Le collège sans Byzance, ou la fabrique des aveugles Tribune libre

- [Télécharger l'article au format PDF]

La Rédaction du site internet national et de la revue Historiens & Géographes publie une série de tribunes libres afin d’ouvrir le débat dans le cadre des réflexions de la communauté éducative. Ces textes proposent des points de vue, des analyses qui appellent à la discussion. Ils n’engagent ni l’association ni la Rédaction.

Par Gilles Fumey [1] et Georges Sidéris [2]

Elle a l’air de rien. Enkystée dans le listing fastidieux des programmes de la réforme des collèges, une ligne sans gras ni souligné. Elle fait passer à la trappe un pan entier du savoir de jeunes gavés d’images et d’écrans. Une ligne, juste en dessous de celle bien noire, comme une menace, sur « l’islam, débuts, expansion et cultures ». En dessous donc, « les Empires byzantins et carolingiens entre Orient et Occident » passent à trépas pour la majorité des collégiens puisqu’elle désigne du facultatif. Encore une plainte incompréhensible pour le commun des mortels. Vieille rengaine corporatiste de profs inconsolables sur leur perte territoriale ? Jugeons donc.

Dans les schémas mentaux qui gouvernent notre pensée du monde, « l’Orient et l’Occident » forment un couple solide, binaire, incontestable qu’un Samuel P. Huntington avait conservé sous son scalpel. Mais on sait, depuis quelque temps, que les Japonais « extrêmes-orientaux » sont, à bien des égards, plus « occidentaux » que nous. Mais passons.

Mais ne passons pas sur la perte de Byzance. On ne parle pas de cette époque bénie qui ferait instrumentaliser Byzance comme un paradis perdu. On parle de cette civilisation, pour parler comme Fernand Braudel, à la naissance des images. Oui, Byzance a créé les images dont nous nous abreuvons depuis mille cinq cents ans. Byzance a repris la mosaïque des Romains. Elle a enfanté ce monde de la miniature sur parchemin. D’elle viennent les icônes, puis les tableaux, puis les toiles. Les photographies et les images dont le flot grossissant ne cesse de s’amplifier ? Encore Byzance ! L’image qui fascine les frères Lumière qui la mettent en mouvement ? Byzance toujours. L’image numérique également ? Bien entendu. Et, par ricochet, tous les supports et les formats qui ordonnent l’univers de nos bureaux numérique…

Anthropologiquement, cette dette est colossale. Est-ce qu’un adolescent sur son smartphone aura l’occasion de réfléchir à la civilisation qui a fait naître cette supériorité prise par l’image sur le texte ? Ou cette prime à l’image qui nous fait feuilleter un livre pour y repérer des images avant d’entamer le texte ?

L’école renoncerait à dire les choses essentielles qu’on n’entend que chez elle ? Non pas seulement pour visiter Istanbul ou Ravenne, mais pour savoir de quel mépris de l’image, certaines civilisations sont les victimes.

Gilles Fumey et Georges Sidéris - Tous droits réservés. 12 mai 2015.

Les services de la Rédaction - Tous droits réservés. 25/05/2015.

Illustration : Sébastien Mamerot et Jean Colombe, Les passages d’outremer. Flotte des croisés devant Byzance, XVe siècle. Source

Notes

[1Géographe, Université Paris-Sorbonne

[2Historien