Historiens & Géographes. La Bataille de Normandie et le Débarquement allié du 6 juin 1944 sont enseignés dans les programmes scolaires de collège et lycée. Ils représentent des évènements particulièrement ancrés dans la mémoire collective. Comment comprendre la postérité de ces évènements ?
Il est tout d’abord important de rappeler le conditionnement des esprits avant le Débarquement. Celui-ci n’éclate pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein le 6 juin 1944. Il s’agit d’une opération militaire évoquée depuis plus de trois ans. Une confrontation sur les côtes d’Europe occidentale est en effet très tôt apparue inéluctable aux belligérants. Ces derniers ont donc, chacun à leur manière, eu le temps de préparer le défi qu’ils s’étaient mutuellement lancés dans une surenchère de moyens de défense (pour les Allemands) et d’assaut (pour les Alliés).
Jusqu’au bout, la Wehrmacht ignora le lieu et l’heure de l’offensive alliée. La certitude d’un ou de plusieurs débarquements fut en revanche bien présente. Dès l’automne 1940, les Allemands mirent les Britanniques au défi de reprendre pied sur le continent, notamment à travers les discours radiodiffusés de Churchill et d’Hitler. Le rôle de la propagande fut donc extrêmement important de part et d’autre. L’opération militaire a d’abord été annoncée mezzo voce, puis claironnée dans les médias alliés dans une véritable guerre des nerfs avec les Allemands, avec comme principales victimes collatérales les opinions publiques prises à témoin. En France même, l’espoir se conjugua à la crainte, ce qui est notamment perceptible dans les rapports préfectoraux rendant compte de l’opinion publique dans les départements côtiers du nord-ouest de la France : chacun attendait le débarquement, mais espérait qu’il se produise ailleurs, conscient des destructions que les opérations militaires allaient provoquer.
De leur côté, les Allemands multiplièrent les bluffs pour retarder l’ouverture de ce qu’ils persistèrent à appeler – à tort après l’invasion de l’Italie – « le second front ». L’attente et les espoirs considérables nourris par cette opération militaire ont contribué à faire du Débarquement un événement avant même qu’il ne se produise. La couverture médiatique du Jour J a été aussi soigneusement préparée que l’opération militaire elle-même, contribuant ainsi à nourrir la postérité.
Historiens & Géographes. Le développement d’un « tourisme de mémoire » apparut très tôt autour du Débarquement. Pouvez-vous présenter son évolution jusqu’à aujourd’hui ?
Avec la création dès 1945 du Comité du Débarquement par Raymond Triboulet, sous-préfet de Bayeux à la Libération, il s’agit d’abord d’honorer les libérateurs. Mais la dimension touristique et économique est également bien présente avec la volonté de promouvoir une région dévastée par la guerre. Les premiers touristes viennent par exemple visiter le port artificiel d’Arromanches où les pêcheurs se reconvertissent pour faire visiter la rade. Des musées apparaissent un peu plus tard, en 1953 à Arromanches, l’année suivante à L’Aigle (Musée Juin 44) et Cherbourg (Musée de la Libération). Mais c’est surtout à partir des années 1980 que les musées se multiplient, surtout sur la frange littorale. Car l’une des particularités de cette mémoire est de se focaliser largement sur le 6 Juin, en délaissant les épisodes de la bataille de Normandie. Ces musées permettent de donner du sens à des paysages qui n’en ont pas pour la plupart des visiteurs. « Les lieux de mémoire », nous dit Pierre Nora, « ce sont d’abord des restes. »
Or, les vestiges de la bataille sont peu nombreux. Hormis le port artificiel d’Arromanches, il s’agit pour l’essentiel des casemates bétonnées allemandes qui émaillent le littoral. Les cimetières militaires eux-mêmes incarnent pour leur part le sacrifice des combattants, mais dans une vision esthétisée qui bannit l’horreur de la guerre et les violences infligées aux corps. Aussi assiste-t-on au fil des décennies à une inflation de monuments, de stèles et de plaques destinés à inscrire symboliquement le passé dans le paysage. En 2014, on dénombrait par exemple 800 monuments commémoratifs dans le seul département du Calvados, les trois quarts érigés à partir de 1984, et pour un tiers d’entre eux à l’occasion du 50e anniversaire.
Cette dynamique a conduit la Normandie à devenir la première région française en termes de « tourisme de mémoire », c’est-à-dire le tourisme lié aux conflits passés. Les chiffres sont éloquents. En France métropolitaine, la Normandie captait plus de 35 % des touristes visitant un lieu de mémoire lié aux conflits contemporains en 2018, loin devant les Hauts-de-France (18,2 %), le Grand Est (15,6 %) et l’Île-de-France (15,2 %). En 2019, à l’occasion du 75e anniversaire du Débarquement, le cap des 6 millions de visiteurs a été franchi. Le cimetière américain de Colleville-sur-Mer est ainsi le site mémoriel le plus visité en France.
