La France et la mer. La mer et la France. Dossier n°459 / Article

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Par Tristan Lecoq, de l’académie de Marine
Inspecteur général (histoire-géographie).

La France et la mer. La mer et la France. Echanges, territoires, puissance

C’est par voie de mer que la France a accès à l’essentiel de ce que nous produisons et transformons, consommons et vendons, que ce soient des matières premières, de l’énergie, des produits manufacturés. C’est aussi la mer qui nous fournit une part importante de ses ressources, vivantes ou fossiles. C’est par voie de mer que se fait l’essentiel des échanges, licites et autres : trafics d’hommes et de biens, immigration clandestine, piraterie comme forme d’échange … sans contrepartie de paiement. Sur toutes les mers, à travers des routes maritimes mondiales qui relient les ports et les terres entre eux et entre elles, comme des lignes de vie et de mort.

Autant d’enjeux pour la France : géographiques, liés à l’espace maritime ; de géographie politique, liés à la puissance maritime et navale, entre les puissances maritimes et les autres ; de géostratégie, liés aux territoires de la mondialisation, et donc à cet espace maritime qui devient l’un de ces territoires [1]. La crise sanitaire et mondiale que nous vivons est aussi maritime. Elle se déroule dans ce contexte et renforce les liens de dépendance de la France par rapport à la mer. Nous assistons dans le même temps et dans le même mouvement à une projection territoriale, sur les mers et les océans, de la continentalisation des aires de puissance, de leurs enjeux, de leurs risques. Poser la question de ces évolutions en cours, c’est poser celle de la maîtrise des territoires de la mer, et par là celle de la France maritime.

Ces questions ne sont pas, à proprement parler, nouvelles.

Relisons Fernand Braudel dans ce petit ouvrage qui fut son dernier, publié en 1985, l’année de sa mort : La dynamique du capitalisme  [2]. Sa troisième partie s’intitule « Le temps du monde » et il y décrit les mondialisations successives, improbables et emboitées des économies nationales dans l’« économie monde » - die Weltwirtschaft d’I.Wallerstein - et le déplacement des centres de gravité successifs de celle-ci. Si la mer, les bateaux et les marins y apparaissent peu, la relation à la mer, les échanges maritimes, les « villes-monde » qu’il décrit et qui sont toutes des « villes-au-monde », c’est-à-dire des ports, forment comme la trame invisible du récit.

Ce « géographe de l’histoire » comme l’écrit Christian Grataloup de Fernand Braudel, décrivait des territoires, des acteurs, des frontières sur terre et sur mer et leurs relations dans l’espace et dans le temps, en autant d’enjeux et de systèmes, qu’ils soient ou non le résultat d’une projection, vers la mer, de réalités et de rivalités terrestres ou continentales.

Le Havre est une de ces villes-au-Monde, une ville-Monde, une ville mondiale. Porte ouverte sur le Monde [3], comme disent ses habitants de Hambourg, sœur jumelle de la Hanse du Havre [4].

Pour la France, la mer peut donc bien se lire comme un espace en voie de devenir un de ces territoires, avec des frontières qui progressent sur mer alors qu’elles s’effacent sur terre et, surtout, des acteurs, des enjeux et des conflits. On y retrouve les enjeux du monde marin, la pluridisciplinarité des approches, le transfert des savoirs. On y lit que les échanges maritimes sont l’élément essentiel des échanges mondiaux et des mondialisations, dont celle que nous connaissons et qui n’est ni la première, ni la dernière, et qui n’était pas la seule possible.

On évoque la littoralisation des activités humaines et ses conséquences sur l’environnement, l’attractivité des façades maritimes et de leurs espaces densément peuplés, mais surtout les ports, les routes, les flux, c’est-à-dire la mer, les échanges et les réseaux. C’est une entrée par la mer en géographie. C’est la terre, vue de la mer, en décentrant le regard.

