La marine vénitienne : aux sources de la puissance Dossier n°459 / Article

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Par Pauline Guéna [1].

La marine vénitienne : aux sources de la puissance

En Méditerranée, à la fin du Moyen Âge, la durée de vie d’un navire même traité à la résine de pin ou au goudron dépasse rarement treize ou quatorze années. Rongé par l’humidité, le bois l’est aussi par de microscopiques mollusques qui réduisent progressivement son étanchéité, sa capacité à remonter au vent et à terme sa solidité par gros temps. Posséder une flotte de l’ampleur de celle de Venise, qui compte au sommet de sa puissance plusieurs centaines de galères comme de navires ronds, n’est alors pas qu’une question de richesse. Une telle flotte dépend aussi de la volonté et de l’investissement de plusieurs acteurs, à commencer par les nobles qui dirigent cette république patricienne.

Cet investissement des élites a justifié un intérêt durable des spécialistes de Venise pour les questions navales, amenant parfois à identifier le destin de la cité avec son histoire maritime. Puis la prise en compte du dominio de Terra Ferma, c’est-à-dire l’ensemble des conquêtes vénitiennes qui se multiplient dans le Nord-Est de l’Italie entre XIVe et XVe siècle, s’est imposé dans l’historiographie des années 1970 et 1980, tandis qu’émergeait également une histoire plus urbaine et économique de la ville même : sa forme, ses activités, ses guildes, et son « popolo » - pourtant discret dans des sources promptes à célébrer l’harmonie politique. Il en résulte une image plurielle de la cité : « Commune » italienne, qui rassemble avant la peste plus de 100 mille habitants, c’est-à-dire l’une des villes les plus peuplées d’Occident, Venise est aussi devenue une « Seigneurie » qui étend ses territoires vers la mer comme vers la terre [2]. Au point qu’on cherche aujourd’hui les mots pour qualifier ce pouvoir hybride de Venise : républicaine par ses institutions, seigneuriale dans sa gestion des territoires de Terre Ferme, mais aussi impériale dans l’administration des dépendances maritimes [3]. Examiner la puissance maritime de Venise, c’est donc à la fois revenir sur son extraordinaire déploiement, mais aussi envisager les stratégies politiques et économiques concrètes qui ont permis son maintien depuis les derniers siècles du Moyen Âge jusqu’au début de l’époque moderne.

Le mythe, largement construit par les patriciens eux-mêmes, associe Venise à une « domination éternelle » de la mer. C’est du moins ce que proclame le doge à chaque cérémonie du sposalizio lorsqu’il jette à la mer un anneau de mariage symbolique qui aurait été offert par le pape en 1177. En réalité cette histoire n’est écrite qu’a posteriori, probablement à partir du XIIIe siècle, lorsque la cité marchande de Venise commence à mettre en place les bases réelles de son pouvoir en Méditerranée. Alors que ses marchands sont attestés dès le VIIIe siècle dans les ports byzantins, levantins et égyptiens, c’est au XIe siècle que Venise commence à étendre son pouvoir sur certaines côtes de l’Adriatique, puis avec la quatrième croisade de 1204 qu’elle s’approprie une série d’îles et de côtes issues du démantèlement de l’Empire byzantin. Annexions et conquêtes se poursuivent, mais toujours de manière mesurée, car Venise évite de prendre sous sa protection les villes difficilement accessibles depuis la mer, ou les ports qu’elle s’estime incapable de protéger. Au XVe siècle, les annexions s’accélèrent face au défi ottoman. Bientôt, ce petit empire maritime qui garde toujours le nom de Stato da Mar vénitien s’étend de manière très discontinue du nord de l’Adriatique jusqu’à l’île de Crète, en incluant l’Istrie, la Dalmatie, certains territoires albanais et grecs, ainsi que plusieurs îles parmi lesquelles Corfou. On a d’ailleurs cessé de considérer que l’extension de Venise vers la Terre Ferme était venue remplacer les pertes territoriales en Méditerranée orientale au XVe et XVIe siècle. En réalité, malgré les défaites face aux Ottomans, Venise n’abandonne jamais vraiment ses possessions maritimes, annexant même l’île de Chypre de 1489 à 1571. Cet ensemble morcelé garantit aux navires vénitiens une série d’étapes alliant ravitaillement, protection et débouchés commerciaux, qui permettent à Venise de rester jusqu’au XVe siècle la première puissance maritime de Méditerranée orientale, tout en développant ses activités jusqu’à la mer du Nord.