Historiens & Géographes. Qu’en est-il des commémorations ?
Les premières commémorations du Jour J se déroulèrent très tôt : dès le 11 novembre 1944 sur Utah Beach et le 6 juin 1945 à Arromanches. Le 10e anniversaire fut commémoré en présence de généraux alliés, tels Ridgway ou Collins pour les Américains, et de celle du président de la République française, René Coty, venu notamment inaugurer le musée d’Arromanches. Revenu au pouvoir, le général de Gaulle s’abstiendra ostensiblement de commémorer le Débarquement en Normandie en 1964, opération à laquelle il avait été tenu à l’écart vingt ans plus tôt, préférant commémorer en grande pompe le débarquement de Provence le 15 août suivant, auquel les forces françaises avaient massivement participé.
Il faut en réalité attendre 1984 pour assister à un tournant dans les commémorations, lorsque les chefs d’État investirent les cérémonies, donnant une tonalité politique à des commémorations autrefois essentiellement militaires. En ce sens, le discours à la pointe du Hoc de Ronald Reagan, alors président des Etats-Unis d’Amérique, fit date. Devant un parterre de vétérans, il cautionna la vision proposée par Daryl Zanuck dans son film Le Jour le plus long. Donnant une image de la guerre héroïque et idéalisée, il magnifia le combat des citoyens issus des démocraties capables de vaincre les dictatures, transposant implicitement la lutte passée au contexte de la guerre froide. Au passage, il s’agissait pour Reagan de redonner sa fierté à une Amérique qui s’était auparavant fourvoyée au Vietnam.
Historiens & Géographes. Vous avez évoqué la filmographie comme vecteur de la mémoire. Quelles sont les interprétations de l’évènement données par Le Jour le plus long qui demeure l’un des plus célèbres films sur le Débarquement ?
Le film de Darryl Zanuck, sorti sur les écrans en 1962, est une illustration du soft power américain. S’inspirant de l’ouvrage éponyme publié en 1959 par Cornelius Ryan, le producteur-réalisateur ne s’est pas seulement contenté de narrer cet épisode militaire. Il a plaqué sa vision de l’histoire sur la trame des événements. Il s’est ainsi emparé du sujet et l’a réécrit, transcendant au passage l’histoire en épopée. La démarche de Zanuck n’était ainsi pas sans ambivalence. Il a voulu donner à son œuvre l’apparence d’un film documentaire dans le souci du détail vrai, l’emploi d’acteurs de nationalités différentes et le choix de tourner en noir et blanc à l’heure où s’imposait la couleur. Dans le même temps, Zanuck s’est arrogé une grande liberté avec les événements pour mieux imposer un discours militant. À l’heure où le mur de Berlin avait remplacé le « mur de l’Atlantique », il s’agissait de glorifier la force des démocraties unies dans la défense de la Liberté face aux dictatures. Ce regard se préoccupait avant tout de donner au spectateur l’illusion d’une réalité plutôt que lui présenter une vision fidèle du passé. L’œuvre majeure de Zanuck s’inscrivait dans le cadre plus large d’une politique visant à donner du conflit mondial l’image d’une « guerre juste » menée pour de bonnes raisons, et ce afin de fournir à toute une nation engagée dans la guerre froide l’armature mentale et la cohésion nécessaire par un conditionnement culturel. Le regard posé par Zanuck sur l’événement a influencé les autres films, suppléant au fil des décennies la pénurie d’images d’archives pour offrir une réalité reconstituée et rejouée à la télévision, ou tout simplement en survalorisant certains lieux de mémoire. Ainsi la fiction est devenue au fil du temps vérité historique auprès des médias et de larges pans du public. Au-delà de ce film, les blockbusters américains ont fourni les images sur lesquelles les spectateurs ont, au fil des générations, fixé leur mémoire tout en libérant leurs imaginaires.
Historiens & Géographes. L’histoire est sans nul doute la première et principale discipline scientifique qui fait l’objet d’usages politiques. Pouvez-vous expliquer les rôles assignés au « D-Day » de 1945 jusqu’à aujourd’hui ?
Dans le contexte de la guerre froide, les célébrations autour du Jour J ont longtemps permis d’occulter le rôle de l’Armée rouge dans la défaite de l’Allemagne nazie. La bataille qui s’est engagée sur les côtes normandes était certes importante et a indubitablement hâté la fin de la guerre, elle n’était pourtant plus décisive au printemps 1944. Il faut insister sur le fait que la dictature nazie a été vaincue par l’URSS plutôt que par les démocraties occidentales. La guerre à l’Est avait été le tombeau de l’armée allemande avant le Jour J. Elle le demeura après lui. Par contre, le débarquement en Normandie, point de départ de la libération effective de la partie occidentale du continent, fut décisif pour l’après-guerre en Europe en délimitant les sphères d’influence géopolitiques des vainqueurs. Plus encore, il a constitué dans cette zone le fondement d’une politique de rapprochement puis de construction européenne sur des valeurs inspirées par les idées défendues dès 1941 par Roosevelt dans son discours des quatre libertés.
