1. Vous évoquez en introduction le manque d’attention qui a pendant longtemps touché l’étude des enquêtes ouvrières par rapport à d’autres pratiques d’enquête. Dès lors, quels sont les renouvellements qui ont permis la naissance de cet ouvrage ?
Le livre marque l’aboutissement d’un séminaire abrité pendant quatre ans par l’EHESS et correspond aux cheminements de certains d’entre nous autour des questions de santé au travail, ou des rapports entre l’histoire ouvrière et l’observation des ouvriers. Puisque l’enquête elle-même est passée au crible dans toute une série de travaux de sciences sociales, nous étions désireux de revenir sur cette immense corpus des enquêtes ouvrières et de reprendre à nouveaux frais un questionnement des années 1970 sur les enquêtes du XIXe siècle. Nous voulions revenir en partie à l’histoire de la science sociale, en regardant d’autres travaux méconnus. Parmi les auteurs qui nous ont inspiré, il faut mentionner tout le magnifique travail au long cours de Christian Topalov ; ou tout ce que fait depuis très longtemps Antoine Savoye, notamment autour des Leplaysiens. Mais nous voulions sortir d’une stricte histoire des sciences sociales et examiner les enquêtes militantes, en étant attentifs à la manière dont les différents registres ont pu parfois se combiner. D’emblée, nous avons aussi envisagé une perspective ouest-européenne et voulu croiser l’approche de diverses professions enquêtrices (médecins, écrivains,…) autant que différents supports de l’enquête, notamment le cinéma.
2. La première partie de l’ouvrage traite des « Moments » des enquêtes ouvrières. Si des contributions (telle celle de Nicolas Hatzfeld et Cédric Lomba sur « Les cahiers de mai ») montrent les héritages de l’enquête jusqu’au XXIe siècle, vous soulignez néanmoins en introduction qu’à compter des années 1990, la globalisation semble mettre en cause pour certains l’existence même du monde ouvrier. Aujourd’hui, les enquêtes ouvrières sont-elles encore d’actualité ?
Plus que jamais, mais l’angle d’approche s’est déplacé. On les retrouve notamment en lien avec les questions de santé au travail, d’atteintes que le travail porte aux corps des travailleurs et d’inégalités qu’induit la nature des activités sur la vie même de ceux qui les exercent. Si depuis quelques années les risques psycho-sociaux occupent le devant de la scène en matière de risque professionnel, un certain nombre d’enquêtes rappellent que le travail ouvrier, quel que soit le statut facial du contrat d’emploi, existe toujours et qu’il n’est pas sans conséquences ; nous vous invitons à voir l’article suivant, qui a fait date : CAMBOIS E., LABORDE C. et ROBINE J.-M., « La “double peine” des ouvriers : plus d’années d’incapacité au sein d’une vie plus courte », in Population & Sociétés, (2008), no 441, p. 1‑4. D’une manière plus générale, les enquêtes sur les conditions de travail des instituts publics de statistique, lorsqu’ils en mènent, – c’est particulièrement le cas de l’INSEE, pionnier dans ce registre (voir la contribution de Volkoff et Molinié, p. 268 et sv), mais pas du tout de Statbel, l’office belge de statistiques –, ne cessent de souligner ces différentiels d’espérance et de qualité de vie, à rebours des discours lénifiants qui tendent à faire de la condition ouvrière une question définitivement passée.
Dans la sphère francophone, mais à propos d’autres espaces que la France, on retiendra comme illustrations récentes, mais différentes dans leur propos : LATTEUR N., Travailler aujourd’hui : des salariés témoignent, Cuesmes, Éditions du Cerisier, 2017 et LOMBA C., La restructuration permanente de la condition ouvrière. De Cockerill à ArcelorMittal, Vullaine-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2018. Le premier entend rendre visibles des réalités peu connues du travail d’aujourd’hui en donnant la parole aux travailleurs. Le second enquête sur une communauté ouvrière soumise, tout comme l’entreprise qui l’emploie, à un processus de restructuration permanente depuis près de quatre décennies ; le groupe ouvrier choisi, les sidérurgistes, ne l’a pas été au hasard, il s’agit d’un collectif qui, tout en demeurant ouvrier par ses activités est parvenu à hisser son niveau de vie au-dessus de sa condition, avant d’être presqu’entièrement laminé. Cette recherche rencontre une réflexion plus large sur les conséquences de la désindustrialisation, dont l’étude accuse dans la recherche historique francophone un retard en voie de comblement (voy. le n° spécial de la revue 20 & 21. Revue d’histoire, 2019/4 : « La désindustrialisation, une histoire en cours »). Tout comme on en trouve un écho saisissant dans le Goncourt attribué en 2018 à Nicolas Mathieu pour Leurs enfants après eux.