Les mers et les océans se trouvent donc au cœur d’une compétition, d’une concurrence, d’un combat, sur et sous les mers. Les relations, les équilibres et le rang des puissances en sont l’enjeu, le reflet et le révélateur, comme les marines de guerre sont l’un des éléments de la « jauge » de la puissance d’un Etat. C’est une entrée par la mer en histoire.

La France et la mer. L’accent sera mis sur les relations de dépendance, d’indépendance, d’interdépendance aux mers et aux océans : maritimisation et « maritimité » (1.) La mer est mouvement : c’est un passage, c’est un territoire, c’est une frontière, tel est l’objet de la deuxième série de questionnements (2.). La mer est, enfin et dans l’histoire, le théâtre, l’expression et les limites de la puissance : troisième et dernière série de remarques (3.).

1. Dépendance, indépendance, interdépendance. Maritimisation et « maritimité »

Revenons à Fernand Braudel. Des grandes découvertes aux déplacements successifs du centre de gravité de l’économie maritime et mondiale, c’est le transport maritime qui décloisonne les économies nationales, qui ouvre le champ des mondialisations possibles, du XVème au XIXème siècle. De la Méditerranée à l’Atlantique. Avec une constante, jusqu’à nos jours : 90% des échanges en tonnage sont effectués par voie de mer. Les termes utilisés par l’historien dans son œuvre postérieure sont éloquents : économie-monde ou économie mondiale, c’est bien un monde en soi que la mer : « eine Welt für sich ». Nous devons nous en souvenir lorsque nous l’exprimons : la mer, c’est le champ des possibles.

L’intitulé de la thèse qu’il soutient en 1947 est révélateur : « La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II » [5]. Le roi est un cadre et un objet, non un acteur et un sujet. L’acteur, c’est la mer. Le sujet, c’est le monde. C’est dans ce contexte que les mondialisations possibles et successives ont dépendu de la relation à l’espace maritime et des mutations scientifiques et techniques.

L’évolution du transport maritime entraîne ainsi, pour partie, celle des routes, des flux, des réseaux, du début du XIXème siècle au milieu du XXème siècle, à un moment où commence « la maritimisation du monde », caractéristique du second XXème siècle. On observe une relative stabilité des routes maritimes mondiales que décrivait André Siegfried en 1940, à partir du canal de Suez (1869) et du canal de Panama (1914), conçus, construits et contrôlés par les Occidentaux, formant deux routes longitudinales principales, et un « système circulatoire » dont l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord sont les deux pôles [6], qui changent à partir des années 1980.

Dans le cours du second XXème siècle, la révolution du conteneur remet en question le monde maritime du XIXème et du XXème siècles : celui des dockers et des docks, celui des hiérarchies portuaires et maritimes, celui des relations entre la ville et le port [7].

L’histoire du Havre se lit ainsi au prisme et au miroir de ces phases d’ouverture, d’appartenance et de dépendance au Monde : le XIXème siècle havrais en est une illustration, au cœur de l’évolution industrielle, des transports et du port, avec le monde du port et le monde de « la Côte », celui des ouvriers et celui des élites marchandes. A toutes les échelles : là où René Coty pouvait dire, au Havre et du Havre, en 1954 : « La ville, le port. Deux corps, une seule âme. Un seul et même effort, un seul et même essor ! », ce sont aujourd’hui deux réalités urbaines et portuaires juxtaposées, du fait des espaces portuaires et des techniques nécessaires aux navires nouveaux et à la logistique qui leur est indispensable. « Interface » et arrière-pays.

Le concept de « maritimité », qui désigne et conjugue dépendance, interdépendance et indépendance par rapport à la mer y trouve tout son sens.

