L’Arctique. A l’épreuve de la mondialisation et du réchauffement climatique Quelques questions posées à Camille Tiano et Clara Loïzzo, co-auteures du livre - Par Sabine Dumont, Sonia Laloyaux et Jean-Paul Momont

- [Télécharger l'article au format PDF]

L’Arctique. A l’épreuve de la mondialisation et du réchauffement climatique (Armand Colin, octobre 2019).

Quelques questions posées à Camille Tiano et Clara Loïzzo, co-auteures du livre - Par Sabine Dumont, Sonia Laloyaux et Jean-Paul Momont.

L’Arctique, qui ne cesse de faire la Une de l’actualité géographique, est aussi au programme de géographie des khâgneux préparant le concours de l’ENS Lyon (session 2020). Trois de nos géographes, Sabine Dumont, Sonia Laloyaux et Jean-Paul Momont [1] , ont donc posé quelques questions à Camille Tiano [2] et à Clara Loïzzo, [3] co-auteures d’un livre très utile qui vient de paraître aux éditions Armand Colin.

1) Peut-on parler d’une région arctique et avec quelles limites ?

L’Arctique désigne une vaste région entourant le Pôle Nord, formée par les extrémités septentrionales de trois continents (Asie, Amérique, Europe) entourant l’Océan glacial arctique. Mais ses limites sud sont relatives.
Il existe plusieurs limites conventionnelles pour délimiter l’Arctique : la limite astronomique du cercle polaire aux alentours de 66°33’au nord de laquelle on peut observer le soleil de minuit, la ligne de Köppen ou isotherme 10°C du mois le plus chaud (juillet), laquelle se confond plus ou moins avec la tree line ou limite boréale de l’arbre, ou encore la limite du pergélisol continu. La définition de la nordicité par le géographe québécois Louis-Edmond Hamelin présente l’avantage de combiner 10 critères, aussi bien physiques qu’humains (densité, variété de l’activité économique, desserte).
Il faut noter que ces limites sont dynamiques, mouvantes. Avec le réchauffement, les limites biogéographiques et climatiques « remontent » vers le Nord, entraînant une « contraction » de l’Arctique. De même, la « nordicité » d’un lieu peut se réduire, de sorte qu’on parle de « dénordification » pour les grandes villes de l’Arctique.
Il existe aussi un enjeu important dans la délimitation « administrative » des régions arctiques par chacun des Etats concernés, qui donne droit à des avantages particuliers. La Russie distingue ainsi un « Grand Nord » et un « Extrême Nord ».
L’emploi du terme de « région » pose aussi la question de l’unité de l’Arctique et de sa cohésion régionale. Et au-delà de quelques traits communs évidents, l’Arctique est avant tout un espace très divers (physiquement, culturellement, entre autres) et surtout très peu intégré à l’échelle régionale : chaque région arctique entretient plus de relations avec le centre de son Etat, plus méridional (la Sibérie avec la Russie européenne, le Groenland avec le Danemark, l’Arctique canadien avec Ottawa), qu’avec les autres régions de l’Arctique.

2) Comment les populations autochtones vivent-elles les transformations liées au réchauffement climatique ?

Il faut déjà signaler que les populations autochtones, minoritaires puisqu’elles représentent environ 12% des 4 millions d’habitants de l’Arctique, sont en situation d’injustice environnementale : en effet, bien qu’ayant fort peu contribué au réchauffement climatique, elles en subissent de plein fouet les effets, car leur mode de vie est davantage lié à l’environnement arctique.
Le réchauffement transforme ainsi les modes de vie : la fonte accrue de la banquise fait de la chasse une activité plus incertaine et plus dangereuse, et réduit également les sociabilités puisque la banquise est aussi un moyen de communiquer entre les communautés. Le réchauffement induit également de nouveaux risques (sanitaires, érosion littorale accélérée, fonte du pergélisol) et rend une grande partie des savoirs traditionnels inopérants. Ces bouleversements s’ajoutent à d’importants changements socio-culturels qui avaient déjà fragilisé les populations autochtones, comme la sédentarisation plus ou moins forcée et les politiques d’assimilation menées par les différents Etats, ou la forte perturbation des activités traditionnelles comme l’élevage des rennes par les Samis de Scandinavie ou les Nenets de Sibérie par les activités nouvelles comme l’exploitation gazière.
Pour autant, les autochtones s’adaptent, comme leurs ancêtres l’ont fait dans un environnement arctique de longue date changeant. Et le réchauffement peut également être source de nouvelles opportunités, avec le développement d’activités rémunératrices (royalties de l’exploitation minière ou pétrolière, écotourisme) ou encore la tribune médiatique que fournissent les grandes négociations climatiques pour les revendications autochtones sur le plan économique, culturel ou politique.

3) Peut-on affirmer que l’Arctique ne devient réellement stratégique qu’avec le réchauffement climatique ?

