Un musée d’identité culturelle et sociale
Un musée du port ?
Comment expliquer cet attachement à ce lieu devenu, en moins de 30 ans, l’emblème de la ville ?
Certes, le musée à quai retrace l’histoire millénaire de Dunkerque, tour à tour port stratégique en mer du Nord, place-forte espagnole, citadelle imprenable sous Louis XIV, cité de corsaires et/ou encore théâtre de l’opération Dynamo…
Certes, le patrimoine flottant exceptionnel permet de découvrir, de façon originale, les différentes facettes du monde maritime, fluvial et portuaire…
Cette réalité ne permet pas cependant d’expliquer les liens qui unissent les Dunkerquois à ce lieu de culture dont l’existence est intimement liée à la vie sociale et politique depuis les 30 glorieuses. L’histoire avait, pourtant mal commencé : la naissance se déroulait sur fond de désindustrialisation et de réforme portuaire. Le 26 septembre 1992, lors de son inauguration, des manifestants étaient venus troubler la cérémonie.
Un musée des hommes du port ?
C’est pourtant ces hommes du port qui sont à l’origine du musée. Dans les années 70, face à la généralisation des techniques de conteneurisation, les dockers de Dunkerque se mirent à rassembler leurs outils dans le but de constituer un musée professionnel. Jean Deweerdt, alors vice-président du monde portuaire, expliquait en 2012 la genèse de cet équipement, à laquelle il avait grandement participé. « Un jour, Roger Gouvart (responsable du syndicat des dockers et ancien maire de Cappelle-la-Grande, ndlr) et Philippe Barra (transitaire) sont venus me voir pour me proposer de réfléchir à la création d’un musée. En qualité de docker, Roger voulait un musée à la mémoire des activités de manutention. Avec Barra, nous lui avons suggéré d’élargir le champ de réflexion à toutes les activités portuaires. Il y a eu quelques frictions, notamment avec Roger, mais il était possible de discuter. La machine était en route… » (Source : La Voix du Nord 6 février 2022).
En 1982, l’association ACMAPOR (Association pour la création d’une maison de la vie et des traditions portuaires) est créée. Elle fut reconnue par le ministère de la Culture en 1985 et réunit la Communauté urbaine, la Ville de Dunkerque, la Chambre de commerce et d’industrie, l’Union maritime et commerciale, l’Union locale maritime, rejointes en 1988 par l’État, la Région Nord-Pas de Calais et le Département du Nord.
Un lieu vécu
Plus qu’un musée, c’est un lieu qui retrace l’histoire de Dunkerque. Situé dans le quartier de la Citadelle, le musée à quai se déploie au bord du bassin du Commerce, dans le cœur du port historique, celui de Jean Bart, figure emblématique de Dunkerque dont la légende s’est construite au cours du XIXe siècle.
Le Musée portuaire est, depuis son inauguration, en 1992, installé à l’Entrepôt des tabacs. Le bâtiment qui abrite les collections est un des rares à avoir été épargné par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale à Dunkerque. C’était Constant Bourdon, négociant dunkerquois qui avait fait élever en Citadelle plusieurs hangars de ce type. L’actuel entrepôt de 1868 remplaça celui de 1835 détruit par un incendie. Endommagé durant la Seconde Guerre mondiale, l’entrepôt, restauré, rouvre ses portes en 1949. Cédé à la Société d’exploitation industrielle des tabacs et allumettes (Seita) en 1965, l’édifice est fermé en 1972 avant d’être racheté par la Communauté urbaine en 1974, qui le restaure pour y aménager ce musée dédié à la mer et aux activités portuaires.
Un patrimoine industriel en héritage
C’est aussi le contexte de cette naissance qui explique cet attachement au musée : la mutation des espaces industriels accélérée dans les années 70/80. La ville de Dunkerque, plus longtemps épargnée par la crise que les autres espaces de la seconde révolution industrielle, voit monter le chômage. La crise de la sidérurgie, la hausse du prix des énergies et le début de la 3ème mondialisation frappent la fin des 30 glorieuses. La nécessité de faire face à la concurrence des autres ports européens voit la réforme portuaire de 1992 qui provoque une forte hostilité dans les milieux des dockers.