La « maritimisation » des échanges se traduit par le transport par porte-conteneurs, une production industrielle éclatée (l’« économie du lego »), et ces câbles sous-marins qui sillonnent les fonds des mers, et sont indispensables à l’économie financière. La mer est au cœur des réseaux, des filières, des routes de l’économie mondialisée. Depuis près de trente ans, les réseaux maritimes de l’économie mondiale connaissent une évolution forte. La maritimisation démultiplie la mondialisation : le transport maritime a été multiplié par trois, en volume, de 1990 à nos jours. Faible coût, forte productivité, gros volumes transportés. C’est la clef de l’économie mondialisée. Le Havre - Shangaï par porte-conteneurs coûte moins cher que Le Havre - Paris par voie ferrée. Il y faut des bateaux et des équipages, des constructeurs et des armateurs, de moins en moins européens, même si ceux-ci contrôlent toujours, directement ou indirectement, près de 40% de la flotte mondiale.

La question du contrôle de la filière maritime par les vieilles économies maritimes est en effet posée. Le déclin de leurs chantiers navals au profit de l’Asie est déjà ancien. Leurs compagnies d’armement maintiennent leur activité sous d’autres pavillons. Cependant les trois premiers opérateurs maritimes mondiaux sont aujourd’hui encore européens : Maersk, MSC, CMA CGM, du moins du point de vue de leur siège social et de leurs centres de décision, moins de celui du pavillon de leurs navires ou de leur personnel, sans parler des capitaux.

La force des armateurs chargeurs tient à l’activité productrice de leur Etat d’origine. Les pays d’Asie et d’Asie du Sud-est produisent et transportent à la fois, au contraire des chargeurs transporteurs européens, qui n’offrent qu’un service de transport, quelle que soit la nationalité de la marchandise transportée. Ceux-ci se sont cependant maintenus en organisant une desserte mondialisée à partir de ports situés sur l’une des routes mondiales, en s’adaptant à la nouvelle géographie maritime. Plus mondialisées que leurs concurrents asiatiques, les compagnies d’armement occidentales apparaissent cependant en déclin relatif.

Dans le même temps, la continentalisation progressive de l’économie productive de l’Europe, conséquence de l’ouverture des économies des pays de l’Est, de l’extension de l’Union européenne, du poids économique de la Russie, conduit à un déplacement vers l’Est du centre de gravité de l’économie maritime de l’Europe, vers l’Europe centrale et orientale, danubienne et balkanique. La place de l’Allemagne qui retrouve son arrière – pays, et les difficultés des pays du Sud entraînent aussi une forme de marginalisation de la façade atlantique de l’Europe, c’est-à-dire de la France, découplée de son arrière-pays industriel, financier et marchand, même si le commerce de celui-ci s’effectue toujours par voie de mer … du Nord.

Le contraste est réel entre Rotterdam, dont le trafic atteint l’équivalent de la somme de ceux des ports français, Anvers, premier port « français » de par la structure de son trafic, et Le Havre, au 62ème rang mondial des ports. La moitié des conteneurs qui arrivent jusqu’à la France passent par des ports étrangers [8].

Les routes maritimes mondiales qui relient aujourd’hui quatre ensembles principaux en un système de routes qui font le tour du Monde sont la concrétisation de la polarisation des richesses. On y retrouve la vielle route longitudinale est-ouest, désormais conteneurisée, et ces nouvelles routes ou « corridors », du nord-ouest, du nord-est, du sud en pleine expansion, dans une remise en cause des hiérarchies. De l’Atlantique au Pacifique.

Les flux immatériels y acquièrent enfin une importance nouvelle : fibres optiques, liaisons sous-marines, transmissions des données, aux mains de quelques rares grandes entreprises de ce secteur désormais stratégique, au premier rang desquelles les entreprises françaises Orange Marine et Alcatel Submarine. Les câbles sous-marins assurent 80% des télécommunications mondiales (téléphone et internet). Le premier câble en fibre optique avait une capacité de 40000 communications téléphoniques, en 1988. Aujourd’hui, ce sont plusieurs dizaines de millions de communications téléphoniques simultanées, près de 300 câbles sous-marins, sur 420 000 kilomètres, à une profondeur maximum de 8500 mètres. La « carte des câbles » à haut débit et celle des trafics les plus importants s’aligne sur celles des flux de transport – comme en 1906 [9] !

