Les esclaves oubliés de Tromelin Dossier n°459 / Article

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Par Max Guérout. [1]

Les esclaves oubliés de Tromelin

Histoire d’un naufrage en fraude

Pendant la guerre de Sept Ans opposant la France à l’Angleterre entre 1756 et 1763, la Compagnie française des Indes orientales arme à Bayonne deux flûtes, l’Adour et l’Utile. Les deux navires appareillent le 17 novembre 1760. Cinq mois plus tard, après une traversée sans incident, ils arrivent à l’Ile de France (l’île Maurice actuelle). Après avoir laissé un temps de repos aux équipages, l’Utile est envoyé à Foulepointe, au Nord Est de Madagascar, afin d’y acheter des vivres dont la colonie a besoin. Craignant un blocus de l’Ile de France par la Royal Navy, Desforges Boucher – son gouverneur – demande explicitement à Jean Lafargue – capitaine de l’Utile – de ne pas acheter d’esclaves, afin de ne pas augmenter le nombre de bouches à nourrir.

Le capitaine Lafarque va pourtant enfreindre les ordres reçus et acheter 160 esclaves malgaches, femmes et hommes. Pour dissimuler sa fraude, son intention est de les débarquer sur la petite île Rodrigues, située à l’est de l’Ile de France, puis de les ramener plus tard, discrètement, par petits groupes. Mais à la suite d’une erreur de navigation, le navire s’échoue dans la nuit du 31 juillet au 1er août 1761 sur l’île de Sable, à plus de 500 km au nord-ouest de l’Ile de France. Le navire résiste quelques heures, et finit par se briser sous les assauts de la houle. Les plus hardis gagnent la côte à la nage en s’accrochant à des débris flottants avant que ne soit mis en place un système de va-et-vient avec le rivage. Dix-huit marins se noient, ainsi que près de soixante-dix esclaves malgaches : parqués dans la cale dont les panneaux ont été cloués par crainte d’une révolte, ces derniers n’ont pas été libérés. Les survivants doivent attendre que le navire se disloque pour parvenir à s’échapper.

A la faveur du jour, les rescapés – équipage et captifs – découvrent l’île de Sable : un îlot semi désertique d’un km2, qui émerge d’à peine 8 mètres au dessus des flots et n’abrite qu’une maigre végétation. On installe un camp de fortune en s’abritant sous des voiles récupérées, et l’on tente de sauver des vivres sur l’épave. Très vite est creusé un puits qui permet de se fournir en eau, certes saumâtre, mais potable. Les naufragés entreprennent la construction d’une embarcation de fortune avec les débris de l’Utile, et deux mois plus tard, ce petit navire baptisé Providence quitte l’ile et gagne Madagascar. Faute de place, l’équipage a décidé de ne pas embarquer les captifs malgaches. Avant de partir, les marins leur ont juste laissé quelques vivres et leur ont promis de venir les secourir.

Pourtant cette promesse ne sera pas tenue et c’est seulement 15 ans plus tard que les survivants - sept femmes et un bébé de huit mois – sont recueillis à bord de la Dauphine, une corvette de la Marine royale commandée par Jacques-Marie Lanuguy de Tromelin, qui donnera son nom à l’île.

De l’histoire à l’archéologie : documenter la survie des esclaves abandonnés

Si le contexte historique du voyage de l’Utile, de son naufrage puis du départ de son équipage à bord de la Providence est bien documenté, l’absence d’informations sur la manière dont les malgaches abandonnés ont vécu pendant 15 ans a conduit le Groupe de recherche en archéologie navale (GRAN) auquel s’est joint l’Institut national de la recherche archéologique préventive (Inrap), à organiser entre 2006 et 2013 quatre campagnes de fouilles archéologiques pour tenter d’élucider leurs conditions de vie.

Ces recherches archéologiques menées à la fois sur l’épave de l’Utile et à terre ont permis de retrouver les habitats construits par les naufragés et d’étudier les conditions matérielles de leur survie. A l’évidence, les rescapés – abandonnés dans un grand dénuement – n’ont pas été écrasés par leur situation : elles et ils ont lutté et ont fait preuve d’imagination et de volonté pour surmonter leurs difficultés et leur isolement. Elles et ils ont utilisé les rares ressources qui leur étaient offertes pour survivre. Avec les débris du bateau, ils ont fabriqué les objets de leur vie quotidienne (outils, ustensiles de cuisine). Avec du bois flotté, elles et ils ont alimenté un feu. Elles et ils ont aussi tenté de fuir l’îlot en fabriquant des radeaux de fortune, dont une embarcation aux voiles faites de plumes d’oiseaux tissées…. Enfin, elles et ils ont construit une forme de vie sociale, recouvrant par là même la dignité et l’humanité qui leur avaient été déniées.

Transmettre l’histoire des esclaves oubliés

Dès le début de ce programme de recherche, nous avons envisagé un large éventail de moyens de médiation afin de partager cette histoire en direction du grand public – et plus particulièrement de la jeunesse.
Les résultats de ces recherches ont d’abord été restitués dans le cadre d’une exposition, co-produite par l’INRAP et le Musée d’histoire de Nantes – Château des ducs de Bretagne. Labellisée « Exposition d’intérêt national » en 2015 par le Ministère de la Culture, elle a ensuite poursuivi son itinérance à Lorient, Bordeaux, Bayonne, Tatihou, puis au Musée de l’homme à Paris en 2019. Elle a également été présentée à La Réunion en 2016. Et partout elle a rencontré un grand succès public.

