Les Lettres filmées d’Algérie (1954-1962) Compte-rendu de lecture

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Jean-Pierre BERTIN-MAGHIT, Les Lettres filmées d’Algérie. Des soldats à la caméra (1954-1962), Nouveau Monde Editions et ministère de la Défense, septembre 2015, 368 p., 35 euros.

Compte-rendu par Jean-Charles Jauffret [1]

Spécialiste de l’image, Jean-Pierre Bertin-Maghit montre qu’il reste encore des pistes à ouvrir en matière de guerre d’Algérie. « Ça bouge ! » disait-on dans les années 1950 en découvrant les possibilités d’une petite caméra 8 mm Bauer 88 ou Reinette super HL 9,5 mm. Le film permet de mieux saisir le réel, des instants du vécu. Pour ce faire, l’auteur a réuni un corpus de 72 films dus à 38 soldats-cinéastes, dont 9 militaires de carrière, engagés dans des opérations de « pacification » mais rarement en combat. Ce travail de quatre ans de recherches est fortifié par 29 entretiens dont 23 avec des auteurs de films d’amateurs. Outre des annexes fort riches, plus chronologie et bibliographie, ce livre est accompagné d’un cahier photos de 21 témoins prises en noir et blanc au moment de l’interview, et d’un très utile DVD qui suit les quatre parties de l’ouvrage.

Transcendant le cadre de la micro histoire pour contribuer à la grande histoire des combattants, Jean-Pierre Bertin-Maghit tient compte, tout en conservant un regard critique, de quatre actes de mémoire successifs : le temps de l’enregistrement entre 1955 et 1962, le montage au retour d’Algérie, le dépôt de ces films, à la fin des années 1990, dans des cinémathèques régionales et le rencontre avec l’historien, acte final de (re)mémoration. En ce sens, à la suite des travaux de Sébastien Denis sur les cinéastes militaires en mission en Algérie, le film d’amateur devient objet d’histoire. Dans la première partie où le corpus des soldats-citoyens est précisé (5 ouvriers, 8 commerçants…), l’auteur découvre d’abord des passionnés de cinéma, souvent formés par le père et sa caméra 9,5 mm, et bercés dès le plus jeune âge par les récits familiaux des deux guerres mondiales. Même s’il est difficile en Algérie de trouver des pellicules, ce sont souvent les parents qui offrent une caméra dont le coût est élevé. S’il est interdit de filmer dans cette guerre non reconnue, les témoins disent ne pas avoir été inquiétés par la censure, il est vrai qu’ils s’abstenaient de « prendre n’importe quoi ». Dans l’ensemble, comme pour d’autres enquêtes menées sur la guerre d’Algérie, les soldats-cinéastes estiment avoir perdu leur temps dans ce pays qui les a pourtant fascinés.

L’auteur rappelle que chaque expérience de soldat est singulière et la caméra capture ces instants de vie sous l’uniforme, de la pétanque à Blida (film du DVD), à la vie quotidienne dans un poste perdu du grand Sud ou sur un piton. Cette vie dans un univers retranché, fait de rondes de nuit, d’embuscades, d’une peur prégnante entretenue par les harcèlements de l’adversaire, traduit un sentiment d’isolement que jeux de cartes, méchouis ou baignades dans l’oued voisin ne peuvent occulter. Se filmer, fixer sur la pellicule le sourire figé de ses camarades ou tourner en dérision la vie militaire tient moins du narcissisme que de la volonté d’évacuer l’angoisse, la lassitude et la frustration sexuelle. Pourtant, ces soldats-cinéastes qui filment les rues algériennes lors de défilés ou même lors des manifestations de joie des Algériens lors de l’indépendance, font preuve de curiosité envers ce pays beau et farouche. Des sous-officiers d’active et des officiers passent parfois leur temps de permission à parcourir le bled, tandis que d’autres aux grades plus modestes sont fascinés par les paysages algériens.

Si certains filment simplement leurs copains dans un paysage, d’autres amorcent, par l’œil de la caméra, une relation filmée avec l’Autre, l’Algérien, dont la misère étonne. On filme plus l’Algérie que la guerre (rares images de prisonniers FLN, d’exposition de corps de tués ennemis dans le DVD joint). On se confie à l’historien à propos des exactions dont ces soldats-cinéastes ont été témoins. En bref, ces films révèlent la découverte d’une culture, d’un pays qu’ils ne soupçonnaient pas, hors de la recherche de l’exotisme pourtant présent lui aussi. Chaque image est lourde de sens : Algérie figée par la guerre de ces vieillards immobiles, Algérie des marchés filmée à la dérobée, Algérie cachée, celle de prostituées du BMC de Beni Ounif où deux d’entre elles dansent du ventre et miment la copulation devant des soldats privés de sexe.

Cette empathie a cependant des limites remarque Jean-Pierre Bertin-Maghit, les clivages de la société coloniale perdurent ainsi que les rapports dominant / dominé. Mais encore une fois, la richesse des témoignages évite toute généralisation. Ce livre et son DVD inclus permettent de découvrir deux films qui tiennent du documentaire sur l’Algérie, l’un dû à un géographe, l’autre à un ethnologue, tous deux sous l’uniforme. Ce qui permet de distinguer la carte postale du regard humaniste.

A lire et à regarder.

Jean-Charles Jauffret

Les services de la Rédaction - Tous droits réservés. 28/10/2015.

Notes

[1Professeur d’histoire contemporaine à l’Institut d’études politiques d’Aix en Provence, spécialiste de la guerre d’Algérie et des guerres contemporaines, membre de la rédaction d’Historiens & Géographes.