Judith Rainhorn, Blanc de plomb, histoire d’un poison légal (Presses de Sciences Po, 2019) - Un café histoire organisé par la régionale Nord-Pas-de-Calais de l’APHG Compte-rendu réalisé par Mélissa Hochstaeder, élève d’hypokhâgne A/L au lycée Faidherbe de Lille

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Blanc de plomb, histoire d’un poison légal, c’est le titre d’un ouvrage de Judith Rainhorn qui interpelle fortement ses lecteurs, tant sur le plan politique que sur celui de l’écologie… et qui a attiré l’attention d’une trentaine de Lillois lors de ce café histoire organisé à « l’Ecart », rue Jeanne d’Arc, par l’APHG le vendredi 13 septembre 2019. Judith Rainhorn, Professeure d’histoire contemporaine à la Sorbonne, est en effet tombée par hasard, il y a quelques années de cela, sur des archives relatant des plaintes d’habitants voisins d’une usine de plomb, suscitant un vif questionnement, qui l’a amenée pendant huit ans à fouiller les archives pour produire ce passionnant ouvrage. Ce dernier traite des questions liées à la céruse sur plus d’un siècle et demi, commençant son épopée au XVIIIe siècle et trouvant encore des échos de nos jours, notamment avec l’événement de l’incendie de la cathédrale de Notre-Dame. L’auteure est animée par une question centrale : comment ce poison connu et légal a-t-il bénéficié d’une invisibilité et quels sont les rouages, politiques, industriels et économiques de cette opacité ?

L’histoire de la céruse, c’est-à-dire de l’oxyde de plomb ou blanc de plomb, est née bien avant nous, dans l’Antiquité, où les comédiens perses s’en servaient notamment pour se maquiller. Le procédé fut également utilisé durant les siècles médiévaux dans le domaine pharmaceutique mais ce n’est qu’au XVIIIe siècle que le procédé antique fut importé en Hollande pour être produit et utilisé en de bien plus grandes quantités. Ensuite importée et industrialisée dans toute l’Europe et aux Etats-Unis, la céruse devient vite incontournable en tant que pigment blanc dans divers domaines allant de la porcelaine, aux toiles cirées en passant par le papier, mais son usage majeur est celui de la peinture en bâtiment. En effet avec le XIXe siècle et la mode du blanc, des milliers de tonnes de céruse sont produites chaque année et cette dernière progresse partout : dans les écoles, sur les maisons, dans la rue. Or l’on sait dès lors que ce produit est nocif, si ce n’est toxique pour les personnes le côtoyant régulièrement. On retrouve ainsi des textes et des représentations dès les années 1820 décrivant la torture que subissaient les personnes atteintes de la maladie provoquée par la céruse : le saturnisme. Les symptômes les plus courants s’apparentaient à des douleurs abdominales atroces, suivies au fil des années de problèmes nerveux touchant notamment les bras et les jambes. En dehors de ces deux phénomènes, les symptômes pouvaient varier de la fièvre, à la cécité, ce qui rendit compliquée l’identification de cette maladie. Cependant, entre les hordes de malades, tous provenant des usines de céruse ou de la peinture en bâtiment, et les études scientifiques et médicales, nul ne pouvait ignorer ou même nier la toxicité de la céruse et les dégâts qu’elle causait sur le corps humain. Pourquoi alors que bien conscient de sa toxicité, continuait-t-on à utiliser massivement l’oxyde de plomb ? Quels ont été les moments de visibilité et d’opacité quant aux risques du produit ? Quel a été le poids et quelles ont été les conséquences des mobilisations contre son utilisation ?

