De 1911 à 1913, la Russie impériale a connu son affaire Dreyfus (1894-1906) et une rupture profonde du consensus social et politique d’alors. L’affaire d’un crime assez banal, dans des milieux marginaux de Kiev, a pris de telles proportions qu’elle a impliqué les plus hautes personnalités de l’État, jusqu’à l’empereur lui-même. On va voir comment.
Le 12 mars 1911, à Kiev, capitale actuelle de l’Ukraine, un adolescent de treize ans, Andrei Yushchinsky disparaît alors qu’il était censé se rendre à l’école. Le 20 mars, son corps lardé de 45 coups de poinçon et de couteau est découvert en position assise, appuyé contre la paroi d’une grotte peu profonde, près de la briqueterie Zaitsev, sur la rive haute du Dniepr, au-dessus du quartier du Podol.
L’enquête a déterminé qu’au lieu de se rendre à l’école, il est allé chez un copain, Genia Tchébériak avec lequel il se serait disputé la veille, selon certains éléments de l’enquête. La mère de Génia était connue de la police. Ce jour là, elle recevait des amis, soupçonnés d’être une bande de voleurs dont elle était la receleuse. Toutes les enquêtes de police honnêtes privilégiaient cette piste mais de fortes pressions s’exerçaient pour aller dans d’autres directions. Les premières constations sur les lieux du crime avaient été mal faites, selon un témoignage policier. Dès les premiers jours, après la découverte du corps d’Andrei, deux lettres anonymes à la mère de la victime et au médecin municipal chargé de l’autopsie, accusent les juifs de ce meurtre. Il apparaîtra plus tard qu’il est probable que ces lettres aient été écrites par les assassins pour éloigner les soupçons et les faire retomber sur la communauté juive. Ce choix a pu être dicté par l’appartenance d’un membre de la famille Tchéberiak à une organisation antisémite et a joué sur le climat antijuif ambiant à l’époque dans le sud-ouest de l’empire russe (Ukraine et Moldavie). Le jour des obsèques, un tract est même distribué, accusant les juifs et appelant à des pogroms. Un des diffuseurs de tracts, interpellé s’avère être un bandit de droit commun et membre d’une organisation extrémiste monarchiste et antisémite. L’extrême droite judéophobe, appelée les « Cent-noirs », d’abord au niveau local, puis dans tout l’empire, s’empare de l’événement pour entamer une campagne antisémite. Ils prétendent que les nombreuses blessures sur le corps de l’adolescent seraient dues à un rituel juif, qui consisterait à prélever le sang d’un enfant chrétien pour le mêler à la farine des matsots pour Pessah qui approchait…
Sous la direction d’un ancien procureur devenu député Cent-noir, A. Samyslovski, une campagne politique de très grande envergure se développa sur ce thème. Avec un soutien dans le gouvernement, notamment du ministre de la justice, Ivan Gregorievitch Shcheglovitov. Ce dernier est en même temps le dirigeant d’un parti monarchiste et antisémite. Sous l’impulsion des partis Cent-noirs de Kiev, repris au niveau de l’empire par les députés d’extrême droite de la Douma, la gendarmerie (qui est la police politique à distinguer de la police criminelle) arrête en juillet 1911 un intendant juif de la briqueterie voisine de la grotte fatidique, Menahem Mendel Beilis.
Ce dernier est un ancien soldat, père de cinq enfants. Du point de vue religieux, il est ce qu’on appelle un « juif de Kippour », c’est à dire qu’il ne va à la synagogue que dans les grandes occasions. Il restera néanmoins deux ans en détention préventive avant son procès. Ce dernier a été reporté plusieurs fois et notamment en mai 1912, en raison d’un témoignage suffisamment troublant mais contradictoire d’un journaliste de « Russkoie slovo » et « Kievskaya Mysl’ » qui a relancé les enquêteurs vers la piste Tchébériak. En règle générale, les enquêtes se déroulent de la manière la plus cahotique qui soit : de nombreuses erreurs et négligences techniques sont admises, puis comme le ministre de la justice et les autorités locales cent-noirs prennent les choses en main, les policiers qui n’orientent pas leur enquête vers la piste juive sont limogés. Des fausses preuves sont fabriquées. Des faux témoins apparaissent dans les deux sens… Dans l’opinion, les organisations juives se mobilisent et obtiennent les meilleurs avocats et l’appui de nombreux intellectuels comme Korolenko, Alexandre Blok, Merejkovski, Maxime Gorki, le savant Vernadski et de nombreux autres. L’accusation pour sa part fait appel à des personnalités douteuses, comme un prêtre catholique qui « témoigne » sur de pseudo-rites sanguinaires des juifs. Un psychiatre de Kiev témoigne sous pression, en parsemant ses dépositions de conditionnels sur les possibles pulsions de l’accusé sous une possible influence religieuse. Le procès se déroule en septembre-octobre 1913. Les jurés ont été soigneusement choisis par le camp du ministre de la justice et sont tous des paysans, à l’exception d’un fonctionnaire et d’un cocher. Tous sont chrétiens. Du point de vue des cent-noirs, un tel jury devait facilement se laisser influencer par les thèses de l’accusation et serait suffisamment docile pour faire ce qu’on lui dit. L’acte d’accusation que le président du tribunal soumet aux jurés est totalement à charge contre Beilis. Pourtant, les jurés jugent Beilis « non coupable » à la surprise générale. Le pogrome qui se préparait à Kiev n’a pas lieu. Même Léon Trotsky, qui a consacré un long article à l’affaire, ne s’explique pas cette décision du jury.