La marine vénitienne peut schématiquement se diviser en deux sous-ensembles. D’une part, la marine publique, constituée de galères – des navires effilés à faible tirant d’eau, dotés d’une voile mais propulsés aussi par rame et donc relativement maniables. La Commune possède en particulier les « galere da mercato », louées chaque année aux enchères à des armateurs nécessairement patriciens, qui y stockent leurs marchandises avant de voyager en groupe, en respectant un calendrier et une destination prédéterminés par l’État. Ce système de convoi garantit la sécurité face aux attaques en mer et se trouve donc habituellement privilégié pour les produits de luxe : la soie, les épices, l’or, ou encore le caviar, le corail et éventuellement le sucre. Et d’autre part la marine privée, constituée de divers navires dits ronds, car leur coque plus ample leur permet de charger des marchandises volumineuses et souvent de moins grande valeur, comme que le sel, l’huile, le vin, le blé, ou encore la cendre destinée aux industries vénitiennes du savon et du verre. Dans ce cas, les navires appartiennent simplement à un propriétaire ou à un groupe de propriétaires organisés en compagnie, qui peuvent soit l’exploiter en direct, soit le louer pour un voyage spécifique. Cependant cette distinction entre marine publique et privée est à nuancer, d’autant plus qu’on a par le passé exagéré l’importance des « galere da mercato » pour des raisons documentaires.

En effet, la mise aux enchères des galères publiques donne lieu à la rédaction annuelle ou bi-annuelle d’« incanti », ce qui permet d’étudier en série l’évolution des profils des armateurs, des prix, des dates de départ ainsi que du nombre de navires envoyés vers chaque destination. C’est ainsi qu’on sait que les principaux bénéficiaires de ce système, patrons de galère comme investisseurs, appartiennent aux familles patriciennes qui détiennent aussi l’essentiel du patrimoine foncier de Venise, et qui investissent également par la suite en Terre Ferme, et ce jusqu’à la fin du XVe siècle. De plus, cette continuité documentaire permet de dresser un tableau géographique assez précis des liens commerciaux privilégiés.

Venise a commencé à construire ses premières galères vers le IXe siècle, en s’inspirant probablement de modèles byzantins. Les sources du Moyen Âge central étant lacunaires, il est difficile de déterminer quand est mis en place le premier convoi de galères. Mais le nom qui est ensuite donné à ces lignes fixes et par extension au convoi lui-même, la « muda », vient probablement du terme arabe signifiant une durée (parfois la durée d’un marché), ce qui suggère que les premières destinations sont orientales. Entre la fin du XIIIe siècle et le début du XIVe siècle sont mises en place plusieurs lignes desservant l’est de la Méditerranée. Celle de Romanie (qui se prolonge alors jusqu’à Constantinople puis vers la mer Noire), celle d’Arménie (avec escale à Chypre), et celle d’Alexandrie, à laquelle s’ajoute à la fin du XIVe siècle la ligne de Beyrouth. La domination de Venise dans la région est complétée mi-XVe siècle par la mise en place d’une ligne entre la Barbarie et le Levant, ce qui place la Sérénissime en position de force également dans les échanges entre rive sud et est de la Méditerranée. S’étant positionnée comme un intermédiaire incontournable pour s’approvisionner en marchandises orientales, Venise développe alors des lignes de commerce vers la Méditerranée occidentale, et au-delà l’Angleterre et les Flandres. Comme en Orient, la mise en place d’une étape pérenne dans un port s’accompagne de négociations diplomatiques pour avoir le droit de placer un consul, de jouir de garanties douanières et juridiques et parfois de loger les marchands dans un bâtiment réservé. Au début du XVe siècle, le prestige des mude est immense. La vie économique de nombreux ports dépend fortement de leur venue, si bien que les dates d’arrivée et de départ des galères vénitiennes déterminent le prix de nombreux produits.

