La Shoah au cœur de l’anéantissement

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La Shoah au cœur de l’anéantissement, sous la direction d’Olivier LALIEU, est un ouvrage collectif paru en 2021 chez Tallandier, Paris (304 p.). Il s’agit pour les historiens d’analyser plus de 300 documents sources.

Par Damien GILLOT [1].

Cet ouvrage « rédigé par des historiens renommés représente une importante contribution à l’histoire de la Shoah. Il place le lecteur au cœur de la machinerie exterminatrice nazie, lui fait comprendre les mécanismes complexes de ce crime monstrueux enfanté par l’implacable volonté hitlérienne. Ce livre est unique et indispensable par la richesse inédite de son iconographie et par la cohérence entre le texte et les documents. » (Serge Klarsfeld, p. 295)

1- Nazisme et antisémitisme (Johann CHAPOUTOT)

Pour tenter de comprendre pourquoi l’Allemagne nazie a persécuté puis assassiné une partie de sa population, l’auteur retrace la judéophobie chrétienne. Les premiers chrétiens blâmaient l’empire romain d’avoir tué Jésus. Mais dès le IVe siècle, quand l’empire romain devient chrétien, ils ne peuvent plus critiquer le pouvoir, donc ils transposent la culpabilité sur les Juifs, en leur reprochant de ne pas avoir reconnu le messie. Ils sont tolérés et jugés utiles mais régulièrement persécutés. L’apparition des religions protestantes poussent chaque confession à prouver leur orthodoxie et stigmatiser toute forme de déviance, d’où le principe de territorialité de la foi. Cette recherche de la pureté requestionne la présence juive. En atteste les écrits violents de Luther contre les Juifs.
La Révolution française dès 1791 apporte l’émancipation juridique des Juifs. Le XIXe siècle est le siècle d’or des communautés juives allemandes. Toutefois, une culture contre-révolutionnaire judéophobe se développe, estimant que la Révolution profitait aux juifs et était issue d’un complot maçonnique puis judéo-maçonnique. Ce siècle est aussi celui de la biologisation qui enferme « le juif dans une identité dont il ne peut se défaire ni par la conversion, ni par le renoncement à une culture ou à un patronyme » (Chapoutot, p. 15).
Les crises morales, économiques et politiques accélèrent l’antisémitisme. La période 1871-1914 en Allemagne est marquée par une crise identitaire à cause « d’une modernisation rapide et d’une révolution démographique ». Le Kaiser pensait en 1914 que la guerre permettrait de faire nation. Le traumatisme de la défaite ne peut pas être dû à la défaillance de l’armée allemande ou de ses chefs, mais nécessairement d’un groupe antinational et internationaliste. Les Juifs, censés être par nature apatrides et cosmopolites par vocation, sont les cibles toutes trouvées, à la fois du coté des trotskystes et des capitalistes états-uniens. C’est à partir de cela que la droite et l’extrême-droite comme le NSDAP développent le concept de völkisch ou ethno-nationalisme, autour du sang et du sol. Le mouvement nazi développe plusieurs slogans et thématiques majeurs : « Les juifs sont notre malheur », la contamination juive, l’anthropologie raciale. Arrivés au pouvoir, les nazis excluent les partis politiques d’opposition et les syndicats. Ensuite, ils mettent en place une série de lois excluant les juifs de toutes les administrations et universités, des loisirs, de l’armée, de la plupart des lieux publics, etc. Ils ne veulent pas mélanger le sang allemand avec le sang juif d’où le slogan « Juden Raus ! » (« Les Juifs dehors ! »). 130 000 Juifs sur 500 000 quittent alors le territoire de 1933 à 1937.

2- L’Europe, guerre et persécutions (Joël KOTEK)

Les nazis veulent bannir les Juifs de leur espace vital. Les Juifs allemands restent néanmoins attachés à leur patrie et ne comprendront la nécessité de quitter leur pays qu’après la « Nuit de cristal » du 9 et 10 novembre 1938. Cependant, 32 pays déclarent leur sympathie à la communauté mais refusent de les accueillir à cause de leur situation économique et sociale, y compris les États-Unis et l’URSS pourtant accusés par les nazis d’être à la solde respectivement du judéo-capitalisme ou du judéo-bolchevisme. Dans les années 1930, même si les nazis incitent les Juifs à partir, les États démocratiques ferment leurs frontières. Les démocraties d’ailleurs disparaissent progressivement avec en parallèle l’apparition d’une législation anti-juive. Beaucoup de Juifs tentent alors de fuir pour n’importe quelle destination : Chine, Japon, États-Unis… L’invasion de la Pologne change la donne car l’Allemagne ne doit plus gérer un demi million à l’intérieur de son territoire, mais des millions.

