C’est un livre important que Peter Kuon, professeur de philologie romane à l’Université de Salzbourg, a récemment publié. Important à cause de la richesse de son corpus : 65 récits de 49 survivants, essentiellement français, du camp de Mauthausen. Important grâce à la double compétence, littéraire et historique, de l’auteur, qui lui permet d’analyser à la fois le rapport des textes à la vérité et les techniques stylistiques utilisées par les témoins.
Le but de Peter Kuon est de déceler dans les témoignages le degré d’explicitation de ce que fut la brisure/humiliation physique et morale des déportés. Est-elle présente ? Tue ? Contournée ? Niée et refoulée ? Fait-elle exploser le récit ? Est-elle montrée chez les autres mais cachée chez soi-même ?
Le livre comporte trois parties. Le première, méthodologique, présente le corpus et analyse les différentes fonctions du témoignage (véracité, expressivité, perpétuation sacrée), parfois contradictoires entre elles. Une tension existe souvent entre la description objectivante (nous, on, ils) et le surgissement du « je ».
La seconde partie, de loin la plus longue avec 160 pages, compare les façons dont sont vécus quatre événements ou situations majeurs : l’arrivée (montée de la gare au camp) ; la déshumanisation, par la tonte, le lavage, l’habillage ; la résilience et la résistance ; la libération.
La comparaison est serrée, par exemple sur la manière dont est vécu le processus qui, à l’arrivée, en quelques heures, fait de la personne un « Stück » (une chose). Plusieurs témoins le racontent avec distance, parfois avec ironie. Peter Kuon constate que « le « je » des auteurs se dissout dans un nous collectif chaque fois qu’il est menacé dans son intégrité », parce que retrouver la « partie troublante, refoulée de soi-même » suppose un énorme effort, assez souvent refusé. Un paragraphe sur le mot « musulman » (dont on apprend qu’il est né d’une déformation du mot yiddish Mieselmann, l’homme malade) est l’occasion d’une réflexion très intéressante sur le sens de cette expression, trop et mal utilisée selon Kuon.
Qu’est-ce qui permit aux survivants de tenir ? Les réponses divergent parfois, par exemple à propos des rêveries sur la vie d’avant, source de faiblesse pour les uns et de force pour les autres. Certains insistent davantage sur le rôle des solidarités collectives, nationales ou politiques. D’autres davantage sur des facteurs plus individuels, fraternités des petits groupes d’ami(e)s, rôle du rire, des chants, de la force morale. Il y avait enfin le facteur chance.
Sur la libération du camp, les divergences sont fortes entre les récits communistes héroïsants (révolte organisée contre les SS), qui sont dominants, et plusieurs autres récits plus sensibles au chaos et au déchaînement de la vengeance contre les bourreaux. L’un des déportés, Paul Tillard, a transformé son témoignage avec les années et au milieu des turbulences politiques. Partant d’une mythification de la libération d’Ebensee, d’une représentation romancée qui transforme la désobéissance en lutte armée, avec dévalorisation du rôle des Américains, il passe, après sa rupture avec le PCF, dans Le Pain des Temps maudits, à une réécriture subjective et non plus collective des événements.
Les moments troubles de la libération suscitent des récits très différents. Le lynchage des kapos, les scènes de pillage et de meurtre sont présentés soit comme des actes de justice (Jean Laffitte) soit comme des actes injustifiés (« une révolte d’esclaves, d’hommes déshumanisés par le camp », selon Wetterwald). Les divergences sont frappantes aussi, toujours à propos d’Ebensee, entre les récits de ceux qui appartiennent au « clan des Français » et ceux des Italiens, Juifs et Polonais.
La troisième partie du livre (« Ecritures ») se penche avec précision sur quelques ouvrages choisis dans le corpus pour leur qualité ou leur représentativité : les romans de Pierre Daix (La Dernière Forteresse) et André Lacaze (Le Tunnel), les récits de Violette Maurice (NN et Les Murs Eclatés) François Wetterwald (Les Morts Inutiles) et Paul Tillard (Le Pain des Temps maudits) et les poèmes de Jean Cayrol (Larmes Publiques et Alerte aux ombres), André Ulmann (Poèmes du Camp) et, à nouveau, Violette Maurice (Les Eaux mortes).
La conclusion de Peter Kuon est nette : les « grands récits » de la déportation, qui en font un maillon de la Résistance, héroïsent les faits, minimisent les brisures du « je » du narrateur, qui se présente alors comme transcendé par la force du collectif. Qu’il soit gaulliste, chrétien ou, cas plus fréquent, communiste, ce « grand récit » donne certes un sens aux souffrances subies, mais, surtout dans les fictions, et surtout chez les communistes, il a pu comporter des accommodements avec la vérité, voire des falsifications, surtout au temps des dures polémiques de la Guerre froide, au temps du procès Kravchenko . Pierre Daix, qui l’a ensuite reconnu et regretté, est l’exemple le plus connu du « grand récit » tordu par l’idéologie, en l’occurrence stalinienne. La vérité du camp, Peter Kuon affirme la trouver plutôt chez les hétérodoxes de son corpus, Juifs (quelques-uns furent au camp), femmes, Italiens, qui, eux, souvent, « ouvrent la lucarne normalement fermée sur le « je » du camp ». Il la trouve aussi dans des livres méconnus, qu’il tient en grande estime, presque à l’égal des grands classiques de la littérature des camps, les Antelme, Levi, Rousset, Kogon, Semprun. Il s’agit des livres de Paul Tillard et François Wetterwald que nous avons cités plus haut.
Les témoignages des survivants sont soumis à une double critique, qui les a longtemps choqués : celle des historiens qui questionnent leur fiabilité, et celle des littéraires, qui se prononcent sur leur qualité esthétique. Le respect dû aux souffrances et au courage ne peut suspendre le regard critique. C’est ce regard d’ami lucide que porte Peter Kuon, avec une compétence et une empathie qui lui valent l’estime des Associations de déportés, notamment celle des Anciens de Mauthausen.
Aleth Briat et Pierre Kerleroux
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