La plaque tournante de ce réseau est aux Etats-Unis, capitale financière de la planète et des transactions qui y sont liées, avec plus de 50 câbles, dont la ligne la plus ancienne, vers le Royaume-Uni. Les projets les plus nombreux concernent l’Asie mais aussi l’Afrique. Ces faisceaux de câbles rejoignent des stations d’« atterrissage » littorales situés près des grandes métropoles mondiales, lorsqu’elles sont maritimes : New York, Los Angeles, San Francisco, Tokyo, Hong Kong, Shangaï, Singapour ou Bombay. Ce réseau est stratégique et vulnérable, protégé et écouté, entretenu et perfectionné en permanence. L’Europe - et donc la France - risque de se trouver en marge de ces réseaux-là.

Au cœur de ces enjeux à la fois vitaux, stratégiques et de puissance : l’intensification et la complexification des réseaux d’échanges par voie de mer et sous les mers, qui se lit sur les cartes, et le basculement vers l’Asie du centre de gravité des échanges maritimes.

2. La mer est mouvement : un passage, un territoire, une frontière

C’est dans ce contexte que se pose une double question : celle des seuils ou des passages - qui scandent le fonctionnement de ces réseaux - dont le nombre a augmenté fortement et celle des ports et de leur arrière-pays. Non plus seulement Gibraltar, Suez et Panama, mais Ouessant, le Bosphore, Ormuz et Malacca. Ouessant (60000 navires par an) et Malacca (65000 navires par an, et 80% du pétrole destiné à la Chine) ont détrôné les passages traditionnels, jusqu’à l’élargissement du canal de Panama, qui devrait doubler sa capacité dès l’année prochaine.

Autant de passages stratégiques, encombrés et fragiles, dont la plupart sont, de surcroît, situés dans des zones sensibles au plan politique et militaire.

La question des ports est cruciale [10]. La vraie dépendance du port est à l’égard de la terre. L’espace portuaire est un territoire avec des enjeux et des acteurs, des logiques d’emploi, des conflits d’usages et d’intérêts, aux différentes échelles. C’est ainsi que se pose la question de la gestion des ports et des territoires portuaires. Les stratégies des opérateurs portuaires peuvent en effet ne pas coïncider avec celles des autorités portuaires, comme celles des armateurs ne pas nécessairement converger avec celles des opérateurs. A qui appartiennent les territoires portuaires ? En France, la loi de 2008 a fait de l’Etat un rentier qui loue les « domaines » de l’Etat par appartements : aux villes, aux autorités portuaires, aux opérateurs. La cohérence des politiques urbaines, portuaires et maritimes n’est pas toujours aisée à déterminer.

La vraie puissance du port se joue donc dans sa relation à l’avant et à l’arrière-pays et dans les possibilités de massification des flux, qu’ils soient ferroviaires, fluviaux ou routiers. La notion de « façade » maritime et de réseaux portuaires et maritimes prend ici tout son sens, comme l’illustre la constitution de ces plateformes multimodales insérées dans des réseaux internationaux, terrestres, aériens et maritimes que l’on appelle les « hubs ».

Un exemple historique pourrait l’illustrer. La décision du général de Gaulle de retirer les forces françaises des organismes militaires intégrés de l’OTAN, en 1966, décentre les liaisons maritimes de l’OTAN, jusque-là assurées par Le Havre, Nantes et Saint-Nazaire vers Anvers, Rotterdam et Hambourg. Coïncidence ou relation de cause à effet dans l’évolution des hiérarchies relatives des ports européens au cours des décennies qui suivent ?

L’essentiel est là : les routes, les flux, les ports font partie de ces « infrastructures vitales » qui conditionnent la continuité de la vie nationale. D’autant que les ressources transportées par la mer, comme ses ressources propres sont des richesses, qui font l’objet d’une véritable « appropriation territoriale », c’est-à-dire d’une transformation progressive d’un espace ouvert à tous en un territoire, avec ses acteurs, ses limites et ses enjeux. Un « merritoire », si l’on veut.