À l’Est, les pratiques allemandes sont d’emblée violentes avec des lois de plus en plus restrictives comme l’étoile de David en septembre 1941, les actions des Einsatzgruppen, la création des ghettos dans lesquels 800 000 Juifs meurent de faim (25 %). Celui de Varsovie compte jusqu’à 440 000 personnes. Ainsi, pour les dirigeants, les Juifs doivent soit mourir de faim dans les ghettos, soit être exécutés. En vertu du pacte germano-soviétique du 23 août 1939, la Pologne est partagée entre l’Allemagne et l’U.R.S.S. Dans la partie soviétique, les Juifs subissent la terreur stalinienne. L’attaque de l’U.R.S.S. en juin 1941 par l’opération Barbarossa précipite les massacres. Les Juifs subissent les assauts des Einsatzgruppen allemands mais aussi des autochtones polonais, ukrainiens, croates ou baltes.

À l’Ouest, les persécutions sont plus subtiles. Les nazis laissent l’exécution des politiques anti-juives aux administrations locales collaborationnistes, ce qui fonctionne bien en France, Belgique et Pays-Bas. En effet, ces gouvernements isolent d’abord administrativement les Juifs par des lois restrictives pour préparer progressivement les opinions publiques à leur disparition. C’est le cas de la perte de la nationalité française des Juifs d’Algérie par le décret du 7 octobre 1940.
Ainsi, le refus des nations à accueillir les Juifs et la guerre contre l’U.R.S.S. dès juin 1941 poussent l’Allemagne à mettre en place l’élimination des Juifs.

3- L’organisation du génocide (Christoph KREUTZMÜLLER)

Par le protocole de la conférence de Wannsee du 20 janvier 1942, la « Solution finale de la question juive » est intégrée dans les cadres politique et bureaucratique de l’Allemagne nazie. Il y a d’abord une querelle d’historiens entre les internationalistes et les fonctionnalistes (avec in débat interne cherchant à savoir si le processus allait du sommet à la base ou l’inverse). D’après les dernières recherches, ce processus n’était pas prémédité dès le départ par Hitler et les nazis. Le processus va aussi de la base au sommet, avec la pression des radicaux et des arrivistes sur le pouvoir. S’attaquer au Juifs était valorisé et permettait d’obtenir du pouvoir. De même, c’était utilisé pour renforcer les liens entre les non-juifs.

Avant 1933, les juifs allemands subissent la terreur quotidienne des antisémites et se réfugient en ville. La politique nazie incite les Juifs à quitter le pays. Cela ne s’avère pas toujours aisé à cause de la bureaucratie, de la crise monétaire qui empêche le transfert de fonds à l’étranger, de la difficulté de migrer sans argent. La « Nuit de cristal » a pour but d’inciter l’émigration. Le gouvernement souhaite alors déjudaïser l’Allemagne. Il demande aux Juifs de dédommager au double de sa valeur les dégâts du pogrom, et crée l’Agence centrale pour l’émigration juive, qui est vite intégré à l’Office central de la sécurité du Reich (RSHA) jouant un rôle dans la déportation. Il pense alors à trouver une réserve pour les placer (Pologne, Madagascar). Les déportations systématiques à partir de l’Allemagne commencent en octobre 1941. Le fait que tout Juif quittant le pays perde sa nationalité et voie ses biens confisqués facilité le système, permettant à toute la population d’en profiter.

Il est difficile de fixer le point de départ d’un processus et donc de la Shoah. Pour Hannah Arendt, les pogroms de 1938 marquent le tournant vers la terreur, comme un non-retour. Un pas de plus est franchi en 1939 avec l’invasion de la Pologne et la mise en place de ghettos. En 1941-1942, les nazis accélèrent le génocide car le conflit devient mondial. Pour les plus radicaux, l’extermination des Juifs est une condition pour gagner la guerre.
Le génocide devient alors une procédure administrative standard reposant sur des réseaux formels ou informels impliquant beaucoup de complices par antisémitisme, inconscience, cupidité ou malfaisance. La division du travail permet sa mise en œuvre rapide.

