Le phénomène complotiste Compte-rendu d’un ouvrage de Jérôme Grondeux

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Jérôme Grondeux, historien des idées politiques, inspecteur général de l’Éducation nationale, a conduit des travaux portant sur, Écrire et faire l’histoire, la pensée catholique sociale de Georges Goyau jusqu’en 1914 (1994). Il est l’auteur de, La Religion des intellectuels français au XIXe siècle. Essai sur la modernité religieuse (Privat, 2002), de, Socialisme : la fin d’une histoire ? (Payot, 2012). Par ailleurs, il porte un intérêt aux enjeux de l’éducation aux médias et à l’information, et de l’éducation à la citoyenneté. À ce titre, nous pouvons citer son ouvrage co-écrit avec Didier Desormeaux, Complotisme, Décrypter et agir (Canopé, 2017).
Son ouvrage, Le phénomène complotiste, paru aux Presses universitaires Blaise Pascal de Clermont-Ferrand, nous invite à questionner le complotisme et à en saisir les enjeux et les défis pour les démocraties.

Par Dalila Chalabi. [1]

Le livre [2] est composé de deux parties dont le fil conducteur est le défi que représente le complotisme pour les démocraties libérales.

Aux origines du complotisme

Jérôme Grondeux introduit son ouvrage par une définition du terme « complotisme ». Celui-ci désigne le fait de récuser la version admise collectivement d’un évènement et de démontrer que celui-ci résulte d’un complot orchestré par une minorité, en insistant sur la massification du phénomène. Selon l’historien, le complotisme prend naissance avec les attentats du Word Trade Center et du Pentagone, le 11 septembre 2001, à la source d’une multitude d’interprétations, opposées à la version fournie par le gouvernement américain. Il cite l’ouvrage de Thierry Meyssan [3] qui propose une théorie alternative basée sur une analyse sommaire d’images. Une autre date mérite notre attention, celle de janvier 2015, qui ouvre une nouvelle ère basée sur un négationnisme affirmé et relayé par les réseaux sociaux.

Le complotisme, un phénomène d’opinion

Dans une première partie, Jérôme Grondeux offre une analyse fine du phénomène complotiste. Celui-ci se traduit par la conviction que l’explication d’un évènement, diffusée par les médias, dissimule un complot. Le récit complotiste prend alors naissance à travers la quête d’indices afin de remettre en cause la version officielle. Par ailleurs, l’historien démontre que le complotisme s’est infiltré dans l’opinion publique. Cette situation s’explique par des motivations psychologiques, notamment le mécanisme du déni -travaux de Serge Tisseron [4]- qui suppose une réalité alternative. Le besoin d’unicité et de se sentir différent des autres est à noter. Aussi, il se réfère aux travaux des sociologues qui établissent une corrélation entre le complotisme et la fiction. La croyance dans le paranormal est un levier qui accentue l’adhésion à des thèses complotistes. Le lien entre le complotisme et la crise des institutions est mise en lumière dans l’ouvrage. En effet, les discours des politiques, des scientifiques et des journalistes sont questionnés. L’historien montre brillamment que le combat contre le complotisme peut être perçu comme une limite à toute remise en cause de notre système. Enfin, il souligne les effets d’Internet sur l’opinion, en mettant en valeur le contraste perceptible entre un accès important de l’information via les réseaux sociaux et l’enfermement dans des schémas mentaux.

Le complotisme, un défi pour les démocraties

La deuxième partie de l’ouvrage s’ouvre sur l’émergence du conspirationnisme au XVIIIe siècle. L’historiographie de la Révolution française met en avant l’idée de « complot aristocratique ». L’historien cite John Robison et l’abbé Augustin Barruel en tant que diffuseurs de la théorie des Illuminati, société secrète se référant à la philosophie des Lumières. La Révolution française serait issue d’un complot maçonnique…Les fondements du conspirationnisme sont l’angoisse, l’approche manichéenne des conflits politiques et/ou religieux, et la simplification du réel. L’idée qu’il faut retenir est celle d’une « mise en intrigue du réel ».
Aussi, Jérôme Grondeux analyse les liens entre complotisme et antisémitisme. Au XXe siècle, l’antisémitisme connait un essor, à partir de la diffusion d’un document qui reste une référence à l’heure actuelle, Les Protocoles des Sages de Sion (1903). En effet, l’idée que les Juifs veulent dominer le monde est toujours ancrée dans nos sociétés. Par ailleurs, la Guerre froide est marquée par la montée du complotisme dans les démocraties, surtout depuis la création de la CIA en 1947, conduisant à la croyance en une « vraie politique » qui s’accomplirait ailleurs. L’historien insiste sur la rupture culturelle qui s’opère en 1968, en évoquant la notion de « Révolution de l’horizontalité » qui remet en cause les structures de transmission. L’histoire culturelle permet donc de saisir l’essor du complotisme contemporain.
Néanmoins, le défi actuel est de lutter contre le complotisme qui représente une arme redoutable utilisée par les régimes autoritaires contre les démocraties libérales. L’historien termine cette partie sur les multiples réponses possibles afin de limiter le complotisme. Des réponses légales comme la règlementation européenne de 2022 qui permet de responsabiliser les plateformes et les moteurs de recherche. Des réponses de la société civile, par le biais de sites et de blogs comme les Décodeurs du Monde, afin de vérifier la véracité des informations, de démêler le vrai du faux, de distinguer les faits et les interprétations. Enfin, Jérôme Grondeux met en lumière le rôle de l’École dans le traitement de l’information, dans la réflexion sur l’esprit critique, au cœur des apprentissages.

Il conclut cet ouvrage par des rappels fondamentaux, le retour aux sources pour pratiquer un universalisme ouvert, fidèle à la philosophie des Lumières. Sur le plan culturel, l’enjeu est de donner du sens, à l’École, dans les débats, et à travers une information fiable, afin de comprendre la complexité du monde dans lequel nous cohabitons.
Un ouvrage qui constitue donc un véritable outil de réflexion et de travail pour aborder le thème 4 du programme de HGGSP en classe de Première « S’informer, un regard critique sur les sources et modes de communication ».

© Les services de la rédaction d’Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 06/05/2023

Notes

[1Professeur d’histoire-géographie / EMC et co-animatrice de l’Atelier Citoyenneté de l’APHG

[2Jérôme Grondeux, Le phénomène complotiste, Presses universitaires Blaise Pascal Clermont-Ferrand, avril 2023, 62 p.

[3Thierry Meyssan,11 septembre 2001 : l’effroyable imposture, éditions Carnot, 2002

[4Serge Tisseron, Le Déni ou la fabrique de l’aveuglement, Paris, Albin Michel, 2022.