Dans la continuité des accords de Montego Bay (1982), les trente dernières années ont bien vu en effet la répartition de l’espace maritime en territoires d’exercice de la souveraineté des Etats : mer intérieure et mer territoriale, zone économique exclusive (ZEE), avec son extension jusqu’aux limites du plateau continental, avec des querelles qui pourraient dégénérer en conflits, comme en Mer de Chine ou dans l’Arctique, espaces de contestations à proprement parler territoriales, voire de refus de l’application des conventions internationales existantes.

La question se pose aussi de l’accès à la mer pour les Etats purement continentaux ou n’ayant qu’une étroite façade maritime. A contrario, les Etats-Unis disposent ainsi du premier domaine maritime du monde, avec 11,5 millions de km2 et la France du deuxième, avec près de 11 millions de km2, pour l’essentiel outre-mer.

La question des « frontières maritimes » est donc névralgique, même si la frontière en mer est, par essence, d’une nature différente de la frontière terrestre, à laquelle elle ajoute la dimension de la profondeur. Elle débouche sur l’exercice de la souveraineté par la puissance qui l’assure et l’assume. La mer, pourvoyeuse de richesses, espace d’échanges et de communication, est un espace d’exercice de la puissance.

3. La mer est, dans l’histoire, le lieu et le moment de l’expression de la puissance.

L’Angleterre dispose d’une Marine de guerre permanente dès les Plantagenêts, sous Edouard III. Si Le Havre est créé port comme de guerre, en 1517, il faut attendre 1626 et Richelieu pour que cela soit le cas en France, alors même que l’Armée permanente avait été créée par l’Ordonnance du 2 novembre 1439, sous Charles VII.

Ce n’est pourtant que dans le dernier tiers du XVIIIème siècle que la France dut se mesurer aux enjeux d’être ou ne pas être une puissance navale. Lorsque Choiseul prend en charge, en 1761, la Marine, celle-ci est désorganisée et humiliée. Standardisation des matériels (le 74 canons deux ponts), réforme des études, escadre d’évolution n’empêchent pas 1763 et la perte de la plupart de nos colonies. Mais l’effort aboutit à la guerre contre l’Angleterre, culmine avec la bataille de la Cheasepeake en mai 1781, reprend dès 1783, continue jusqu’en 1792.

Pour la première fois dans son histoire, la puissance de la France s’est exprimée davantage sur la mer que sur terre, et jamais la mer n’avait encore joué un tel rôle dans l’économie du royaume. Les ports de la façade maritime atlantique, de la Manche et de la mer du Nord connurent un essor remarquable, à l’image du port du Havre. Si la France, réputée terrienne, ne tournait pas du tout le dos à la mer dans les années 1780, demeuraient des faiblesses récurrentes : concurrence des priorités stratégiques, manque de marins, défaut de financement de l’effort naval, bref trop peu de continuité, avec un décalage toujours marqué entre l’essor de la flotte marchande et celui, longtemps entravé, de la flotte militaire. On sait ce qu’il en advint lors de l’intermède impérial, jusqu’en 1815. Les conséquences furent fâcheuses et durables [11]. La création des préfectures maritimes, la modernisation des arsenaux, le maintien d’un savoir-faire en matière de constructions navales sont cependant à porter au crédit de Bonaparte, puis de Napoléon 1er [12].

A partir du milieu du XIXème siècle, la conjonction des progrès de l’artillerie, de la protection et de la propulsion, en pleine révolution industrielle, permettent à la France de se hisser au premier rang des marines de guerre qui comptent [13].

Si le XIXème siècle est celui de l’expansion coloniale, des impérialismes, de la domination de l’Europe, c’est bien par voie de mer que se sont constitués les empires coloniaux. Ce sont les marines de commerce qui relient entre elles les possessions coloniales. Ce sont les marines de guerre qui assurent la sécurité des routes maritimes, à partir d’un réseau de bases mondiales dont celles de la Royal Navy lui confèrent, jusqu’à la veille de la guerre de 1914-1918, une position de premier rang dans le monde d’alors.