La dangerosité du produit entraîne rapidement de multiples réactions. Alors que des recherches sont menées pour améliorer la technique industrielle et réduire les risques liés à la céruse, le monde médical tente quant à lui de mieux comprendre le fonctionnement de cette maladie : se déclenche-t-elle après inhalation de la céruse ? Après ingestion ? Après un contact prolongé ? Bien sûr les ouvriers eux aussi réagissent et ne restent pas passifs face à ce fléau qui les touche, et contribuent ainsi avec l’aide d’autres domaines cités ci-dessus, à ouvrir une ère de débat autour des problématiques de la céruse au début du XIXe siècle. Les premières réglementations n’apparaissent quant à elles que dans les années 1840 où est promulguée une première prescription pour les peintres en bâtiment d’utiliser du blanc de zinc, un parfait substitut inventé dans les années 1840, jusqu’alors considéré comme inoffensif. Ces avancées laissent donc à penser qu’un véritable débat existait sur la question de la céruse. Or cette période de visibilité fut rapidement obstruée par la réaction cohérente et déterminée de l’industrie de blanc de plomb. Cette industrie, comprenant à l’époque neuf familles de dirigeants, dont huit étaient d’une manière ou d’une autre liées aux autres, commença tout d’abord par essayer de minimiser la gravité des faits de plusieurs manières.
 Se servant d’avancées techniques limitant le contact avec la céruse, de nouveaux outils et de facteurs personnels (problèmes de santés préexistants chez les malades, exception de cas non touchés par la maladie), l’industrie crée une sorte de décrédibilisation de la maladie et parallèlement d’accoutumance au risque.
 Pour lutter contre des possibles interdictions, l’accent est aussi mis sur le gouffre économique qui pourrait se produire avec la fermeture des usines de céruse… Cet argument est bien sûr purement politique puisqu’en réalité ces usines ne représentent, en France au plus que 1800 postes et une dizaine de sites.
 Les savoirs scientifiques sont également mis en doute et chaque détail, chaque faille est utilisée à l’avantage de la céruse qui en sort grandie. Les statistiques sont manipulées pour fabuler une baisse de cas de maladie entre les années 1860 et la fin du siècle, interprétation des chiffres évidemment biaisée puisqu’ils révèlent en réalité un nombre de malades constant entre ces deux périodes (et avec cela, l’inefficacité des nouveaux outils et machines installés pour limiter les risques).
Tout est donc employé par l’industrie de la céruse pour taire ou minorer ces risques désastreux, et aucune interdiction n’est promulguée ou respectée avant le début XXe siècle tandis que des milliers d’ouvriers tombent gravement malades.

Ce retour au début du XXe siècle de la céruse sur le plan médiatique et politique est dû, notamment, à l’influence d’un certain Abel Craissac dans les années 1900. Ce peintre nantais a fait de la lutte ouvrière le combat de sa vie. Adhérent de la CGT, socialiste et réformiste, il effectua plus de 300 conférences dans toute la France pour sensibiliser l’opinion publique aux graves problèmes liés au produit toxique. Celui qui fut surnommé “Monsieur Céruse” porta sa voix jusqu’à Clemenceau qui s’empara de la cause en particulier grâce à des articles et des interventions à la chambre des députés.
Une première interdiction de la céruse rend la France avant-gardiste en 1909, malgré sa non-application connue et ignorée. A partir de cette date la question du blanc de plomb est vite passée sous silence, surtout avec l’arrivée de la Première Guerre mondiale, excluant toute autre problématique qu’elle-même. La question ne revient pas vraiment à l’ordre du jour après la guerre : la céruse reste utilisée, bien qu’elle soit théoriquement illégale, et des dédommagements de guerre sont même accordés pour « perte de la céruse ». Pendant un temps, tant que la peinture est faite par le peintre lui-même, tout recommence comme si aucune lutte n’avait eu lieu contre l’usage de céruse. L’OIT s’empare de ce problème en 1921 mais elle réglemente et limite l’usage de la céruse, plus qu’elle ne l’interdit. Ce n’est qu’après les années 30, quand la production de peinture devient industrielle, ce qui nécessite de nouveaux ingrédients, que la communauté internationale s’empare de la question, et semble, redécouvrir les tenants et les aboutissants de luttes précédemment menées. Ainsi chaque fois qu’une ère de visibilité est ouverte, une ère d’opacité semble recouvrir la première et effacer presque toute trace de son passage et de ses avancées

La céruse tend à disparaître à partir des années 1950, en partie grâce à la démocratisation de la peinture industrielle, mais reste présente sur tous les bâtiments, les rues, les écoles et les habitations ayant été peints avec dans les années jusque-là. Des cas de saturnisme infantile se multiplient ainsi après son interdiction, notamment dans des quartiers anciens et peu rénovés. Aujourd’hui les risques sont moindres malgré les 800 000 logements estimés non conformes aux normes actuelles concernant la céruse et mettant encore en danger les personnes y habitant. Judith Rainhorn ajoute que l’incendie de Notre-Dame de Paris a réveillé cette vieille mécanique d’opacité : malgré les constats quelques jours après l’incendie du surplus de plomb aux alentours de l’édifice, les habitants et les écoles concernés ont été prévenus seulement trois semaines après les faits par les autorités locales.

Ainsi le cycle semble se renouveler, le voile se lève et tout semble être (re)découvert d’une lutte pourtant engagée il y a plus d’un siècle. Plus que des conclusions sur la céruse, ce livre amène des réflexions essentielles sur notre rapport présent à d’autres poisons légaux, parfois révélés par quelques mobilisations, puis souvent ramenés dans l’ombre sous le poids des industries, des lobbies et parfois même des gouvernements. Même si la céruse prend aujourd’hui le nom de glyphosate, de bisphénol A ou tout simplement de pesticides, n’avons-nous pas tout à gagner à réfléchir à cette problématique, à la fois singulière et actuelle ?