Parallèlement, ces changements économiques et sociaux assez brutaux font prend conscience qu’un monde disparait et qu’il faut en préserver les traces. Emerge ainsi la notion de patrimoine industriel. Cette prise de conscience n’est pas propre au littoral, elle concerne les anciens espaces industriels comme ceux du bassin minier (centre historique minier de Lewarde) ou ceux de l’Avesnois (écomusée de Fourmies).
Ce contexte particulier explique le lien fort qu’entretient le musée avec son territoire (au sens géographique du terme).
Un musée au centre du projet urbain
Le déplacement des fonctions portuaires et industrielles vers l’ouest condamna les activités traditionnelles de la Citadelle. Cet espace devint l’objet d’attention des dirigeants, qui voulaient redynamiser le quartier, et des urbanistes, qui souhaitaient réconcilier les deux espaces « port et ville » qui, jusque-là, n’entretenaient que peu de relations.
D’autre part, la ville manquait de centralité, étirée d’est en ouest, le long du littoral, sans véritablement d’unité (Malo les Bains, balnéaire, Rosendaél encore maraichère, Petite-Synthe, ville nouvelle et industrielle). Dunkerque donc, en quête de centralité, développa un grand projet urbain pour lequel les plus grands spécialistes furent consultés (Richard Rogers, Joan Busquets). Le quartier de la citadelle fut désenclavé et destiné aux activités tertiaires : il devait devenir un pôle culturel et universitaire. Cette vocation culturelle coïncida avec la volonté de certains acteurs locaux, politiques ou économiques, qui désiraient conserver un patrimoine industriel menacé de disparition. C’est le sens du projet Neptune décidé en 1989. Cette reconquête des fronts de mer (water front) était alors en vogue aux Etats-Unis. C’est ainsi que l’historien Patrick Oddone pouvait affirmer : « Le Musée de l’identité portuaire qui s’est imposé dans le paysage culturel et patrimonial de l’agglomération trouve son origine dans la convergence d’initiatives et d’opportunités apparues, il y a maintenant trois décennies, dans le contexte de la réflexion urbaine portant sur l’aménagement du quartier de la Citadelle et du bassin du Commerce ».
Désir de mer, désir de port
Le musée portuaire, musée des hommes du port, est, à la fois, lieu de savoirs et lieu de représentations. Sa muséographie, en mettant en lumière le patrimoine portuaire des XVIIIe et XIXe siècles conforte, en effet, les habitants dans l’image qu’ils se font du passé de leur ville. La mémoire des Dunkerquois est, souvent partielle : les périodes de la grande Course et de la pêche en Islande sont surinvesties. Ces représentations se structurent autour de quelques personnages : Jean Bart avant tout, mais aussi de quelques lieux : la place du Minck (prononcer à la Dunkerquoise en prolongeant et renforçant la prononciation de la voyelle nasale [ɛ̃]), le bassin du commerce, le phare et, enfin de quelques moments festifs comme le carnaval ou les bordées. La présence du port dans les mentalités est une réalité qui s’exprime aussi par l’emploi d’un vocabulaire propre au milieu portuaire : bassin, freycinet, estacade, môle, darse … Le musée participe ainsi à l’identité culturelle des habitants et entretient ce désir de mer, si contemporain.
Ces représentations que la création du musée a enracinées, influent en partie sur les décisions locales, par exemple :
– La création depuis l’an 2000 d’un musée à flot qui enrichit le musée portuaire.
– L’ouverture d’un « port center » en 2021 : les Dunkerquois désirent avoir accès au territoire portuaire pour mieux en connaître les activités, les évolutions. Les acteurs, se fiant aux succès du musée portuaire ont été sensibles aux retombées touristiques potentielles.
– La mise en place de filières liées aux métiers du port, du droit maritime et du commerce international à l’université du littoral.
Ces images éternelles d’un port, véhiculées par le musée, jouent aussi sur les aménagements touristiques et tertiaires autour du musée : cafés, bars, restaurants aux noms évocateurs (« A l’abordage », La Marie Jeanne », « La Pilotine ») donnent aux quais de la citadelle une atmosphère propice à la vie nocturne des marins d’un soir.
© Laurence Degunst pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 24/09/2022.