3. La contribution de Jean-Pierre Bertrand (15. « Quand le roman se fait enquête ») souligne l’ambition de Zola ou encore Huysmans, pour des motifs divers, de décrire le peuple dans leurs romans. Au-delà de leur travail de préparation et de renseignement, Jean-Pierre Bertrand note que leurs enquêtes sont imprégnées d’un « imaginaire social » concernant leur sujet d’étude, s’apparentant à des « fictions d’enquête ». Est-ce la scientificité dans la méthode d’analyse qui fait, contrairement à la fiction, la qualité d’une enquête ouvrière ?
La scientificité n’est qu’une composante de ces enquêtes ouvrières, mais une composante essentielle. L’ambition de connaître en mobilisant les outils de connaissance les plus pertinents est présente dès le début de la période retenue. On rappellera à cet égard la curiosité et le sens de l’investigation des médecins mobilisant des informations issues de la conscription pour objectiver les effets du travail sur les corps ouvriers ; on mentionnera la minutie des enquêtes budgétaires menées par Le Play et ses disciples ; on évoquera encore le caractère exhaustif de l’enquête menée auprès de toutes les ouvrières de l’industrie belge du lin au tournant du 20e siècle, ou encore le souci de la qualité de l’information collectée par les équipes de Booth, etc. Des efforts importants sont déployés pour appuyer sur des informations collectées avec rigueur des constats qui ne s’imposent pas sans peine à l’opinion bourgeoise. Notons d’emblée que toutes les enquêtes publiques n’ont pas cet impératif de qualité des observations, que les questionnaires aient été élaborés en fonction de réponses attendues ou qu’ils soient administrés à des publics ciblés, qui excluent généralement des travailleurs eux-mêmes.
Par ces enquêtes, il s’agit certes de mesurer, d’objectiver mais aussi de faire prendre conscience de réalités que certains ne veulent pas voir. Nombre de ces enquêtes ont en effet une évidente dimension militante ; il s’agit de sensibiliser, de mobiliser en vue de l’action, avec des gradients d’engagement parfois bien différents, depuis les jocistes de l’Entre-deux-guerres jusqu’aux opéraïstes italiens des années ’60 et ’70 ou aux Cahiers de mai. Dans ce registre, la qualité de l’information est une condition nécessaire mais pas suffisante, elle s’accompagne souvent d’un appel aux valeurs ou à la sensibilité du lecteur. La qualité de l’écriture en soutien au propos joue dès lors un rôle non négligeable, qui n’est certes pas antinomique avec les préoccupations scientifiques mais relève d’un autre registre.
4. Nombre d’enquêteurs issus des catégories aisées semblent découvrir par leurs travaux un monde inconnu. L’un des enquêteurs du Mass Observation, dans l’Angleterre des années 1930, étudiés par Ariane Mak (25. « Worktown ») se compare à « un vrai explorateur en route pour Bornéo » alors qu’il part à la rencontre des ouvriers de Bolton. Peut-on ainsi assimiler l’enquête ouvrière menée par des observateurs extérieurs au monde ouvrier à un récit d’exploration ?
À l’exemple cité, on peut ajouter celui des enquêtes des années 1840 : la bourgeoisie des nations industrialisées semble assez ignorante des réalités sociales dont elle est géographiquement proche et que les enquêtes ouvrières révèlent. Proche et lointain, l’ouvrier est ce « barbare déjà là » qui appelle l’enquête, comme nous l’écrivons dans l’introduction. Cette dimension est très forte dans les enquêtes du 19e siècle et conduit à souligner le pittoresque des mondes ouvriers, et les dangers qu’il recèle. Une telle attitude traduit la persistance d’un « orientalisme intérieur » comme l’a appelé Xavier Vigna dans L’espoir et l’effroi : toutes choses égales par ailleurs, la bourgeoisie prête aux ouvriers toute une série de traits (le goût de la boisson de la violence, la propension à la paresse et à luxure) qui reprennent des stéréotypes coloniaux. C’est particulièrement vrai dans l’Angleterre victorienne.