C’est précisément ce que dévoile cet article.
Le rôle d’Arkadi Francevitch de Kochko
Je suis l’arrière petit-fils du chef de la police criminelle de l’empire russe, Arkadi Francevitch de Kochko, surnommé dans la presse de l’époque le « Sherlock Holmes russe ». Ses archives, essentiellement manuscrites, m’ont été léguées. La Fondation russe pour la recherche humanitaire (РГНФ) a accordé cette année une aide à un éditeur pour numériser quelques écrits et les préparer à l’édition. Parmi ces derniers, les mémoires de mon ancêtre, concernant l’affaire Beilis. Affaire dont ma grand-mère m’a parlé plusieurs fois et dans laquelle l’arrière grand-père a joué un rôle capital, quoique parfaitement inconnu à ce jour, en raison de ses réticences pour évoquer ce sujet encore sensible en exil. Compte tenu du climat de passions qui existait dans le Paris de l’émigration russe dans les années vingt, juste après la guerre civile, il n’a jamais pu publier ses mémoires sur le sujet. Monarchiste lui-même en tant qu’ancien fonctionnaire du Tsar mais convaincu professionnellement de l’innocence de Beilis, il ne pouvait guère publier dans la presse émigrée blanche. Il était de toutes les façons accusé par son camp d’être « judéophile » et de faire le jeu des « bolcheviks », c’est à dire assez fréquemment à l’époque de tous ceux qui étaient plus à gauche que l’accusateur ! Il aggravait son cas, en se déclarant hostile aux mesures de limitations anti-juives qui s’appliquaient dans l’empire russe à l’époque de l’affaire Beilis, d’une manière d’ailleurs, selon lui, parfaitement relative et inefficace mais humiliantes et injustes. En attendant la traduction et la publication de cet écrit, en voici la principale teneur.
« J’étais alors chef de la police criminelle de Moscou, écrit Arkadi Francevitch, et ayant acquis à cette époque une certaine réputation comme spécialiste d’affaires criminelles et d’enquêtes particulièrement difficiles, je supposais que Saint-Pétersbourg allait me mettre sur l’affaire du meurtre de Yushchinsky. Mais les mois filaient et on ne me demandait rien. Les jours passaient et, selon la presse, l’enchevêtrement kiévien non seulement ne se démêlait pas mais de nouveaux nœuds s’y ajoutaient. Ma curiosité professionnelle me poussait à m’intéresser à cette affaire. Voulant être au courant autant que possible, je décidai d’y envoyer un enquêteur ». Arkadi Francevitch lui demande d’être discret et lui donne un ordre de mission officiel d’enquête sur une affaire de faux-monnayeurs. Toutefois, un journaliste pro Beilis de « Russkoe Slovo » a vent de cette mission (?) et part à Kiev en même temps que l’enquêteur avec un accord de « gorge profonde » conclu avec de Kochko.
La mission de l’enquêteur dure plusieurs mois. « Comme sa mission n’était pas officielle, il n’a évidemment pas pu faire la lumière sur cette affaire ultra compliquée, écrit Arkadi Francevitch. Mais ses observations l’ont amené à constater que tout est totalement emmêlé, que l’enquête est cahotique et sans fil conducteur, que la moitié des témoins est achetée et une bonne partie des preuves matérielles fabriquée. Selon l’enquêteur, il était clair que la communauté juive avait mobilisé les moyens et était prête à tout pour se laver de l’accusation pesant sur elle. Mais il était tout aussi clair que les autorités et le gouvernement ne restaient pas inactifs non plus et ne se comportaient pas en témoin impartial et neutre devant les événements. »
L’enquêteur a raconté que Kiev s’était divisée entre pro-Beilis et anti-Beilis et les discussions animées, voire des bagarres, éclataient dans tous les quartiers de la ville. Il a noté qu’était souvent évoqué contre les juifs, le nom de Léon Casso, alors ministre de l’enseignement qui s’était distingué par des actions très conservatrices. Il était propriétaire terrien en Bessarabie (Moldavie aujourd’hui), où avait eu lieu le plus important pogrom du siècle à Kichinev (Chishinau) en 1903.
