L’Inspection. Un Court-métrage de Caroline Brami et Frédéric Bas Entretien avec Caroline Brami et Frédéric Bas

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Caroline Brami est professeure de lettres modernes au lycée, Frédéric Bas est professeur d’histoire-géographie au collège et critique de cinéma. L’Inspection est leur premier film.

Par Christine Guimonnet. [1]

1) Quelle fut la genèse de ce court-métrage ?

Nous avions envie d’écrire ensemble, et de rendre compte de notre expérience d’enseignant dans un film « d’école ». Nous avons cherché une situation inédite au cinéma, une scène que nous n’avions jamais vue à l’écran et qui puisse rendre compte de notre sentiment aigu que le métier était en train de changer. Ce huis-clos entre une professeure d’histoire et un inspecteur nous a paru la forme la plus évidente, la promesse d’un film volontairement très épuré, où les élèves seraient hors-champ, le scénario opérant une sorte de déplacement par rapport à la situation classique du film d’école : l’enseignant face à ses élèves. Quant au sujet au centre du film, la mémoire de la Shoah, il nous habite depuis toujours, pour des raisons très intimes. Notre désir d’écrire a redoublé au moment des attentats de 2015. Quelque chose changeait. Les événements tragiques s’enchaînaient sans fin. L’actualité médiatique provoquait une sorte d’accélération du temps, absolument sidérante. C’est souvent pendant le cours d’histoire que les élèves posaient leurs questions sur le présent. L’enseignement du passé, la transmission de la mémoire, étaient comme concurrencés. Comme l’écrit Annie Ernaux dans Les années quand elle parle du traumatisme autour des attentats 11 septembre 2001, « le temps aussi se mondialisait ». Il y avait comme un vertige et, dans la salle de la classe, un équilibre parfois difficile à trouver. Le film est né de ce contexte-là.

Crédits : UniFrance – tous droits réservés.

2) Comment la construction des deux personnages a-t-elle été pensée ? Aucun des deux ne semble arrondir les angles !

Justement, nous avons essayé d’éviter tout manichéisme. Julia Lasserre, l’enseignante, échappe aux stéréotypes souvent véhiculés dans les films (la professeure dépassée par ses élèves ou a contrario la professeure sublime qui transcende sa fonction). Elle nous ressemble, dans ses fragilités ou ses questionnements. Elle est frondeuse, certes, mais elle sait qu’elle a dérapé. Florence Janas, qui l’incarne, réussit par son jeu, ses gestes, son regard à montrer qu’elle est sur le fil et qu’elle peut s’écrouler à chaque instant. L’inspecteur, lui, joué par Patrick d’Assumçao, vient lui rappeler la loi. Il incarne l’institution, la rigidité des programmes, mais il cherche, tant bien que mal, à comprendre ce qui anime cette enseignante. Au fond, ce sont deux visions de l’école qui s’opposent.

3) Les arguments développés par les personnages sont-ils le reflet de situations estimées réelles ?

Effectivement, nous avons cherché à filmer cet échange dans une lumière quasi-documentaire, comme si la caméra volait ce moment, enregistrait une scène de la vie professionnelle révélatrice de la complexité du métier d’enseignant. Le film parle des programmes très prescriptifs, de « Pronote » outil de contrôle pour des parents parfois intrusifs, de l’obsession de Parcoursup, du numérique qui envahit les écoles (dans notre film, l’inspecteur dit à la professeure en regardant le manuel scolaire : « Un document interactif, c’est très bien ça ! ». Or il parle d’un plan du camp d’Auschwitz). Donc oui, les situations sont réalistes ; il s’agissait de montrer une enseignante en crise dans l’école d’aujourd’hui. Mais nous avons cherché à dépasser ce postulat réaliste pour tenter d’exprimer d’autres enjeux, plus intimes, moins évidents, mais essentiel pour nous, notamment la place de l’émotion aujourd’hui, dans le travail mais aussi dans la vie.

4) Que peuvent-elles traduire de la manière dont la Shoah est considérée dans le champ pédagogique et dans le champ social ?

Dans les programmes scolaires, la Shoah fait partie des « questions socialement vives », ce qui montre à l’évidence son statut particulier et, depuis les années 1980, l’événement est abordé à trois moments de la scolarité : en primaire, au collège puis au lycée. Ce qui est soulevé dans le film, ce sont moins les consignes officielles que ce qui se passe dans les salles de classe. Or, il n’y a pas vraiment de données nationales sur le sujet. Au début des années 2000, un rapport de l’INRP, co-écrit par Benoit Falaize indiquait trois dangers ressentis par les enseignants interrogés : le « moralisme compassionnel » qui sacralise l’événement, « les réactions parfois violentes des élèves » pour des raisons idéologiques et enfin la « saturation ». Notre film fait sans doute écho à ces problématiques mais, encore une fois, on voulait dépasser ce constat sociologique et interroger une forme de solitude de chaque enseignant face à cette transmission.