4- La mise à mort des Juifs d’Europe (Tal BRUTTMANN)

L’opération Barbarossa du 22 juin 1941 marque un tournant. L’Armée rouge résiste plus que prévu à l’Allemagne qui compte plus de victimes en un mois que depuis 1939. Les nazis liant la résistance de l’Armée rouge avec le danger judéo-bolchevique, l’extermination des juifs s’accélère par des groupes mobiles de tuerie (fusillades et camions à gaz) et par la mise en place de centres de mise à mort. Pour les nazis, l’entrée en guerre des États-Unis est aussi une preuve du « complot juif mondial », avec les « Juifs de Wall Street » venant au secours de ceux de Moscou. Cela explique la mise en place rationnalisée de la « Solution finale » le 20 janvier 1942 lors de la conférence de Wannsee.

Les centres de mise à mort sont les instruments centraux recevant tous les Juifs déportés d’Europe – Afrique du Nord incluse -, aidés par les alliés collaborationnistes du Reich comme la France, la Belgique ou les Pays-bas, qui gèrent les rafles. Seul Auschwitz pré-sélectionne pour de la main d’œuvre. La quasi-totalité des administrations allemandes est impliquée dans le processus (Justice, économie, transport...). Le projet devait aller au-delà de l’Europe. Certains pays comme L’Estonie ou la Serbie se déclarent « Judenfrei ». Dès l’été 1942, la « Solution finale » bat son plein à travers l’Europe. 2/3 des victimes ont été assassinées fin 1942.

5- Le complexe d’Auschwitz-Birkenau (Piotr M.A. CYWISKI)

La Shoah commence à l’Est par les ghettos et les exécutions par balles. Son apogée se situe avec la construction de sites d’extermination : Kulmhof, Belzec, Treblinka, Sobibor. Auschwitz est utilisé aussi dès 1942. Il est composé de trois camps principaux : Auschwitz I, Auschwitz II- Birkenau, Auschwitz III- Monowitz, et une quarantaine de sous-camps. Auschwitz II-Birkenau est un univers composite. C’est d’abord un camp de concentration des prisonniers politiques polonais, puis dès 1942 un grand centre de mise à mort des Juifs d’Europe, enfin un réservoir de main d’œuvre en régime d’esclavagisme pour pallier le défaut de main d’œuvre allemande dans l’industrie militaire, les ouvriers étant partis au front. Seuls 10 % à 20 % restent travailler, les hommes et femmes de 14 à 40 ans. Les autres sont emmenés dans les chambres à gaz et aux fours crématoires, dépouillés des cheveux et objets précieux. Les cendres sont déversées dans la Vistule, voire servent d’engrais, ou dans la composition des routes ou bâtiments. Chaque chambre à gaz avait une capacité de plus d’un milliers de crémations par jour.

Après des tentatives de mise à mort par le Zyklon B, notamment pour des prisonniers polonais et soviétiques, il est utilisé dans deux chambres à gaz de Birkenau. Le génocide atteint alors un rythme industriel. L’arrivée des convois à Auschwitz est organisée pour sélectionner au plus vite les aptes au travail et les autres. 900 000 Juifs sur les 1,1 millions sont tués dès leur arrivée. La moitié des détenus meurent au travail. Auschwitz-Birkenau compte 200 000 prisonniers non juifs : Polonais, Roms et Sinté, prisonniers divers dont 15 000 soviétiques. Certains sont utilisés pour des recherches pseudo-médicales. Les victimes essaient de témoigner pour prévenir l’extérieur des massacres ou pour permettre de poursuivre les criminels. Des papiers tentent de sortir du camp, les évadés tentent de témoigner. De même, certains cachent les témoignages écrits ou dessinés dans le camp.
Ainsi, Auschwitz est « la plus grande machine de mort du système nazi ». Dans la précipitation, des milliers de documents n’ont pas été détruits.

6- Passivité du monde, résistance des Juifs (Philippe BOUKARA)

L’Allemagne a gagné la guerre dans la guerre contre les Juifs. Le combat contre les civils juifs semblent même être la priorité (cf. testament d’Hitler) d’autant qu’au printemps 1944 elle utilise massivement des trains pour la Déportation alors qu’elle en a besoin sur le front de l’Est. Le Royaume-Uni était au courant des Einsatzgruppen dès l’été 1941. Depuis l’été 1942 les Alliés sont au courant en temps réel des massacres notamment par les évadés, de même les pays neutres, le Vatican, le Comité international de la Croix Rouge. Ils réagissent seulement par la protestation car priorisent les actions militaires. Il en est de même de la majeure partie de la Résistance. Cette inertie internationale a commencé en 1938 avec « l’abandon des Juifs » (David Wyman) devenus réfugiés. Elle s’explique aussi par l’invraisemblance des faites rapportés et la difficulté à décoder tous les documents d’Enigma dont certains sont des faux.