Après ce rapport, l’affaire se compliqua encore avec les limogeages des enquêteurs, des juges et du procureur et les témoignages contradictoires.
« Si au début de cette affaire, j’ai été quelque peu étonné de ne pas y être impliqué, maintenant, je bénissais le ciel de cette situation. Imaginons qu’on m’y envoie, je me retrouverais dans une impasse : si je ne trouve pas trace d’un rituel quelconque, les milieux cent-noirs se mettront à hurler et à m’accuser d’être acheté par les juifs. A l’inverse, si je trouvais quelque chose sur un rituel, j’aurais droit à une campagne de presse contre moi sur le thème du carriérisme, de la complaisance et de la flagornerie envers les chefs. J’ai donc cessé de m’occuper de cette affaire, ravi d’avoir été épargné. »
Jusqu’au jour où, « à l’été 1913, à quelques mois du procès Beilis, le directeur du département de la police de Saint Pétersbourg, S.P. Beletsky me téléphone. Il m’invite à me rendre séance tenante dans la capitale pour raisons de service. Il n’a pas dit pourquoi, insistant sur l’urgence ». Arkadi de Kochko quitte donc Moscou la nuit même. Arrivé dans la journée chez Beletsky, ce dernier lui dit ne pas savoir pourquoi il était convoqué à Saint Pétersbourg mais que le ministre de la justice Shcheglovitov voulait le voir et qu’il fallait y aller de toute urgence. Rendez-vous est pris pour le lendemain.
Là, le texte de mon ancêtre est incomplet. En raison, je pense, du contexte dans l’émigration à Paris et en raison de la parole donnée à l’empereur Nicolas II sur le secret le plus absolu. Mais ma grand-mère nous avait dévoilé dans les années 60-70, alors qu’elle était parvenue à faire publier une partie de « l’affaire Beilis » dans une revue russophone des Etats-unis, que, à son arrivée dans la capitale, Arkadi Francevitch avait été conduit chez l’empereur Nicolas II. Ce dernier lui avait tenu à peu près ce langage, selon les mots de ma grand-mère, puisque Arkadi Francevitch s’est refusé à le publier : « Je vous ai fait venir car je veux connaître la vérité sur la culpabilité de Beilis. Je ne me pardonnerais pas une erreur judiciaire, même si je ne vous cache pas que je préférerais qu’il soit coupable, comme l’estiment la plupart de nos partisans. »
Toujours selon le témoignage de ma grand-mère Olga Ivanovna de Kochko, nièce et belle-fille d’Arkadi, ce dernier se serait alors permis de demander à l’empereur s’il souhaitait la vérité, même si elle ne coincidait pas avec ses attentes et celles des milieux les plus conservateurs. Le tsar l’a assuré qu’il la souhaitait et qu’il lui garantissait l’immunité professionnelle la plus absolue, quelque soient ses conclusions. Cette promesse allait s’avérer fort utile.
Le lendemain de son arrivée, Arkadi Francevitch est reçu par le ministre de la justice Scheglovitov. Ce dernier lui explique qu’il devra venir tous les matins étudier les milliers de documents de l’affaire Beilis, qui avait déjà plus de deux ans à l’époque, dans une pièce à coté de son bureau et qu’il était hors de question de laisser sortir un seul de ces documents du ministère. Il lui indique l’objectif : « étudiez cela au plus près et trouvez tout ce qui peut servir à confirmer la réalité du rituel », dit Shcheglovitov. Il ajoute : « que pensez-vous de l’affaire Beilis ? »
- « - J’ai l’impression que c’est une affaire particulièrement compliquée et emmêlée.
- - Allons bon ! Je n’en dirais pas autant. D’ailleurs, votre mission ne consistera pas à critiquer l’enquête mais à prouver la culpabilité de Beilis et la réalité du rituel, dont je ne doute à aucun moment...
- - … je vais étudier en détail et vous dirai mon opinion en toute conscience. »
L’étude dura un mois. Dans ses mémoires, Arkadi Francevitch explique les raisons de ses conclusions. Il exclut assez rapidement l’idée même d’un rituel qui n’existe pas dans le judaïsme. A supposer qu’une secte ou un malade mental le pratique, pourquoi irait-il assassiner un adolescent dans un lieu aussi fréquenté, alors qu’il serait facile de le faire dans un lieu isolé ? Pourquoi aussi choisir une victime ayant une famille et des amis au lieu de prendre un orphelin isolé par exemple, puisqu’il s’agit soit-disant de recueillir du sang. Il démontre aussi l’innocence de Beilis. Sans toutefois, se prononcer sur la culpabilité de la mère Tcheberiak, dont les enfants, notamment Genia, le copain du petit Andrei assassiné, sont mort mystérieusement de dysentrie, alors qu’il n’y avait pas d’épidémie à ce moment là à Kiev.
