On ne s’est presque jamais intéressé au petit déjeuner. Il ne semble tout simplement pas mériter notre curiosité : on mange plus ou moins la même chose tous les matins et il ne présente pas une grande variété culturelle et géographique, contrairement aux deux autres repas. La littérature propre au petit déjeuner est quasiment inexistante, alors que l’on soupire devant des bibliothèques entières remplies de livres consacrés à l’alimentation et à la gastronomie et réalisés par des spécialistes de domaines divers et variés, de l’anthropologie à la médecine et de la sociologie à la botanique, en passant par la recette de cuisine et le récit de voyage.
Et pourtant, dès qu’on lui prête quelque attention, le petit déjeuner dévoile une histoire étonnante de la mondialisation, que Christian Grataloup nous fait découvrir par son talent de conteur et sa vaste culture. Le récit, adressé d’abord au grand public mais qui devrait également satisfaire l’historien et le géographe, se déroule autour de la boisson chaude, élément central du petit déjeuner, à savoir la trilogie de café-thé-chocolat, toutes des plantes inadaptables au climat tempéré. Le sucre, indissociable de ces boissons, reste pendant longtemps exclusivement extrait de la canne, elle aussi une plante tropicale.
On savait déjà tout-cela : en relation avec la croissance de l’intérêt pour l’histoire globale que nous constatons depuis plusieurs années - et dont Christian Grataloup était un des pionniers justement -, des études scientifiques ainsi que des publications de vulgarisation se sont multipliées sur l’histoire des produits tropicaux, de la plantation, de l’esclavage, de la navigation, etc. Aujourd’hui nous disposons de maintes connaissances sur ces sujets traités dans l’ouvrage. Et pourtant, en étant rassemblées, structurées et racontées par Christian Grataloup, tout ce que nous savons sur ces histoires apparaît sous une lumière totalement nouvelle. L’explication claire des relations interconnectées entre tous les éléments nous permet d’avoir une vision vivante et globale de l’histoire de la mondialisation. Ce que nous apprenons de cette lecture ne se limite pas à l’histoire de ces boissons, loin de là, car la naissance puis le développement du petit déjeuner occidental dépend aussi de l’évolution de l’architecture et du progrès technique de l’électricité, par exemple. Il s’interroge aussi sur le rapport Nord-Sud, une des thématiques chères au géohisotirien. Nous apprécions le véritable art d’assemblage de l’auteur, qui témoigne encore une fois de plus sa vaste connaissance transdisciplinaire.
Le livre se compose de vingt-et-un « épisodes » répartis en trois sections : la première nous raconte la naissance du petit déjeuner au dix-huitième siècle dans l’aristocratie et la grande bourgeoisie européennes. La deuxième partie s’intéresse à l’histoire de la démocratisation en Europe des trois boissons chaudes et sucrées, ainsi qu’à leur diffusion dans les quatre coins du monde. La troisième partie nous guide dans la géopolitique et l’anthropologie culturelle de ces boissons, chaque élément étant explicitement situé dans son contexte historique.
Nous voudrions souligner la qualité exceptionnelle du cahier iconographique : non seulement les illustrations sont nombreuses, belles et soigneusement sélectionnées, mais surtout elles sont amplement expliquées, témoignant d’une grande affinité et d’un attachement particulier de l’auteur à chacune d’entre elles. On aimerait que d’autres auteurs (quand ils ont la possibilité d’insérer de l’iconographie dans leurs publications) fournissent une explication plus détaillée que ce que nous trouvons habituellement aujourd’hui, à l’instar de cet ouvrage.
L’auteur clarifie le caractère mondial et standardisé du petit déjeuner, tout en signalant en même temps sa diversité culturelle et géographique. Il semble que sa fonction sociale, à savoir les personnes avec qui on prend le petit déjeuner, soit un des aspects dont la diversité culturelle est remarquable : la pratique peu collective du petit déjeuner à la française dont l’auteur explique la raison matérielle et historique, serait reprochée au Japon (l’auteur parle aussi de ce pays) comme une négligence des parents (et encore, surtout de la mère !). On serait curieux de connaître la pratique sociale du petit déjeuner dans chaque culture et ses relations avec d’autres activités comme l’école ou le travail.
Nous sommes agréablement surpris qu’un geste banal de la vie quotidienne comme le petit déjeuner puisse ouvrir extraordinairement notre regard sur le monde et son histoire - notre histoire -. Le lecteur découvrira une nouvelle façon de voir le monde, et l’enseignant trouvera des idées et des matières richement exploitables dans ses cours.
Voir la présentation en ligne sur le site de l’éditeur
© Miho Matsunuma pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 20/07/2018.