Faire l’histoire de la Guerre du Pacifique insulaire
Questions liminaires
C’est une question aussi vaste que se demander comment faire l’histoire de la Seconde Guerre mondiale en Europe. Evidemment que le cœur de la guerre 39-45 ainsi que les plus gros centres intellectuels (universités et instituts de recherche) se concentrent sur l’Europe. L’autre face du monde est ainsi le parent pauvre. Le front Pacifique peut être considéré comme un troisième théâtre après celui européano-africain et celui asiatique. De plus, d’autres facteurs rendent ce front moins investi par la recherche : l’adversaire premier reste l’Allemagne ; les populations sont disséminées, moins nombreuses dans les îles ; il s’agit de sujets coloniaux pour la plupart. Autre facteur : la maitrise de la langue nippone est une contrainte majeure pour une étude sérieuse.
Dossier pédagogique sur le film d’animation Le vent se lève qui montre le point de vue japonais (même si le pays fut occupé par les Etats-Unis jusqu’en 1952 donc influencé).
Il a fallu attendre les tensions autour de la mer de Chine et les intérêts récents dans la zone pour que les recherches (en général) s’intensifient sur la région. Le Comité international des sciences historiques ouvre cette année la première commission internationale du Pacifique [2] ! Pourtant le conflit débute a minima 2 ans avant l’Europe, avec la guerre sino-nipponne en 1937 [3], et finit 4 mois après ; le théâtre des opérations du Pacifique est plus vaste que l’Europe et le bassin méditerranéen réunis.
Le front couvre toute la moitié nord du Pacifique (descendant jusqu’à Darwin et les Salomons) si l’on ne compte que les zones de combat, et occupe la quasi intégralité de l’océan avec les bases arrières (Nouvelle-Zélande et Polynésie Française incluses). Il faut dès lors borner le sujet pour espérer y tenir un propos scientifique et surtout extraire de notre étude les pays asiatiques (éviter un déséquilibre et rester dans la thématique Maritime).
Carte des aires (source : Wikipédia)
De quoi veut-on parler ? des combats, des conséquences de cette guerre, de la gestion politique, diplomatique de ce conflit dans cette zone ? Puisque nous concentrons le sujet sur une partie du Pacifique insulaire, faut-il reprendre les anciennes séparations de cet océan par aire [4] (Micronésie, Mélanésie, Polynésie), les îles selon la nationalité de leur colonisateur (ils peuvent être plusieurs sur un même archipel selon les périodes - notamment avec les traités post-Première Guerre mondiale, les vaincus ont laissé place à d’autres) [5], les zones de combat ou les bases arrières (sachant que le front est mouvant donc nécessairement les lieux de batailles deviendront des bases arrières), etc. ?
Enfin une autre approche plus chronologique tendrait à diviser le Pacifique en fonction des mouvements des troupes : 1937 à mai 1942 l’avancée japonaise, mai-juin 1942 à octobre 1944 âpres récupérations alliées, octobre 1944-septembre 1945 Hara-Kiri des Japonais avec les batailles désespérées.
Caractéristiques propres
La Guerre dans le Pacifique insulaire a ses propres caractéristiques : guerre de deux adversaires, qui se préfigure depuis le début du 20e siècle au moins [6] (les autres belligérants sont réellement secondaires).
Ainsi l’historiographie met en sourdine les apports pourtant non négligeables d’autres intervenants comme les Australiens, les Néo-Zélandais certes, mais aussi les populations locales recrutées au cours du conflit (coast-watchers cachés sur des îlots à scruter l’horizon en quête de repérage ennemi, espions, troupes locales et emplois de locaux pour toutes les actions parallèles aux combats, …).
C’est une guerre qui consacre les porte-avions et la guerre aéronavale. Les vieux seigneurs des mers, les croiseurs, perdent de leur superbe et les task forces autour des aéroports flottants sont les cibles à abattre [7]. Se joue également une guerre interne au sein des états-majors pour le commandement des opérations : Armée de terre versus Marine (Macarthur versus Nimitz), ce qui ralentit l’efficacité des actions américaines. Le découpage du commandement est d’ailleurs difficile à suivre entre COMSOPAC, CINCPAC, etc. Ce type de combat d’atolls en îles, en archipel, en motu, doit permettre aux rayons d’action des bombardiers d’atteindre leurs cibles : Tokyo selon la stratégie directe américaine. Car les Etats-Unis face à une nation asiatique et maitrisant le commandement militaire n’ont aucun état d’âmes pour bombarder et éviter, tant que faire se peut, les affrontements humains directs.
Les Japonais subissent jusqu’à leur paroxysme ces attaques, avec en point final les deux bombes nucléaires. Néanmoins leur opiniâtreté oblige souvent les troupes alliées à débarquer, à se battre contre des soldats moins bien équipés ou en sous-nombre. Le traumatisme de cette guerre du Pacifique sera bien plus fort que les autorités ne le perçoivent [8]. Enfin c’est une querelle de nations trop confiantes. Pearl Harbor fut la ligne Maginot des Etats-Unis tandis que les Japonais sous-estiment la machine de guerre industrielle américaine (il en va de même, régulièrement, avec les codes et le renseignement, chacun se sentant protégé alors qu’il est déjà déchiffré par l’adversaire).