Après la chute du communisme, lorsque certains réinterprétaient dans les années 1990 le concept d’une « fin de l’Histoire » au profit des démocraties libérales triomphantes, le Jour J pouvait apparaître comme une étape décisive dans la construction d’un nouvel ordre mondial offrant une stabilité rassurante. Dix ans plus tard, après le traumatisme du 11 septembre 2001, était cette fois célébrée la longue marche vers l’unité européenne sur des valeurs de paix et de liberté, telles qu’elles sont comprises par les démocraties occidentales. Au demeurant, ce n’est sans doute pas tout à fait un hasard si les représentants des deux nations vaincues de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre froide, la République fédérale d’Allemagne et la Fédération de Russie, ont été conviés pour la première fois aux commémorations de 2004. Celles de 2014, survenues en pleine crise internationale liée à l’annexion de la Crimée, ont par ailleurs démontré, sinon leur efficacité, du moins leur utilité en servant de prétexte à un dialogue direct entre chefs d’État, autrement difficile à organiser.
Dans les années 1990, on assiste par ailleurs à une forme d’américanisation de la mémoire, inspirée par le concept de Greatest Generation (Tom Brokaw), qui valorisait la génération d’Américains ayant grandi dans les années 1930, en pleine crise économique, qui avaient vaincu les dictatures pendant la Seconde Guerre mondiale, puis avaient contribué par la suite à l’expansion des Etats-Unis. Auparavant, Le Jour le plus long avait certes fait la part belle aux GI’s, mais avait pris garde à ne pas négliger les autres nations alliées (à l’exception notable des Canadiens, à peine évoqués). En se focalisant sur la micro-histoire, Il faut sauver le soldat Ryan, de Steven Spielberg (1998), et la série télévisée Band of Brothers (2001) offrent désormais une vision américano-centrée des événements. Or, rappelons-le, sur les 156 000 hommes débarqués le 6 juin 1944, les troupes du Commonwealth étaient majoritaires. Et les deux tiers au moins de la flotte alliée battait sous le pavillon de la Royal Navy. Pour contrebalancer cette américanisation de la mémoire, il est intéressant de relever que les Britanniques ont inauguré le 6 juin 2021 un nouveau mémorial surplombant la plage de Ver-sur-Mer (Gold beach), dans une configuration paysagère assez semblable à celle où est implanté le cimetière américain de Colleville-sur-Mer.
Historiens & Géographes. Dans votre dernier livre, Combattre en dictature. 1944 – La Wehrmacht face au Débarquement, vous étudiez le fonctionnement social des forces armées allemandes : près de 640 000 soldats du Reich s’opposent pendant douze semaines à près de 2 millions de combattants alliés lors de la bataille de Normandie à l’été 1944. Que peut-on retenir de la mémoire nationale allemande ?
La mémoire nationale est évidemment différente dans chaque pays qui a traversé l’épreuve de la guerre. En Allemagne, celle-ci a d’abord longtemps été focalisée sur la date du 8 mai 1945 et elle dépend aussi étroitement du contexte politique. Cette date correspond non seulement à un événement précis mais également à un symbole, celui de la fin du régime national-socialiste avant la partition de l’Allemagne en deux États. Les significations changeantes attribuées à ce lieu de mémoire central de l’histoire allemande récente ont souvent ravivé les querelles sur l’image que la société allemande d’après-guerre avait d’elle-même, ainsi que sur ses rapports avec son propre passé et ses anciens adversaires, notamment dans un contexte de guerre froide. Il y a un tournant mémoriel dans les années 1970-1980 où ce n’est plus la défaite en elle-même qui est au cœur de la mémoire, mais la libération du nazisme. Ce changement est particulièrement perceptible dans les discours politiques. On peut par exemple citer le discours du président fédéral Richard von Weizsäcker (CDU) lors de la première commémoration du 8 Mai au Bundestag à l’occasion du 40e anniversaire en 1985, discours qui a également eu un large écho à l’échelle internationale. Le lien entre capitulation et rétablissement de la démocratie fut établi. Dans ce récit revisité de l’histoire nationale, un événement comme le débarquement des Alliés en Normandie joue un rôle très secondaire dans une perspective historique qui se focalise d’abord sur le génocide des Juifs européens et sur les crimes de guerre perpétrés à l’Est. La fin de la guerre froide, la chute du communisme et le rétablissement d’un seul État allemand démocratique et souverain ont modifié les paramètres de la mémoire publique du 8 mai 1945. Après plusieurs décennies de division considérées comme un résultat de la guerre, le fait de les surmonter signifie pour les deux Allemagnes la fermeture définitive de la parenthèse ouverte en 1933.
Entretien effectué en avril 2024 par Florent GODGUIN, professeur certifié d’histoire-géographie au collège Geneviève De Gaulle-Anthonioz (Le Neubourg, Eure), APHG Rouen.
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