Origines
C’est au cours des années 1980, sous la présidence de François Mitterrand, que le vocable mémoire remplace progressivement celui de souvenir (hérité de la guerre franco-prussienne de 1870) dans la rhétorique commémorative française [3]. La mémoire de la Seconde Guerre mondiale est alors élevée au rang de patrimoine national [4]. À l’aube des années 1990, dans la perspective du Cinquantième anniversaire de la Libération, de nouveaux chantiers sont engagés par les pouvoirs publics dans certains « hauts lieux » de la Seconde Guerre mondiale, comme la Maison des enfants d’Izieu (Ain) ou le Site national historique de la Résistance en Vercors [5]. Le 16 juillet 1995, le Président de la République Jacques Chirac reconnaît solennellement la responsabilité de l’État français dans les crimes commis pendant l’Occupation. Prononcé cinquante ans après la fin de la guerre, son discours du Vél’ d’Hiv marque un tournant majeur dans les politiques de mémoire. L’action des services de l’État va désormais se renforcer pour faire reconnaître des aspects jusque-là absents de la mémoire nationale, qu’il s’agisse du rôle du régime de Vichy dans la persécution des Juifs ou des actions de sauvetage des Justes de France. À la même époque, les collectivités locales font également montre de volontarisme. On voit ainsi se dessiner, au côté du grand récit national, les contours de mémoires territorialisées à l’échelle d’une ville (Lyon inaugure son Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation en 1992), d’un département (Musée de la Résistance et de la Déportation en Isère) ou encore d’un Parc naturel régional, comme en Vercors. Ces collectivités prennent ainsi parfois le relais de musées associatifs montés dans les années 1960 par des anciens Résistants et Déportés à l’automne de leur vie et soucieux du devenir des collections accumulées. À ce tournant politique s’ajoute donc celui d’une relève de générations des musées et de leurs porteurs. Une première tentative de mise en réseau de ces dispositifs mémoriels est envisagée dès le milieu des années 1990, autour d’une initiative de la Région Rhône-Alpes visant à réaliser un documentaire de témoignages de déportés, qui regroupera neuf structures, mais il faudra attendre le Soixantième anniversaire de la Libération, en 2004, pour que la DRAC et la Région Rhône-Alpes entreprennent d’organiser des rencontres régulières avec les différents organismes publics œuvrant dans ce domaine.
En 2007, les membres de ce réseau naissant, rejoints par des chercheurs en sciences sociales, font le constat qu’il existe des questionnements communs aux différents acteurs publics de la mémoire des conflits. En effet, la disparition progressive des témoins [6], souvent à l’origine de la création de musées dédiés à la Résistance, contraint les institutions à s’interroger sur leurs pratiques et la transmission de ces récits mémoriels. [7]
En parallèle, la recherche historique s’est ouverte à de nouveaux champs, à la fois géographiques et thématiques. La prise en compte de ces connaissances nouvelles, leur restitution à un public exigeant et en quête de sens, devient alors une préoccupation majeure des membres du réseau qui proposent des comparaisons à l’échelle régionale, mais aussi européenne, des politiques de mémoire. C’est dans cette perspective qu’un premier voyage d’étude est organisé à Berlin et au camp de Ravensbrück (Allemagne) [8] ; un second à Turin et en Émilie-Romagne (Italie) et un autre au Mémorial démocratique de la Catalogne à Barcelone suivront. Ces différents voyages exploratoires sur des sites historiques marqués par des événements tragiques (champ de bataille, camp d’internement ou d’extermination) ou connotés de manière plus positive (lieu de vie des maquisards en forêt) ont permis à Mémorha d’appréhender différents types de dispositifs mémoriels. Ce premier travail prospectif centré sur la territorialisation des mémoires a suscité quelques interrogations concernant l’émergence d’« insularités mémorielles », renforcées de nos jours par le marketing territorial. On a pu en effet remarquer que certains sites présentent des visions autocentrées de la mémoire, en faisant correspondre un ensemble géo-historique aux contours mal définis avec une entité administrative contemporaine (auto)labellisée « territoire de la mémoire » ; ceci pouvant susciter une forme d’hypermnésie du dit territoire dans les représentations — et par voie de conséquence de marginalisation des pays riverains qui peuvent légitimement se sentir dépossédés de leur part du récit mémoriel. De tels processus peuvent enfin générer des formes d’essentialisation de la mémoire, qu’exprime la formule : « Au pays de la Liberté » appliquée au Vercors. Fort de cette expérience fondatrice, Mémorha a souhaité accompagner le glissement d’une « mémoire vitrine » et bloquée à des mémoires croisées, interactives et renouvelées à l’échelle régionale.