Un océan de chemins
Sous quel angle aborder la mer dans cette guerre ? Si en temps de paix l’océan est perçu nourricier et comme un écosystème, pendant la guerre, les troupes ne l’investissent pas comme cela. Il y a bien sûr quelques pêches de plaisir dans les bases arrières, et parfois en utilisant l’équipement militaire comme la dynamite, mais pas de prélèvement à grande échelle. D’abord parce que l’armée assure son approvisionnement en l’organisant depuis leur propre port mais aussi dans un souci de sécurité sanitaire (la ciguatera, autres maladies ou intoxications).
Du point de vue des continents, la mer est une frontière, une barrière. Du point de vue des îliens l’océan est une myriade de chemins, de ponts, de liaisons avec les autres. Ainsi l’histoire des flux et des réseaux dans le Pacifique se traduit sur plusieurs plans : certes l’aspect purement belliqueux et violents des combats depuis les bases arrières vers le front ; mais plus important encore, toutes les acheminements en amont d’hommes, de matériels, d’informations. Et cela dès le début de la guerre coté Asie-Pacifique : ce sont les ressources nécessaires au Japon qui lui sont envoyées jusqu’à fin 1941 (le nickel calédonien par exemple), les premiers hommes expulsés comme les Vichystes des possessions françaises ou la diaspora japonaise vers les centres de concentration alliés (en Australie notamment), les fonds collectés qui reviennent en Europe (Tonga finance 4 Spitfires grâce à l’appel au don de la reine Salote), etc.
Ainsi le champ le moins abordé de cette guerre concerne les bases arrières et leur fonctionnement. D’ailleurs les Américains ne s’y trompent pas : ils vont directement dans ces archipels du Pacifique sud parfois sans en prévenir les autorités locales. Par conséquent, si les Japonais sont vus (au prisme de leur défaite) comme des occupants envahisseurs, les GI le sont tout autant. Nécessité faisant loi, ils arrivent en force à Nouméa et Efate [9] (non sans avoir au préalable fait quelques missions secrètes de repérage), car ils choisissent souvent leur base en fonction des facilités à s’y implanter. En Nouvelle-Calédonie, les grues pour le chargement, déchargement de nickel, le dragage du port contribuent à une installation plus durable. En Polynésie Française, les GI aménagent Bora Bora comme le seul avant-poste utile de l’archipel, car le plus à ouest).
Flux et réseaux variés
La mer transporte la mort bien sûr avec l’armement (mais aussi le rapatriement des corps imposé par le Congrès américain pour tous ses blessés du Pacifique – hormis ceux dans les épaves [10]), les maladies et les parasites (la tique du bétail, les lianes envahissantes qui font des dégâts colossaux sur les écosystèmes de forêt primaire du Vanuatu [11]) ; mais également les plaisirs.
Les missions du Quartermaster sur le ravitaillement des troupes américaines (source : NARA 7AV 1-05).
Parmi eux, la nourriture avec de nouveaux produits (le coca-cola) et des innovations (les systèmes de réfrigération [12]), le courrier des proches, le tabac, l’alcool, les jeux, les équipements sportifs, les bobines de films, les V disques [13], les troupes de divertissements et vedettes en représentation dans les camps et sur les navires [14], et l’on envisage parfois les prostituées [15]. Sur ces mêmes cargos en retour, reviennent aux Etats-Unis les hommes, les blessés certes et les morts, mais aussi les épouses parfois étrangères [16], les souvenirs (curios acheté avec les soldes car le GI ne sait s’il vivra demain) [17], etc. Au moment des liquidations, l’océan devient aussi la déchetterie avec 58.831 tonnes à Kukum docks à Guadalcanal ou à one million dollars point à Espiritu Santo [18].
Beaucoup de ces flux sont autant de pistes de recherche. La guerre du Pacifique est avant tout une entrée pleine et concrète dans l’ère de la mondialisation, pour ces îles du Pacifique souvent délaissées par leurs métropoles. Ici une histoire culturelle, économique, sociale, mais aussi linguistique et même religieuse [19] est à écrire. Tout s’accélère via la mer, les arrivées de navires étaient avant des fêtes ; elles ponctuent désormais la semaine de façon presque coutumière. Il y a certes des orchestres militaires qui accueillent encore les navires de blessés mais les Liberty Ships déchargent à la hâte. 17 navires en même temps peuvent se délester au quai de Nouméa, du jamais « espérer » du temps des messageries maritimes. Mais les archives sont nombreuses et dispersées dans des capitales des principaux alliés. Un travail titanesque permettrait de quantifier ce que l’océan a amené et repris.
Documentaire sur les Liberty Ships (symbole de la puissance de production américaine)
Ressources
L’historiographie est majoritairement anglophone. A défaut de plusieurs thèses qu’il conviendra de mener un jour sur chaque flux, les professeurs d’histoire peuvent s’appuyer sur quelques ressources existantes et ciblées. En voici quelques exemples.
– Une proposition de l’académie de la Nouvelle-Calédonie pour l’adaptation des programmes sur la guerre du Pacifique
– Ce site fait la liste des films d’Hollywood sur la période
– Ce site recense les jeux vidéo autour de la guerre du Pacifique
© Fanny Pascual pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 24/09/2022.