La fin du XVe siècle marque ensuite le début d’un lent déclin, que les patriciens s’efforcent de limiter pendant presque un siècle, par attachement envers le système qui a fait leur richesse. Malgré ses victoires militaires contre Gênes à la fin du XIVe siècle, Venise a toujours dû faire face à la concurrence de cette cité-marchande, tout en côtoyant dans les ports d’autres « nations », c’est-à-dire, dans la langue de l’époque, d’autres groupes marchands de même origine : des Ancônitains, des Pisans, des Ragusains, ou encore des Catalans, auxquels s’ajoutent progressivement des marchands de Marseille, du Golfe du Lion et, dès la seconde moitié du XVe siècle, quelques Anglais qui préfigurent l’entrée des marins nordiques en Méditerranée à l’époque moderne. Dans le même temps, l’Empire ottoman s’impose progressivement en Anatolie et dans les Balkans, où les conquêtes s’accélèrent après la prise de Constantinople en 1453. Enfin, à ces défis militaires et économiques s’ajoute un changement de paradigme majeur : l’ouverture des routes océaniques aux Européens. En 1498, les Portugais font irruption dans la mer Rouge et se mettent en position de détourner le circuit des épices qui transitait alors via les territoires mamelouks vers Alexandrie, Venise jouant jusque-là le rôle de dernier intermédiaire avant l’Occident. Désormais, les épices arrivent de plus en plus souvent directement dans le port de Lisbonne, où elles peuvent coûter trois ou quatre fois moins cher qu’à Venise. Le Portugais Tomé Pires écrit au début du XVIe siècle : « Qui tient Malacca tient Venise à la gorge ». À partir de ce moment, les mude vénitiennes commencent à rassembler moins de galères, à trouver moins de preneurs, et doivent parfois se rabattre sur des frets de retour de moindre valeur. Le dernier convoi vers l’Orient date de 1569.

Frederic Lane, grand spécialiste de la marine vénitienne, avait alors formulé la théorie suivante : au déclin de la marine publique aurait fait suite le développement de sa marine privée, c’est-à-dire des navires ronds dont les trajets sont moins facilement repérables dans les archives [4]. Renard Gluzman a récemment testé cette hypothèse en calculant le nombre de navires, mais aussi le tonnage global de la marine vénitienne entre 1453 et 1571, selon des estimations basées sur les navires qu’il a pu pister. Il en conclut qu’on observe bien une reprise entre 1540 et 1560, portée entre autres par l’augmentation générale de la démographie et de la demande en Méditerranée, ainsi que par le développement des flottes « coloniales » du Stato da Mar, c’est-à-dire des territoires soumis à Venise qui battent aussi pavillon de Saint Marc. Mais ce regain n’empêche pas, à plus long terme, un déclassement vénitien face à l’augmentation du tonnage de la flotte ottomane d’une part et des diverses flottes occidentales d’autre part [5]. D’ailleurs ce travail récent confirme des travaux qui avaient déjà souligné les limites de la séparation entre marine publique et privée [6], entre autres parce que la marine privée vénitienne est loin de fonctionner de manière totalement autonome.