5) Pourquoi la Shoah semble-t-elle être un point clivant des programmes ? Comment expliquer la discordance entre la multiplication des projets menés autour de l’enseignement de l’histoire de la Shoah, et le faible nombre d’heures qui lui est effectivement consacré dans les programmes ?

Dans notre film, l’inspecteur s’interroge sur le temps que Julia Lasserre consacre à la Shoah avec ses élèves de terminale et lui demande si c’est « dans le cadre d’un projet ». Elle lui répond de manière plutôt cinglante : « C’est pas un projet, c’est un cours d’histoire ». On voulait par cette réplique ironiser sur le mot « projet » à consonance un peu légère, qui donne l’impression d’un à-côté facultatif. Dans les faits, les enseignants sont très nombreux à s’investir dans des « projets » passionnants et très riches, mais il y a aussi des professeurs qui respectent les programmes à la lettre et consacrent une petite heure à la Shoah. Notre personnage rappelle à l’inspecteur que « trois quart d’heure » sur la Shoah en terminale, c’est ridicule, réplique qui frappe beaucoup les spectateurs. Cette question horaire est très épineuse. Oui, il faut y passer du temps, mais la question n’est pas seulement combien de temps, mais quel temps.

6) Quels messages souhaitez-vous faire passer avec ce film ?

C’est un film très personnel, qui nous ressemble beaucoup. Nous avons voulu parler de la mémoire, bien sûr, sur un sujet qui nous habite. Nous avons beaucoup pensé à Claude Lanzmann en écrivant, qui n’était pas tendre avec l’expression « devoir de mémoire », effectivement problématique. Nous pensons comme lui que l’enseignement de la Shoah à l’école peut parfois être si imprécis qu’il en devient presque une « institutionnalisation de l’oubli ». Mais il n’y a pas de message à proprement parler, plutôt des questions que l’on pose aux spectateurs. Des questions sur la place de l’émotion dans l’enseignement, sur la manière de répondre aux injonctions de l’institution, sur le rôle de l’école. Peut-être qu’au fond, le film, à travers le portrait de cette professeure passionnée et excessive, essaye de dire qu’un enseignant est avant tout une personnalité, une voix, un corps. Quand notre personnage dit à l’inspecteur qu’elle ne regrette pas d’avoir bousculé une élève parce qu’elle a finalement « appris quelque chose », elle revendique en quelque sorte la transgression comme partie prenante de son travail. Il y avait ce désir de notre part de montrer qu’un « bon » professeur est peut-être celui qui sort des lignes.

Crédits : UniFrance – tous droits réservés.

7) Comment le film a-t-il été accueilli par les professeurs d’histoire qui l’ont visionné ?

Nos collègues professeurs d’histoire nous ont fait des retours positifs. Mais comme ce sont aussi nos amis, ils n’allaient pas dire du mal du film ! Plus sérieusement, ils ont été émus, comme si le film leur renvoyait une sorte de miroir, un miroir déformant bien sûr car il s’agit d’une fiction, mais en tout cas une fiction qui leur parle. « Ca pourrait être moi », voilà ce que beaucoup nous ont dit. Depuis les projections, beaucoup viennent nous raconter des anecdotes sur ce qu’ils vivent en classe, ou avec les parents d’élèves, ou avec leur inspection. Ils voient dans notre film une sorte d’hommage au métier aussi, à sa beauté et à sa difficulté.

L’INSPECTION
  • Court-métrage (16’) de Caroline Brami et Frédéric Bas
  • Produit par Carine Ruszniewski / Gogogo films
  • Année de production : 2021
  • Avec Florence Janas et Patrick d’Assumçao

Prix UniFrance Grand Action /Prix Unifrance RTBF
Prix d’interprétation féminine au Festival du film court de Villeurbanne
Prix France Télévision du court métrage (meilleure interprète féminine)
Plus de 35 sélections en festival dans le monde (Festival du film francophone de Namur, Colcoa à Los Angeles, AISFF en Corée du sud, Festival international du film francophone de Tübingen, Festival Off-Courts de Trouville, Festival international du court-métrage de Clermont-Ferrand …)

© Christine Guimonnet pour Historiens & Géographes, 31/01/2022. Tous droits réservés.

Notes

[1Professeure d’histoire-géographie au lycée Camille Pissarro de Pontoise (95300), Secrétaire générale de l’APHG. Membre de la Commission Enseignement de la Shoah (FMS).