La guerre de 1914-1918 prouva l’efficacité du blocus allié, face à des empires centraux peu pourvus en colonies et donc confinés en Europe, sans approvisionnements en matières premières ni recours en troupes coloniales ou à celles d’alliés [14]. Le Havre, proche des fronts terrestres, base arrière des routes maritimes, destination des convois, devient un port américain en 1917. Il s’agit là de la part maritime, majeure mais assez méconnue du conflit, sauf dans sa dimension sous-marine : patrouilles, convois, ravitaillement en hommes, en matières premières, en combustibles par voie de mer. L’« Armée de mer » ou Marine nationale y prit toute sa part.

C’est la Grande Guerre sur mer qui, par le siège interminable des empires centraux, permit leur défaite, entre deux batailles de la Marne, en septembre 1914 et à l’automne 1918. C’est la Grande Guerre sur mer qui vit le triomphe des puissances maritimes. L’étude des différents fronts, au premier rang desquels le front maritime, est ainsi décisive dans la compréhension du premier conflit mondial [15].

Les conséquences de la Grande Guerre sont une source d’études des cartes et des frontières, des routes et des flux, des hiérarchies des puissances. A la suite des traités, la Basse - Seine devient pour longtemps le lieu du développement d’une industrie pétrolière nationale : conférence de San Remo, loi de 1928, raffineries et navires pétroliers.

Plus près de nous, la Seconde guerre mondiale s’est aussi jouée sur mer : bataille de la Méditerranée, convois de l’Atlantique et dans le Grand Nord, débarquements en Afrique du Nord, en Normandie et en Provence, combats navals et aéronavals de la Guerre du Pacifique. La Seconde guerre mondiale est gagnée par la première puissance maritime du Monde : les Etats-Unis, et par la première puissance militaire en Europe continentale : l’URSS. Elle ne saurait donc se réduire à la seule « guerre d’anéantissement » qui concerne un front essentiel mais pas unique : le front de l’Est, continental, européen, de 1941 à 1945 et la lutte sans merci de l’Allemagne nazie contre la Russie soviétique et, partout, pour anéantir les juifs d’Europe. Là aussi, l’étude de l’interaction des fronts rend toute leur importance et leur dimension aux fronts maritimes. La guerre est totale. La destruction de la ville du Havre en est un témoin.

La Guerre froide est gagnée en Europe et se joue sur les territoires périphériques : Corée, Indochine,
Asie, Afrique, Amérique latine ... et sur et sous les mers. Elle est placée sous le signe de l’arme nucléaire, dont les sous-marins sont une composante essentielle à partir des années soixante et qui jouent un rôle décisif lors des crises, ainsi celle de Cuba en 1962. Dix ans après, en 1972, date du Livre blanc sur la défense nationale, c’est la première patrouille du Redoutable, lancé à Cherbourg le 29 mars 1967 en présence du général De Gaulle. Composante nationale et maritime de la dissuasion, assurant permanence et continuité de celle-ci, elle est le résultat d’une somme d’efforts financiers, technologiques et humains qui demeurent. C’est la dernière des armes, aux mains du premier des Français !

Ce qui se joue aujourd’hui, c’est le passage de la protection du territoire à la projection de puissance, de la menace aux frontières et de la défense aux frontières, à la menace sans frontières et la défense sans frontières, des enjeux liés aux limites terrestres et aux systèmes d’alliances à la dimension maritime de l’exercice de la puissance, dans les territoires de la mondialisation et du champ des possibles [16].

Avec une conséquence coûteuse et compliquée : la nécessité de disposer, aux ordres du pouvoir politique, d’un outil militaro-naval le plus complet possible, disponible et adaptable en fonction des résultats escomptés, sur un théâtre d’opérations aux dimensions d’un espace maritime, dont la maîtrise est devenue un des éléments de la mondialisation. La hiérarchie des puissances s’en trouve modifiée en profondeur. Puissance et ductilité se conjuguent [17].

