L’EMPIRE OTTOMAN Compte-rendu de l’ouvrage d’Edhem Eldem

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Par Christine Guimonnet, [1]

Professeur d’histoire à l’Université de Bogaziçi à Istanbul, Edhem Eldem a également été, de 2017 à 2022 titulaire de la chaire internationale d’histoire turque et ottomane au Collège de France. Tous ceux qui ont assisté à tout ou partie de son cycle d’enseignement consacré à L’Empire ottoman et la Turquie face à l’Occident peuvent témoigner de la très grande clarté de ses cours, de la finesse de ses éclairages et de la grande qualité et diversité des documents d’appui projetés lors des séances.

Dès le prologue, Edhem Eldem souligne la nécessité de la mise à jour non seulement des connaissances mais aussi et surtout de leurs interprétations : deux précédents Que sais-je avaient été publiés, avec des éditions successives, l’un rédigé par Robert Mantran entre 1952 et 1993 (Histoire de la Turquie), l’autre par Dimitri Kitsikis (L’Empire ottoman) entre 1985 et 1994. Les ouvrages de synthèse les plus récents publiés en langue française sont ceux d’Odile Moreau chez Armand Colin en 2020 (L’Empire Ottoman au XIXe siècle) et d’Olivier Bouquet chez Gallimard en 2022 (Pourquoi l’Empire ottoman ?). On notera également les deux ouvrages publiés par Frédéric Hitzel aux Belles Lettres (L’Empire ottoman, XVe-XVIIIe siècles et Le dernier siècle de l’Empire ottoman), mais surtout le monumental Dictionnaire de l’Empire ottoman co-dirigé par François Georgeon, Nicolas Vatin et feu Gilles Veinstein.

Deux décennies après les dernières versions, la publication de ce petit ouvrage est donc pleinement justifiée.
Les nouvelles sources permettent en effet de revisiter l’importance d’événements historiques très connus, de croiser les approches et les regards : la connaissance, l’analyse et l’écriture de l’histoire ottomane n’échappent absolument pas aux grands courants qui traversent l’histoire mondiale : l’histoire événementielle a été largement complétée et renouvelée par celle qui s’intéresse aux groupes sociaux (histoire par le bas), aux enjeux économiques, à la culture, à la littérature et aux arts. Mais aussi aux études marxistes, subalternes et postcoloniales. Il faut bien placer le curseur, entre le constat factuel de certaines formes de retards par rapport à l’Occident et la nécessité de se dégager des carcans, de questionner la notion de modernité, qui a contaminé les élites ottomanes elles-mêmes.

Le cycle de cours du Collège de France avait montré que les territoires gouvernés par les Ottomans et ce qu’on peut appeler l’Occident étaient extrêmement liés et pas du tout appréhendables comme deux entités ou deux sphères évoluant de manière séparées, ne se rencontrant que par l’histoire diplomatique et militaire. La numérisation des archives ottomanes a permis d’avoir accès à des milliers de documents restés inexploités et d’avoir une connaissance plus fine du fonctionnement de l’empire, des rapports sociaux, de l’activité économique, des politiques administratives et fiscales même si l’abondance des sources concerne nettement moins les premiers siècles, et si les archives de l’Etat recèlent des biais.
Edhem Eldem explique qu’il est donc nécessaire de tenir compte des diverses périodes et façons de percevoir l’Orient, qui ont nourri, parfois de manière erronée, la connaissance de l’Empire ottoman et qu’écrire son histoire aujourd’hui suppose d’allier connaissance de ces héritages idéologiques et une méthodologie rigoureuse. Il prend également soin d’évoquer l’autre écueil, celui de la projection nationaliste turque actuelle sur le passé ottoman, et la construction de fantasmes « permettant de bâtir un prélude impérial à la grandeur éternelle de la nation turque », en plaquant artificiellement ce qu’est la Turquie sous l’influence idéologique de l’AKP, sur un passé où l’Empire était multiethnique, multiculturel et pluriconfessionnel. D’un côté, un nationalisme irrédentiste anti-occidental un islamisme antikémalisme revanchard, mais de l’autre, un orientalisme et un eurocentrisme avaient également contribué à une forme d’essentialisation pernicieuse en amalgamant ottoman, turc et islam.

L’ouvrage est structuré en neuf chapitres : Naissance et essor d’un Etat ; Un empire est né ; Rapports de force ; Un siècle d’or ? ; Les rouages du pouvoir ; Economie ; Société et culture ; Les défis de la modernité ; Une fin interminable. Découpage classique mais nécessaire afin de donner une cohérence à un ouvrage qui doit relever le défi d’une mise à jour des connaissances récentes en 125 pages ! Défi remplaçant le terme de déclin, même si essor et effondrement demeurent des mots nécessaires pour traduire les évolutions d’une entité étatique longue d’environ six siècles.
Il est bon de savoir que les Ottomans n’ont qualifié leur Etat d’Empire qu’au XIXe siècle, en utilisant la langue française, alors que la langue turque parlait de Devlet-i Aliyye (Etat sublime), avec l’adjectif Osmaniyye (ottoman) ajouté à la même période.

L’ouvrage est assorti de deux cartes (pages 59 et 106), l’une montrant l’expansion de l’empire de 1300 à l’échec du siège de Vienne1683, l’autre présentant les territoires perdus entre 1774 et 1914, ainsi que d’une courte mais solide bibliographie rappelant les références indispensables.

Que sais-je ? Numéro 4226, Paris, PUF, 2022

Pour compléter, signalons :
Le cours d’Edhem Eldem au Collège de France (2018) sur France Culture
Une série de quatre podcasts de La fabrique de l’Histoire sur France Culture
L’émission Questions d’islam : Ghaleib Bencheikh reçoit Nicolas Vatin et François Georgeon pour évoquer la nouvelle édition du Dictionnaire de l’Empire ottoman (CNRS, 2023)

© Christine Guimmonet pout La Rédaction d’Historiens & Géographes, 23/05/2023. Tous droits réservés.

Notes

[1Professeur d’histoire-géographie et HGGSP au Lycée Camille Pissarro de Pontoise et Secrétaire générale de l’APHG