Un projet
Après plusieurs années de fonctionnement informel, Mémorha se constitue en association en 2011. Dans cet esprit est organisé un voyage d’étude en Belgique en 2012 et, en 2013, un séminaire transfrontalier dans le bassin Genevois sur la thématique du passage (et du sauvetage) des populations persécutées à travers la frontière franco-suisse durant l’Occupation. Une telle démarche s’est étendue en 2015 — dans une perspective comparatiste — aux différentes strates mémorielles du camp de Rivesaltes (Pyrénées-Orientales) et sites connexes de cette région frontalière avec l’Espagne. Les cérémonies du centenaire de la Grande Guerre et du 70e anniversaire de la Libération [9], ont été une occasion privilégiée pour interroger l’évolution des pratiques commémoratives « par en haut » (quelles rhétoriques, quels rites ?), mais aussi pour inventorier les très nombreuses initiatives émanant de la « société civile » en Rhône-Alpes : MJC, centres culturels, bibliothèques et centres d’archives [10]. Même si leurs angles d’approche peuvent s’éloigner de la mise en récit de la période par les institutions publiques, ces différents acteurs contribuent à l’écriture d’une « histoire à soi » nourrie parfois d’une solide érudition [11]. Le 11 novembre 2013, la compagnie Vox international théâtre a organisé une reconstitution « à l’identique » du célèbre défilé des maquis au monument aux morts d’Oyonnax le 11 novembre 1943, ainsi qu’une fresque théâtralisée allégorique sur le thème de la Résistance ayant mobilisé plusieurs centaines de figurants lors de la visite de François Hollande. De telles festivités extrêmement mobilisatrices (plusieurs milliers de spectateurs d’horizon sociogéographiques variés ayant fait le déplacement à Oyonnax) font toutefois ressortir les clivages entre l’Histoire problématisée des chercheurs et les actions mémorielles d’érudits passionnés ou d’acteurs culturels.
En 2018, à l’issue de journées d’études co-organisées avec la régionale d’Auvergne de l’APHG, Mémorha a élargi son champ d’investigation à la nouvelle grande Région Auvergne-Rhône-Alpes, en intégrant le Musée-Mémorial de la Résistance du Mont-Mouchet et le lieu de Mémoire du Chambon-sur-Lignon lié à la thématique du sauvetage des Juifs. Afin de mettre en lumière les nombreuses friches mémorielles de ce vaste territoire, Mémorha travaille, au plus près du terrain, avec les structures muséales, les cercles d’érudition et les chercheurs, à la réalisation d’un portail numérique baptisé Mémospace : outil collaboratif de recensement des sites historiques de la Seconde Guerre mondiale [12]. À terme celui-ci pourrait devenir un centre de ressource documentaire et pédagogique pour les étudiants, les enseignants, mais aussi pour les opérateurs touristiques. À travers ce nouveau chantier s’exprime une des ambitions du réseau visant à mieux comprendre les nouvelles formes de tourisme de mémoire, qui reposent sur le désir de rencontre avec une sorte d’authenticité des lieux et des récits [13]. Fort de cette nouvelle assise régionale, Mémorha a donc co-organisé en 2016, à Moissac (Tarn-et-Garonne) une rencontre centrée sur l’accueil, le sauvetage et la résistance des Juifs (une rencontre précédente, en avril 2013, à Moissac, avait défriché le terrain). Plusieurs structures adhérentes au réseau avaient mené des travaux sur cette thématique durant les deux années précédentes, nourris également des rencontres de Rivesaltes en 2015 et d’Annecy en novembre 2016 [14]. Trois lieux emblématiques, le Chambon-sur-Lignon, Dieulefit et Moissac ont été retenus. Représentatifs de situations qui se rencontrent en grand nombre ailleurs, ils offrent l’opportunité de se risquer dans la micro-histoire : chacun de ces sites offrant une situation à la fois originale et explicable, simultanément, par le recours à des analyses plus générales [15]. Une des réalités communes à ces trois lieux est de compter des « Justes parmi les Nations », selon la terminologie de Yad Vashem (Jérusalem) qui accorde cette distinction.
A la fin de l’année 2018, Mémorha a organisé un voyage d’étude en Pologne [16]. Dans la lignée des précédents voyages d’études en Europe, ce séjour avait pour objectif de développer une compréhension de la destruction des populations juives en Pologne et de la Résistance polonaise, aussi bien dans leur histoire, que dans le processus de construction mémorielle, avec une attention toute particulière consacrée aux récentes politiques mémorielles du gouvernement polonais.
La mémoire de la Seconde Guerre mondiale ne cesse de se recomposer en France, comme en Europe. À partir de l’étude critique des actes commémoratifs et manifestations culturelles de natures diverses (cérémonies, expositions, œuvres d’art, créations théâtrales) de 1945 à nos jours, Mémorha apporte une contribution à l’analyse du redéploiement de ses différentes composantes en interrogeant les pratiques sociales concrètes qui font la présence de ce passé dans les sociétés contemporaines [17].
© Les services de la Rédaction d’Historiens & Géographes via Réseau Mémorha - Tous droits réservés. 12/05/2019.