A une autre échelle, la sécurité, la sûreté, la sauvegarde maritimes sont les éléments quotidiens de l’exercice de la puissance et du droit des Etats, dans ce territoire mondialisé que devient l’espace maritime. La sécurité maritime et le sauvetage en mer, ce sont la lutte contre les pollutions et la protection des populations. La sûreté maritime et portuaire, c’est la protection des navires et des installations. L’étude du site, de la situation, des risques singuliers du port et de la ville, de la mer et de l’arrière-pays, du milieu et des contraintes du Havre l’illustre. Une étude de cas des risques en Manche et mer du Nord complètera l’analyse.

La sauvegarde et la protection des mers ? La piraterie maritime est un vieux sujet pour l’historien. Dans son De Officiis (livre III), Cicéron ne qualifiait-il pas les pirates de « communis hostis omnium » : les ennemis de tous ? Piraterie, terrorisme, trafics d’hommes et de biens ont un point commun : le recours de plus en plus fréquent à des moyens militaires pour lutter contre ces formes extrêmes de criminalité et le retour d’une insécurité navale appuyée sur des moyens extrêmement faibles mais efficaces.

La France joue, dans ces matières, un rôle singulier dans un contexte national, européen et mondial [18].

D’un Livre blanc à l’autre, de celui de 1972 qui portait sur la défense nationale à celui de 1994 qui portait sur la défense, à ceux qui en 2008 comme en 2013, la Revue stratégique de 2017 comme celle de 2021 portent sur la défense et la sécurité nationale, l’évolution des termes de référence s’est appuyée sur une prise en compte et une étude, par les militaires et les universitaires, des enjeux, des risques et des menaces d’un monde devenu incertain au sortir de la guerre froide.

C’est, dans le même temps et dans le même mouvement, l’importance croissante du rôle et de la place de la dimension maritime des enjeux du monde contemporain qui réapparaît logiquement, parce que la mer est l’expression et le théâtre du champ des possibles. Des espaces maritimes aux territoires de la mondialisation : une réflexion sur les conditions et les paramètres de la puissance et de son exercice au XXIème siècle conduit donc à penser la puissance maritime comme un révélateur de la place et du rang respectifs des Etats dans le monde.

Ils s’adossent à ces territoires que sont les infrastructures vitales du monde maritime, dans une chaîne de continuité de la vie nationale : la terre, le port, le transport, les flux et les réseaux, pour exercer la puissance, sur et sous les mers, sur ce nouvel horizon et ce nouveau théâtre qu’est la mer [19]. Apprendre ce qui dure, pour comprendre ce qui change. C’est bien l’essentiel de ce qui réunit en une belle fraternité ceux qui aiment, comprennent et enseignent la mer : la profondeur temporelle et la permanence de la mer dans notre longue histoire, pour la France dans le monde.

© Tristan Lecoq pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 24/09/2022.

Notes

[1Pour une lecture d’ensemble de la question, voir Tristan Lecoq Enseigner la mer. Des espaces maritimes aux territoires de la mondialisation Collection Trait d’union CNDP/CRDP de l’académie de Rennes, octobre 2013, Enseigner la mer, Paris, Canopé, octobre 2016, sous la co-direction de Tristan Lecoq et Florence Smits et Tristan Lecoq « Des espaces maritimes aux territoires de la mondialisation » in « Géopolitique des océans » Questions internationales numéros 107-108 Paris, la documentation française mai-août 2021

[2Fernand Braudel La dynamique du capitalisme Paris, Arthaud 1985

[3en allemand « Tor zur Welt »

[4Tristan Lecoq « Enseigner la mer, enseigner Le Havre » in « Le Havre, hier et aujourd’hui », conférence du 23 septembre 2017 Précis analytique des travaux de l’académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen, Rouen 2019

[5Fernand Braudel La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II Paris, Armand Colin
1949

