La réflexion relative à l’enseignement de l’Histoire est ainsi visiblement à l’honneur à la toute fin du XIXe siècle, quand notamment des historiens comme Seignobos, Lavisse [2] et d’autres énoncent et proposent pour lui des finalités, des contenus et des pratiques. A cette époque, si le terme de "didactique" existe bien chez nous, il y signale un autre intérêt, bien plus général et ancien, pour toute éducation, ou bien il est, comme épithète, affecté à qualifier le seul mode magistral et expositif d’un enseignement (le mot a alors des emplois plus vifs en pays germanophones).
Au long du XXe siècle, la réflexion plus générale sur les enseignements scolaires trouve des inspirations du côté des mouvements dits de "l’éducation nouvelle" ou de l’"école active", qui visent à mobiliser l’intérêt de l’élève pour lui faire construire ses propres savoirs par l’action. Elle en trouve ensuite plus encore dans l’écho des psychologies du développement cognitif (Wallon, Piaget...) : le sujet construit ses structures intellectuelles en construisant ses connaissances, et ce "constructivisme" peut aussi se percevoir dans le cadre de ses relations avec les autres. Une réflexion didactique générale se nourrit volontiers de ce type d’appréciation des principes des apprentissages.
A cette rencontre des psychologies et à ce goût pour une psychopédagogie s’ajoute un tout autre ressort, social et politique, dans les années 1960 et 1970, avec l’augmentation des effectifs du secondaire (prolongation de la scolarité obligatoire) et la refonte des contenus scolaires qui touche maintes disciplines (mathématiques, français, physique...) - d’autres pays connaissent aussi des réformes des programmes de formation à la même époque. A la capitalisation des questions posées par la psychopédagogie s’ajoute donc un retour très vif sur les savoirs spécifiques de chaque discipline, et les années 70 et 80 voient se révéler les didactiques disciplinaires et s’approfondir la définition de ce que le terme de "didactique" peut recouvrir. Ces didactiques disciplinaires sont largement et nécessairement autonomes, mais il se produit entre elles des confrontations et des échanges, ainsi qu’une réflexion sur "le" didactique. [3] Une reconnaissance intellectuelle et instituée plus forte de ce secteur s’installe.
Cette double reconnaissance se produit notamment à l’Institut Pédagogique National qui, à partir de 1970, inclut le mot "recherche" dans sa dénomination et fait engager des études (dites encore un temps "pédagogiques") par des équipes d’enseignants, dirigées par Lucile Marbeau pour l’histoire et la géographie, sur les enseignements existants et sur les enseignements possibles à l’école, au collège, au lycée. A partir de 1986, huit "Rencontres nationales" annuelles sur ces deux didactiques y sont organisées. Un département dit "de didactique des disciplines" y est institué en 1990. [4]
Une université s’est tôt manifestée pour assurer cette reconnaissance, grâce d’abord à des "scientifiques". A la veille de la partition de la Sorbonne en sept universités autonomes et diversement multidisciplinaires à la rentrée de 1971, des physiciens avaient fondé, dans la Faculté des Sciences, un département dit "DDS" (Didactique des disciplines scientifiques). Celui-ci passe à l’Université de Paris VII, et ceux des historiens et géographes de l’ancienne Sorbonne qui choisissent aussi cette université le trouvent dans un coin de leur paysage, de même qu’ils rencontrent des mathématiciens portés à la recherche sur l’enseignement de leur matière ; et tous ceux qui se prennent à trouver judicieux l’intérêt pour les didactiques peuvent se retrouver, outre leur propre attache disciplinaire, à l’enseigne d’une UER additive, celle de "didactique des disciplines". Quand au milieu des années 70, le ministère établit la carte nouvelle des formations doctorales, Paris VII en obtient une sous cette dénomination, où l’histoire et géographie figurent comme l’une des options assurées. En fait, la recherche en didactique de l’histoire va pouvoir aussi bien trouver paroisse doctorale ailleurs en France, dans des formations proprement historiennes, là où est cultivé le goût de l’historiographie, de la présence publique de l’histoire, de l’histoire de l’enseignement, ou encore dans celles de sciences de l’éducation, de psychologie, de sociologie...