Même si cela n’est pas quantifiable, beaucoup de citoyens anonymes, certains connus, aident cependant individuellement à la survie des Juifs : silence pour protéger, regard détourné d’un policier, aide au refuge en campagne, don de nourriture… L’État d’Israël crée ainsi en 1953 la distinction de Juste donnée à ceux qui ont sauvé des Juifs au péril de leurs vies. Depuis 1963, près de 28 000 Justes ont été reconnus, issus de toutes catégories sociales.

La Résistance juive s’organise. Elle obtient des fonds des États-Unis. Les rabbins y ont une place centrale. Il s’agit notamment de sauver des vies (faux papiers, faire passer la frontière vers un pays neutre, trouver des familles d’accueil, faire parvenir des subsides…). Cela concerne aussi les femmes juives qui résistent pour sauver des vies notamment pendant les rafles. Des Juifs s’engagent dans la Résistance armée, tels les Éclaireurs israélites de France ou les Jeunes sionistes qui rejoignent le maquis... On peut noter aussi les trois révoltes des Sonderkommandos à Treblinka et Sobibor en 1943 permettant des centaines d’évasions, à Auschwitz-Birkenau en 1944. Il y a aussi des dizaines de révoltes dans les ghettos. 20 000 Juifs combattent contre l’Allemagne à l’Est. À l’Ouest, des Juifs rentrent dans des groupes de résistants, principalement communistes. Il y a enfin la Résistance spirituelle qui consiste à faire passer, clandestinement, la culture juive aux générations futures.

7- Les derniers jours (Olilvier LALIEU)

À l’automne 1944, l’Allemagne a réussi à éradiquer les Juifs de certains territoires comme le cœur du Yiddishkand en Europe de l’Est. La moitié des Juifs recensés ont alors été assassinés. Avec l’Allemagne prise en étau, le camp d’Auschwitz-Birkenau cesse d’être l’épicentre. Dès l’été 1944, les prisons et camps d’internement sont vidés. Les derniers convois européens se font à l’automne.

Fin 1944- début 1945, le système concentrationnaire est à son paroxysme. La demande en main œuvre pour la fabrication d’armes dans cette « guerre totale » offre une survie supplémentaire aux Juifs. L’arrivée des troupes alliées perturbe cette planification et incitent les Allemands à déplacer les détenus et effacer des preuves. C’est le cas le 17 janvier 1945 avec l’épouvantable déplacement des prisonniers d’Auschwitz. Le 27 janvier, l’Armée rouge n’y trouvera que 7000 hommes dont Primo Levi et Otto Franck. Toutefois, pour les détenus la menace permanente de morts s’accompagne d’un espoir de liberté possible avec l’arrivée des Alliés.
Des évacués se retrouvent à Bergen-Belsen, qui double sa population en huit semaines et est touchée par une épidémie de typhus faisant des milliers de morts. Les Alliés découvrent des camps et des charniers au printemps. Eisenhower découvert un millier de cadavres dans le camp d’Ohrdruf le 12 avril 1945 et décide de montrer ces assassinats au grand jour. Il faudra des décennies pour comprendre l’ampleur de la tragédie.

Conclusion : Une prise de conscience progressive

Il y a peu de survivants des camps (4 000 sur les 76 000 déportés en France) et ils mettent des semaines voire des mois pour revenir. Ils ont tout perdu, biens et famille, et ne sont ni soutenus ni entendus, revenant dans des territoires dans lesquels l’antisémitisme existe toujours. L’après-guerre glorifie la Résistance, mais considère les crimes contre les Juifs comme accessoires ou englobés dans un tout. Il faut attendre une à deux générations pour que la Shoah prenne sa place dans la mémoire de la Seconde Guerre mondiale. Il faut attendre 2005 pour que le 27 janvier soit déclaré « Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste ».

Site de l’éditeur

© Damien GILLOT pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 03/02/2022.

Notes

[1Professeur et formateur, académie de Dijon.