L’Arctique a déjà été, par le passé, une région stratégique. Outre la recherche des passages maritimes depuis l’époque moderne, la richesse des ressources arctiques en a tôt fait un espace convoité et intégré aux premières formes de la mondialisation, par exemple avec la traite des fourrures par la Compagnie de la Baie d’Hudson, ou encore avec la pêche baleinière et morutière au large de Terre-Neuve. Mais c’est surtout à l’époque de la Guerre Froide que les deux Grands, qui se font face de part et d’autre du Pôle Nord, militarisent l’Arctique, comme avec la DEW line, un système d’alerte radar déployé par les Etats-Unis de l’Alaska au Groenland en passant par le Grand Nord canadien. Il reste de cette période des héritages environnementaux catastrophiques en Arctique russe avec les contaminations radioactives nombreuses de la péninsule de Kola et de la Nouvelle-Zemble.
Les années 1990 et 2010 sont plutôt celle d’un désinvestissement de l’Arctique, en témoigne la fermeture de nombreuses bases et le déclin démographique très marqué de l’Arctique russe. Mais on observe depuis peu un retour des Etats dans la région : la Russie rouvre et inaugure des bases, les Etats-Unis cherchent à réaffirmer leur présence ; tandis que d’autres acteurs extérieurs à la région comme la Chine montrent un intérêt accru pour les nouvelles opportunités ouvertes par le réchauffement, qu’il s’agisse des ressources ou des routes maritimes qui renforcent les convoitises. Toutefois, ces ressources, très nombreuses (fer, cuivre, gaz plus que pétrole, or, diamants, terres rares, uranium entre autres) se révèlent techniquement et financièrement toujours très complexes à exploiter.

4) L’ouverture de nouvelles routes maritimes est-elle une perspective viable ?

Il existe quatre grandes routes maritimes possibles par l’océan Arctique : le passage du Nord-Ouest le long des côtes canadiennes, le passage maritime du Nord-Est ou route maritime du Nord le long des côtes russes, le pont arctique entre Churchill dans la Baie d’Hudson et Mourmansk en Russie, et enfin la très hypothétique route transpolaire, qui « coupe » par le pôle Nord.
Le passage par l’Arctique représente théoriquement un « raccourci » considérable, par exemple pour un trajet Asie orientale – Europe ou Amérique du Nord, par rapport aux grandes routes maritimes contemporaines. Voyant leur pratique étendue par le réchauffement climatique, les routes maritimes polaires présentent également l’avantage d’éviter les grandes zones de piraterie et les goulots d’étranglement de Suez et Panama.
Pour autant, et même si la forte réduction de la banquise laisse entrevoir à court terme la possibilité d’un Arctique « libre de glaces » l’été, on est encore loin de voir des « autoroutes » maritimes se constituer, et le trafic de transit, s’il progresse, reste très modeste. Cela tient à des facteurs aussi bien nautiques (la fonte précoce de la banquise qui augmente la présence de glaces dérivantes, la faible profondeur de certains détroits) que climatiques (le réchauffement climatique ne supprime pas la contrainte majeure de la nuit polaire ou des tempêtes) et plus encore logistiques (faiblesses des infrastructures, incertitudes empêchant d’établir des lignes régulières, obligation d’adopter une double coque).
En revanche le trafic de destination, celui a pour origine ou destination un port de l’Arctique, tend, lui, à se développer rapidement pour acheminer les ressources extraites ou importer des matériaux de construction (essor du trafic de pétroliers, méthaniers, vraquiers ou encore bateaux de plaisance sous l’effet du développement du tourisme). A noter que le passage du Nord-Ouest est encore très peu pratiqué en raison d’un englacement plus important.

5) Les dynamiques géopolitiques vont-elles vers plus de tensions ou plus de coopérations ?

En dépit de ces convoitises croissantes, la géopolitique de la région se caractérise par son relatif apaisement. Le Conseil de l’Arctique, principale instance de gouvernance qui réunit les pays riverains depuis 1996, a institué une large coopération en particulier dans le domaine environnemental. Il présente l’originalité d’associer aux pays membres des associations représentant les populations autochtones, ainsi que de nombreux pays observateurs, parmi lesquels la Chine, l’Inde ou encore la France.
Mais d’autres formes de coopération existent à toutes les échelles, comme les prouvent les opérations de dépollution conjointes dans la péninsule de Kola, la coopération régionale autour de la mer de Barents, ou encore le moratoire qui gèle la pêche dans le Haut-Arctique pour les 16 prochaines années signé par 10 pays, ou encore le règlement de litiges parfois anciens comme pour la délimitation de la frontière maritime entre Russie et Norvège en 2010.
Pour autant, certains signaux semblent indiquer un regain de tensions. Ainsi de l’opération de communication de la Russie plantant un drapeau sous la mer au pôle Nord dans une volonté symbolique d’appropriation, ou encore des concurrences concernant les revendications d’extension des ZEE. Le retour des Etats-Unis sur la scène arctique, médiatisé en septembre par la proposition de Donald Trump d’acheter le Groenland au Danemark, peut aussi tendre les relations, en particulier avec la Russie, dont la Chine a fait l’un de ses principaux partenaires dans la région.

Camille Tiano et Clara Loïzzo étaient déjà co-auteures d’un autre manuel bien connu des étudiant.e.s en géographie, Le commentaire de carte topographique, A. Colin, 2017.

Notes

[1Sabine Dumont est professeure au LP Michel Servet de Lille, Sonia Laloyaux enseigne au collège Jules Verne de Neuville-en-Ferrain et Jean-Paul Momont est professeur de géographie en CPGE au lycée Faidherbe de Lille.

[2Camille TIANO, ancienne élève de l’ENS, professeure de chaire supérieure en géographie, en poste en hypokhâgne et en khâgne Ulm au Lycée Louis-le-Grand (Paris).

[3Clara LOÏZZO, ancienne auditrice de l’ENS, professeure de chaire supérieure en géographie, en poste en hypokhâgne et en khâgne Lyon au Lycée Masséna (Nice).