L’empoisonnement ne fait pas de doutes. Et au moment de l’extrême onction de son fils Génia, la mère Tchéberiak l’a empêchée de se confesser au prêtre en l’embrassant !
Voici le récit de la remise du rapport qu’il a remis au ministre Schcheglovitov. Ce dernier fut très contrarié que le rapport soit tapé à la machine car cela faisait de la dactylo un témoin supplémentaire.
- « - J’espère que vous êtes parvenu à faire toute la lumière sur cette affaire qui intéresse le monde entier ?
- - Malheureusement, Votre Honneur, en accomplissant la tâche qui m’a été confiée, je n’ai pas modifié mon point de vue du début.
- - C’est à dire ? Demande le ministre avec sévérité.
- - J’estime, comme avant, que l’enquête a été menée n’importe comment, d’un seul point de vue et même d’une manière biaisée.
- - En quoi voyez vous des irrégularités ? - a-t-il interrompu sèchement.
- - L’enquête s’est dispersée sans avoir été jusqu’au bout de la piste suivie, changeant avec légèreté de fil conducteur, puis en adoptant ensuite un troisième… »
Comme le ministre lui demande, comment il aurait mené l’enquête, Arkadi Francevitch explique qu’il aurait cherché jusqu’à les trouver des témoins pouvant confirmer le transport du corps du garçon tué vers la grotte. Car il était prouvé que l’assassinat a eu lieu le matin et que le cadavre avait été transporté avant la rigidité cadavérique. Donc en plein jour. Dans un secteur et à un moment où la briqueterie travaillait. Il a encore évoqué l’absence de preuves contre Beilis et l’absurdité des accusations portées contre lui en s’étonnant de sa détention préventive, avant d’être brutalement interrompu par le ministre.
- « - Je vois que les juifs n’auraient pas trouvé meilleur défenseur que vous au cours du procès à venir, dit le ministre furieux.
- - Je n’ai pas à défendre les juifs, je vous fais un rapport absolument objectif et en toute conformité avec ma conscience ».
La conversation se termina mal et le ministre menaça Arkadi Francevitch des pires conséquences de carrière pour sa « judéophilie ». Ce rapport top secret, dont une copie a été transmise à l’empereur, n’a jamais été retrouvé semble-t-il après la révolution. Pourtant, relève Arkadi Francevitch, « les bolcheviks ont publié énormément d’archives ». Soit le rapport a été détruit par le ministre de la justice, soit les soviétiques n’ont pas jugé utile de le publier. C’est une pièce à rechercher pour les historiens.
Le ministre l’assura encore que les jurés sauraient le faire changer d’avis en condamnant Beilis. Il prit congé sans même serrer la main d’Arkadi Francevitch.
En rentrant à Moscou, ce dernier prévoyait déjà le déménagement de sa famille, certain de se faire remercier. Il n’en fut rien.
Au contraire, quelques années plus tard, Arkadi de Kochko était nommé chef de la police criminelle de tout l’empire. Nicolas II avait tenu parole. Le tsar avait sans doute contribué, à la suite du rapport qu’il avait commandé, à convaincre les paysans jurés du procès Beilis de se prononcer en faveur de l’innocence de l’accusé. Toutefois, pour ne pas trop contrarier les partisans conservateurs, les jurés ont répondu d’une manière quelque peu incohérente, qu’il y avait eu crime rituel sans qu’on sache qui l’avait commis… Le verdict n’a satisfait personne, même si l’erreur judiciaire a été évitée pour Beilis qui a fini ses jours en exil aux Etats-Unis.
Le professionnalisme et la droiture du « Sherlock Holmes » russe éclaire désormais l’Histoire sur les raisons de ce « miracle » qui n’en n’est pas un.
© Dimitri de Kochko (avec l’appui de RGNF - РГНФ) . Tous droits réservés Historiens & Géographes, 08 janvier 2017.
Illustration "en une" : Beilis arrêté en 1911 par la police tsariste. Photo publiée dans la presse en 1911 sans nom d’auteur. Origine : www.ynet.co.il/yaan/0,7340,L-953473,00.html . Source : "State Archives of the Kiev Oblast (GAKO)" de l’année 1913, qui sont maintenant dans le domaine public et libre d’accès depuis la fin de l’URSS. Source