En effet, vis-à-vis des navires ronds, l’État vénitien applique aussi de nombreuses règles dans le but de renforcer sa domination régionale. Ainsi, chaque navire doit théoriquement embarquer un écrivain qui tient un registre des marchandises chargées et déchargées, sollicité lors des passages en douane. C’est aussi un moyen de s’assurer que les navires battant le pavillon de Saint Marc respectent la préférence pour les ports du Stato da Mar ainsi que l’obligation de faire transiter par Venise les marchandises qu’ils importent en Italie, dans un contexte où la Sérénissime revendique un droit de regard sur le commerce en mer Adriatique, qu’elle considère comme son « golfe ». De plus, Venise subventionne de différentes manières la construction de navires privés, dont l’amortissement financier pourrait sinon prendre plusieurs années tant leur prix est élevé. Par ces différentes politiques, la cité s’assure ainsi d’avoir toujours un certain nombre de navires privés qui, en cas de guerre, peuvent être réquisitionnés pour se battre aux côtés des galères. Cependant le recul des navires d’État ne semble finalement pas avoir été totalement compensé par un âge d’or d’une marine marchande plus libre, entre autres parce que la compétition en Méditerranée reste rude à l’époque moderne.

La marine vénitienne atteint donc son apogée dans les derniers siècles du Moyen Âge. À cette époque elle se trouve au cœur du système vénitien, économiquement comme symboliquement. L’arsenal n’a cessé de croître à mesure que Venise se trouvait confrontée à de nouveaux adversaires. Au début du XIIe siècle, l’implication dans le transport des croisés a suscité la construction de l’arsenale vecchio, installé à l’extrémité est de la ville. Il est étendu au début du XIVe siècle dans le cadre de la rivalité avec Gênes, pour pouvoir accueillir jusqu’à 80 galères, puis à nouveau entre fin XVe et début XVIe siècle, cette fois-ci après les premières défaites face à la flotte ottomane. Véritable microcosme maritime, l’arsenal est chargé de stocker le chanvre, la poix, le goudron et le bois. Un grenier de farine et des fours sont installés à proximité pour assurer le ravitaillement en biscuits, tandis que les chantiers privés se regroupent aussi dans cette zone pour bénéficier d’une partie du matériel et des infrastructures. Il s’agit d’un complexe militaro-industriel qui inspire des administrateurs étrangers jusqu’à l’époque moderne, même si in fine le tirant d’eau de la lagune s’avère trop faible pour s’adapter aux évolutions des marines aux XVIIe et XVIIIe siècle. Mais plus largement, la ville entière est marquée par la place de la marine. Les passes du Lido et certains couloirs de la lagune sont sans cesse drainés pour laisser passer les navires qui viennent charger et décharger, tandis que les palais patriciens s’implantent volontiers le long des canaux afin que les magasins de « l’étage de terre » bénéficient d’une ouverture sur l’eau. Tout ce décor architectural en partie préservé continue à témoigner de l’efficacité d’un système économique et militaire fondé sur la puissance maritime.

© Pauline Guéna pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 24/09/2022.

Image d’illustration : Vue de Venise, Reise ins Heilige Land
Bernard von Breidenbach, gravure de Erhard Reuwich, Mayence, 1486.
Gravure sur bois imprimée sur parchemin (30 x 160 cm), coloriée
BnF, Livres rares, Impr. Rés. Vélins 769, pl. 2
© Bibliothèque nationale de France

Notes

[1Docteure en histoire médiévale. Thèse intitulée :
Entre Venise et l’Empire ottoman : administrer le contact en Méditerranée (1453-1517.)
Co-fondatrice du site Actuel Moyen Age.

[2Élisabeth Crouzet-Pavan, Venise triomphante : les horizons d’un mythe, Paris, Albin Michel, 2004.

[3Géraud Poumarède, L’Empire de Venise et les Turcs : XVIe-XVIIe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2020.

[4Frederic C. Lane, Venise : une république maritime, Paris, Flammario, 1985 [1973].

[5Renard Gluzman, Venetian shipping from the days of glory to decline, Leyde, Brill, 2021.

[6Claire Judde de Larivière, Naviguer, commercer, gouverner : économie maritime et pouvoirs à Venise (XVe-XVIe siècles), Leyde, Brill, 208.