A chaque étape de cette itinérance ont été développées par les lieux d’accueil des propositions d’exploitation pédagogique qui forment aujourd’hui un matériel pérenne, à utiliser en complément d’autres supports de nature variée : film documentaire, bande-dessinée, romans jeunesse ou adultes, ouvrages scientifiques ou de vulgarisation… autant d’œuvres qui permettent de se saisir de cette histoire dans une démarche pédagogique avec de nombreuses possibilités de prolongements interdisciplinaires. A ces actions se sont ajoutées des initiatives spontanées, inspirées de nos recherches, élargissant ainsi l’éventail des actions de mise en valeur du programme « Esclaves oubliés » : œuvres graphiques, une chorégraphie, six romans, un conte, un spectacle musical, une pièce de théâtre d’objets et même - plus étonnant - une recherche psychiatrique sur le thème du traumatisme transmissible non formulé.

À travers le naufrage et la survie des rescapés de l’Utile, ce sont à la fois un pan de l’histoire maritime, mais aussi – et surtout – la question de la traite et de l’esclavage dans l’océan Indien qui sont abordés. L’intérêt toujours renouvelé pour les esclaves oubliés de Tromelin démontre la portée universelle de cette histoire, une histoire de femmes et d’hommes avec qui, grâce à l’archéologie, nous pouvons nous retrouver dans une commune humanité.

Tromelin : une sélection de ressources

Bibliographie

 Max Guérout, Thomas Romon, avec la participation de Véronique Laroulandie, Nick Marriner, Gaël Leroux, Virginie Renson, Philippe Charlier, Odile Zimmermann, Tromelin l’île aux esclaves oubliés, INRAP, CNRS éditions, Paris, 2015. 240 p. (Réédition, revue et augmentée du livre de 2010).

 Max Guérout, Tromelin, Mémoire d’une île, Cnrs Editions, Paris, 2015, 278 p.

 Sylvain Savoia, Les esclaves oubliés de Tromelin, (BD), Dupuis, 2015.

 Alexandrine Civard-Racinais, Les robinsons de l’ile Tromelin. L’histoire vraie de Tsimiavo (roman jeunesse), Belin jeunesse, 2016.

 Irène Frain, Les naufragés de l’île Tromelin, Michel Lafon, 2009. (Roman écrit à partir des recherches historiques de Max Guérout).

Filmographie

 Film documentaire (6 mn), L’Utile, 1761. Esclaves oubliés, produit par Inrap et VIC Prod., réalisateur Jérôme Palteau, mars 2007, en ligne sur le site Internet de l’Inrap

 Film documentaire (52 mn) Les esclaves oubliés de Tromelin, produit par MC4, TV 5 Monde et INRAP, réalisateur Emmanuel Roblin, Thierry Ragobert.

Ressources pédagogiques

Alexandrine Civard-Racinais (autrice du Roman jeunesse Les robinsons de l’ile Tromelin) a recensé sur son site personnel la majeure partie des ressources pédagogiques disponibles en ligne autour de Tromelin pour le premier et le second degré.

Parmi les liens signalons particulièrement :
  Le dossier très complet à destination des enseignants produit par le Musée d’Aquitainede Bordeaux, qui propose notamment des pistes interdisciplinaires (lettres, histoire des arts, arts plastiques…).
  Les cinq vidéos produites par le Musée d’histoire de Nantes – Château des Ducs de Bretagne à l’occasion de la présentation de l’exposition en 2015-2015, disponibles sur la chaine vimeo du musée(tout en bas de la page). Ces courtes vidéos thématiques (moins de 2mn ) permettent d’aborder des point spécifiques (le naufrage, boire et manger sur l’île …).
  Le magazine multimédia dédié à Tromelin sur le site de l’Inrap

© Max Guérout pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 24/09/2022.

Notes

[1Après une carrière d’officier de marine, Max Guérout entame dès le début des années 1980, une activité scientifique qui l’amène à diriger de nombreux chantiers de fouilles sous-marines dans diverses régions du monde. C’est dans le cadre de ces missions archéologiques qu’à quatre reprises, en 2006, 2008, 2010 et 2013, il organise les fouilles sur l’île Tromelin (océan Indien) dans le but d’élucider et de comprendre les conditions de survie des esclaves naufragés. Il a contribué à la fondation en 1982 du Groupe de recherche en archéologie navale (Gran), dont la vocation est l’archéologie sous-marine, l’histoire maritime et le patrimoine culturel maritime.

Ce travail se prolongera encore dans le cadre des prochains Rendez-vous de l’Histoire de Blois ou l’exposition sera présentée à La Fabrique (Blois) du 5 au 30 octobre. Le film documentaire Les esclaves oubliés de Tromelin sera projeté également à La Fabrique, en présence de Max Guérout (vendredi /10, 14h30) .
Une version plus complète de l’exposition est présentée également au Musée maritime basque de San Sébastien (Espagne) jusqu’au début de l’année 2023.