible, souligne à quel point le régime napoléonien a du mal à s’attacher réellement les individus et les catégories sociales qui composent une oligarchie lyonnaise difficilement pénétrable de l’extérieur.

Au delà de son apport scientifique incontestable, l’ouvrage de Jean-Philippe Rey peut s’avérer utile à tout enseignant du secondaire confronté à l’extrême difficulté de faire saisir, rapidement et de manière incarnée, la réalité concrète de l’Empire à ses élèves de collège ou de lycée.
Sans rien céder à l’exigence scientifique qui fut celle de sa thèse, comme en témoigne le bel appareil statistique déployé dans le livre et la multiplicité des sources étudiées, l’auteur nous offre un livre clair et relativement concis. Celui-ci permettra à l’enseignant d’avoir une vue bien plus précise de la manière dont l’organisation administrative et politique mise en place par Napoléon se met au service d’un projet de société où l’élaboration d’une notabilité fusionnant anciennes et nouvelles élites peut être considérée comme une « masse de granit » essentielle pour assurer la stabilité et la pérennité du régime. Il permet aussi de comprendre la fragilité d’un régime dont beaucoup se détournent dès que les échecs européens s’accumulent.
Richement pourvu en illustrations exploitables en classe (plans, tableaux statistiques, reproductions d’actes d’archives, gravures…), ce livre permet donc d’approfondir de manière originale et accessible la « réorganisation administrative durable » initiée par le Consulat et l’Empire ainsi que de faire plus logiquement le lien entre la fragilité de la domination européenne de Napoléon mentionnée dans les attendus de 4e et le renversement politique rapide opéré en France. [3]

Par ailleurs, l’excellente double page illustrée sur le soulèvement lyonnais de 1793 constitue un support idoine pour conduire les élèves de lycée et de lycée professionnel à comprendre les difficultés d’« une première expérience républicaine dans un contexte de guerre » [4] ou « les conflits et débats qui caractérisent la période » dont « l’affirmation de la souveraineté nationale » [5]
Enfin, l’atout pédagogique majeur de cet ouvrage réside sans nulle doute dans la production d’encarts biographiques extrêmement clairs et efficaces permettant d’aborder facilement avec les élèves les parcours variés de ces notables lyonnais traversant la Révolution et l’Empire. Ainsi, en étudiant avec eux le parcours des deux premiers maires uniques de Lyon (Fay de Sathonay et d’Albon), d’un aristocrate prudent (Giraud de Saint-Try), d’un monarchiste de combat rallié (d’Assier de La Chassagne) ou d’un parvenu (Sériziat) - pour ne citer que quelques unes des entrées disponibles- il est possible de construire un exercice efficace permettant aux élèves de réfléchir à ce qu’à pu signifier concrètement pour des individus la traversée des « journées révolutionnaires » évoquées dans les programmes scolaires de collège, de lycée ou de lycée professionnel. Leur analyse constitue un excellent moyen de les amener à réfléchir cette période de la révolution et de l’Empire en termes de continuités et de ruptures politiques, sociales ou économiques.

© Fabien Salesse pour Historiens & Géographes, 23/05/2020. Tous droits réservés.

Notes

[1Jean Philippe Rey enseigne actuellement en classes préparatoires à Lyon. Agrégé et docteur en histoire, il a aussi dirigé le tome 30 des Grands notables de l’Empire paru en 2011 aux Editions Guénégaud. Il est aussi l’auteur de l’Histoire du Consulat et de l’Empire, Paris, Perrin, 2016.

[2Fabien Salesse est actuellement enseignant au Collège Jean Monnet à Lyon. Ses travaux de recherche portent sur les guerres de religion au XVIe siècle, plus particulièrement la Ligue en Auvergne qui est au cœur du doctorat qu’il poursuit. Fabien Salesse a également édité les hommages parus à la mémoire de Thierry Wanegffelen, Le bon historien sait faire parler les silences, Toulouse, FRAMESPA, 2012.

[3Les attendus du programme de 4e préconisent qu’« Après avoir présenté Napoléon Bonaparte, on pourra étudier le tri qui s’opère dans les principes révolutionnaires, et le contraste qui se crée alors entre une réorganisation administrative durable, la manière dont le Code civil inscrit dans les faits l’égalité devant la loi, et la fragilité de sa domination européenne » : https://cache.media.eduscol.education.fr/file/Histoire/81/5/C4_HIS_4_Th1_XVIIIesiecle_expansions_lumieres_revolutions-DM_593815.pdf

[4En classe de 1ère Technologique, il est demandé aux enseignants, lors du Thème 1 : L’Europe bouleversée par la Révolution française (1789-1815) (5-7heures) de mettre en avant « la chute de la monarchie et une première expérience républicaine dans un contexte de guerre » ainsi que « la domination européenne de Napoléon Bonaparte qui conserve et diffuse certains principes de la Révolution » : https://cache.media.eduscol.education.fr/file/SP1-MEN-22-1-2019/94/1/spe577_annexe3_1062941.pdf

[5En classe de 1ère générale, les objectifs du Thème 1 : L’Europe face aux révolutions (11-13 heures) Chapitre 1. La Révolution française et l’Empire : une nouvelle conception de la nation invitent les enseignants à « montrer l’ampleur de la rupture révolutionnaire avec l’Ancien Régime et les tentatives de reconstruction d’un ordre politique stable » notamment en passant par « les conflits et débats qui caractérisent la période ; l’affirmation de la souveraineté nationale, la mise en cause de la souveraineté royale, les journées révolutionnaires, la Révolution et l’Église, la France, la guerre et l’Europe, la Terreur, les représentants de la nation et les sans-culotte » mais aussi l’établissement par Napoléon Bonaparte d’un ordre politique autoritaire qui conserve néanmoins certains principes de la Révolution » ou encore « la fragilité de l’empire napoléonien qui se heurte à la résistance des monarchies et des empires européens ainsi qu’à l’émergence des sentiments nationaux » : https://cache.media.eduscol.education.fr/file/SP1-MEN-22-1-2019/93/9/spe577_annexe2_1062939.pdf.