Au plan international, la didactique de l’histoire était déjà présente et vive un peu plus tôt dans d’autres pays, francophones (Suisse, Québec, Belgique) et autres. Et en 1980, à l’initiative de Walter Fünrohr (Allemagne), Piet Fontaine (Pays-Bas) et Adriano Gallia (Italie), se fonde une Société internationale pour la didactique de l’histoire, statutairement trilingue (allemand, anglais, français), qui tient chaque année une rencontre thématique et devient organisme affilié au Comité international des sciences historiques, signe fort de reconnaissance qui lui permet de rendre la didactique visible et publique à chacun des Congrès mondiaux quinquennaux de la corporation historienne.
Et dans ce qui s’écrit en France sur l’enseignement de l’histoire, plusieurs études prennent un tour plus résolument didactique et pratique. [5]
Les didactiques disciplinaires appellent trois attentions conjointes : aux savoirs concernés, aux pratiques des enseignants et aux appropriations et aux apprentissages vécus et construits par les élèves - ce que la littérature spécialisée appelle volontiers "le triangle didactique". Le pôle des savoirs mobilise les "savoirs savants" de référence (ici l’histoire écrite et pensée par les historiens), et éventuellement aussi les pratiques sociales ou les usages publics de référence de ces savoirs, [6] et ainsi que leur passage à l’état de savoir scolaire : la filiation n’est en effet pas toute simple des savoirs homonymes au savoir "programmé" et à la construction d’objets d’enseignement. Du pôle enseignant relèvent les divers métiers inclus dans ce rôle et les pratiques de leur intervention. Le pôle des élèves concerne les modalités et les occurrences des apprentissages. Dans les trois domaines, se joue une conscience des effets de l’institution scolaire, qui organise le temps des études, prévoit des sanctions et des évaluations, distribue des rôles qui sont conditions implicites ou explicites des apprentissages, donne portrait aux savoirs par une "culture scolaire".
Dans le dernier quart de siècle, les recherches en didactique de l’histoire, désormais reconnue, et la réflexion collective à son sujet ont sensiblement progressé, ayant affronté à frais nouveaux les vieux défis posés par l’enseignement de l’histoire - et en rencontrant aussi de nouveaux. Plusieurs contributions à ce dossier [7] explorent ces apports. On en évoquera ici les zones principales, en leur faisant seulement écho.
On peut relever d’abord deux centres d’intérêt fondamentaux. La discipline scolaire est l’un d’eux. André Chervel a fortement pointé la réalité propre et autonome de ces entités produite dans et par l’école. François Audigier a consacré sa thèse au modèle disciplinaire français de l’histoire-géographie-instruction civique, à sa constitution à la fin du XIXe siècle et à sa continuité sur plus de cent ans, à son autonomie, à son portrait. Annie Bruter a apporté un prolongement bienvenu à la problématique et à la réalité de la discipline avec la notion de "paradigme pédagogique", pour penser les pratiques d’un temps selon leur principe propre : ce qui régit la pédagogie "normale" communément pratiquée en ce temps. [8] L’autre centre d’intérêt fondamental pour la conscience didactique est celui de l’appropriation de l’histoire par les élèves, étudiée de façon très neuve par Nicole Lautier dans une thèse informée par la psychologie sociale, la psychologie cognitive et quelques analyses majeures de la pensée historienne, et aussi par Théodora Cavoura. [9]
Des études précises ont désormais nourri, au-delà des impressions et des sentiments, la connaissance des états passés de l’enseignement de l’histoire, celle de ce qu’on fait aujourd’hui dans les classes, l’appréciation de ce qui s’y joue, l’organisation ou l’appréciation de ce qui pourrait s’y faire. [10]
Divers traitements récents de notre didactique confluent dans une préoccupation majeure et dans ce qui peut passer pour une enseigne et pour un programme : dans cet enseignement, c’est bien de penser en histoire [11]qu’il s’agit. Il n’y a pas seulement à transmettre des énoncés raisonnablement construits par les historiens, mais à assurer de même pas un rapport raisonnable avec les énoncés historiques, la pratique consciente des modes de pensées de l’histoire et la gestion raisonnée de ses usages publics. Le souci n’est certainement pas nouveau, mais sa revendication et surtout son explication sont majorées, comme s’il était urgent de montrer que nos vieilles finalités revendiquées ne sont réelles et sauvegardées qu’à ce prix consciemment payé.
Historiens & Géographes, n°394, mai 2006, Tous droits réservés.
Illustration : Henri Moniot et Maciej Serwański (éd.), L’histoire en partage 1. Le récit du vrai, Paris, Nathan, 1994.