[6André Siegfried Suez, Panama et les routes maritimes mondiales Paris, Armand Colin 1940 et du même auteur « Les routes maritimes internationales » in La mer et l’Empire Paris, éditions de l’Institut maritime et colonial, 1943

[7André Vigarié La mer et la géostratégie des nations Paris, Economica 1995

[8Depuis le 1er juin 2021 les ports du Havre, de Rouen et de Paris sont réunis au sein d’un même établissement : HAROPA PORT, le Grand port fluvio-maritime de l’ « axe Seine », structure qui rassemble les ports autonomes du Havre, de Rouen et de Paris et s’inscrit dans une logique de concentration des forces et des atouts de l’ « axe Seine » en matière portuaire.

[9Tristan Lecoq « Les routes des fonds des mers. La colonne vertébrale de la mondialisation » in Annuaire français de relations internationales 2017 volume XVIII Paris, La documentation française/Université Panthéon-Assas Centre Thucydide, juillet 2017 (avec Florence Smits)

[10Tristan Lecoq « Ports et transports. Une nouvelle géographie des mers et des océans » in Questions internationales numéro 70, « Les grands ports mondiaux » Paris, La documentation française novembre-décembre 2014

[11Olivier Chaline La mer et la France Paris, Flammarion 2016

[12« Le préfet maritime. Pièce maîtresse de l’action de l’Etat en mer » Cols bleus numéro 3101 Paris, ministère des Armées novembre 2021

[13Tristan Lecoq « Un avant et un après. La guerre de Crimée et l’évolution des flottes de guerre » Revue défense nationale numéro 832, Paris janvier 2022

[14Tristan Lecoq « Le blocus, la guerre sous-marine, les convois » in « La Marine dans la Grande Guerre », Etudes marines, Paris, Centre d’études stratégiques de la Marine, novembre 2018

[15Tristan Lecoq « La Grande Guerre sur mer. La Marine et les marins en guerre » Revue d’histoire maritime, numéro 22/23 Paris, Presses universitaires de Paris Sorbonne (PUPS), juin 2017, « The United States Navy. Sortir de la guerre, tirer les leçons du conflit, assurer le triomphe des puissances maritimes (1918-1922) » Revue d’histoire maritime, numéro 28 Paris, Sorbonne Université Presses mars 2020, « The United States Navy dans la Grande Guerre. Entrer en guerre, apprendre des Alliés, tirer les leçons du conflit » Olivier Forcade et Olivier Chaline (dir.) « La Fayette, We are here ». L’engagement militaire américain pendant la Grande Guerre. Actes du colloque international des 24 et 25 novembre 2017 Paris, Sorbonne Université Presses Mondes contemporains août 2020 et « La Grande guerre. Le blocus, la guerre sous-marine, les convois » UMR Sirice | « Les Cahiers Sirice » Paris, avril 2021
2021/1 N° 26 | pages 85 à 93

[16Tristan Lecoq « France : de la défense des frontières à la défense sans frontières » in Questions internationales numéro 79-80, « Le réveil des frontières » Paris, La documentation française mai-août 2016

[17Tristan Lecoq « Puissance maritime et puissance navale : la marque du passé, les évolutions au présent, les territoires de la mondialisation » in P. Deboudt, C. Meur-Ferec, V. Morel (dir.) Géographie des mers et des océans Paris, Armand Colin Sedes 2017

[18La création très récente d’une « Direction générale de la mer », dont la titulature peut varier et regroupant à compter du 1er mars 2023 plusieurs administrations en charge de ces sujets, permettra une mise en cohérence encore plus efficace des politiques publiques maritimes (mer, transports, environnement, agriculture et pêches).

[19Tristan Lecoq (dir.) « Les nouvelles frontières de la défense. La mer, l’espace, l’information » étude réalisée par les étudiants des Masters « Armées, guerres et sécurité dans les sociétés » (Sorbonne Université) « Dynamique des systèmes internationaux » (Sorbonne Université) et « Relations internationales » (Paris II-Sorbonne Université) Cahiers de la Revue défense nationale, Paris juin 2020