Toutefois, une autre tradition de l’enquête, qui prend naissance à compter du travail de Friedrich Engels sur les ouvriers de Manchester, consiste à abandonner ce surplomb pour enquêter aux côtés des ouvriers, dans une interlocution avec eux et par laquelle l’enquête doit concourir à leur émancipation. Dans une telle tradition, la dénonciation de la condition ouvrière, notamment des logements et des conditions de travail, prend une importance cardinale.
5. Le livre s’inscrit dans une logique transnationale, et la richesse des contributions illustre la diversité des enquêtes selon leurs acteurs, contextes et lieux. Toutefois, existe-t-il des États où le personnel politique se soit montré davantage réceptif aux conclusions des enquêtes ouvrières, et ait en conséquence modifié les politiques publiques nationales ?
Le moment 1830-1840 fournit une bonne illustration de la variété des attitudes des pouvoirs publics face à des résultats d’enquêtes assez comparables et menées à propos d’une même problématique : les travail des enfants (âge d’admission, durée).
L’enquête britannique fait figure de pionnière et est suivie de certains effets ; les Factory Acts témoignent d’un début de prise de conscience par les élites britanniques du risque qu’elles prennent de scier la branche sur laquelle elles sont assises. À l’inverse, l’enquête gouvernementale belge de 1843 reste sans effet pendant 40 ans. Enquêtes comparables, même point de départ et issues totalement différentes.
Plus qu’une variété d’attitudes selon les États – manifeste au milieu du 19e siècle, il faut souligner des moments de plus grande prise en compte des résultats de ces enquêtes, comme au tournant du 20e siècle. Mais à nouveau, plus que des différences entre États ou personnel politique, c’est bien plutôt le degré d’organisation et le poids du mouvement ouvrier dans la vie des différentes sociétés qui explique la réceptivité aux résultats des enquêtes.
6. Que pensez-vous du traitement de la question ouvrière à l’époque contemporaine dans le cadre des programmes du secondaire ? De même, en quoi l’enquête ouvrière constitue-t-elle une source d’étude utilisable pour la pratique enseignante au collège et au lycée ?
Nous déplorons la faible place accordée à l’histoire sociale dans les programmes d’enseignement. Ils traduisent à cet égard un conservatisme politique et une régression historiographique.
L’enquête peut constituer une source particulièrement féconde pour au moins trois raisons : d’abord, certains textes ont une qualité rhétorique ou une force accusatoire qui peut séduire les élèves, en particulier au collège. En outre, elle peut documenter à la fois la condition ouvrière et le regard jeté sur elle et donc induire une lecture à un double niveau pour les élèves de lycée.
Enfin, par la variété de ses registres, elle peut aider à faire réfléchir aux fondements scientifiques sur lesquels s’appuie parfois la décision publique. Si la plupart des enquêtes ouvrières sont orientées par le souci de répondre à une préoccupation surgie dans la sphère publique, certaines le font en se parant des apparences d’une science sociale neutre, qui dissimule mal des réponses déjà anticipées et conformes à des intérêts nettement situés. D’autres au contraire, assument plus clairement d’être militantes et de se mener pour défendre des catégories de travailleurs victimes d’une situation à leur yeux intolérable, ce qui n’exclut pas la rigueur de la démarche, par ailleurs utile pour emporter l’adhésion.
Par son objet même autant que par les divers positionnements possibles des enquêteurs, l’enquête ouvrière s’avère un matériau utile pour faire réfléchir les élèves sur les modalités de connaissance du monde social, entre dévoilement, occultation ou passage sous silence. L’enquête ouvrière fournit par ailleurs une bonne illustration de ces investigations où les enquêtés eux-mêmes n’ont pas la parole, ou, au contraire, la prennent d’initiative pour faire entendre une voix qu’une société ne semble pas vouloir entendre.
Présentation de l’ouvrage sur le site des éditions de La Découverte :
https://editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Les_enqu__tes_ouvri__res_dans_l_Europe_contemporaine-9782707199843.html
Pages institutionnelles des auteurs
© Ivan Burel, Xavier Vigna, Eric Geerkens, Historiens & Géographes, 6/05/2020. Tous droits réservés.