Étrange aventure que la publication de ces archives privées très personnelles que sont les lettres échangées par une femme avec quelques amis et amies et plusieurs membres de sa famille. Rosalie est née Ducrollay à Pontoise en 1745. Fille d’un marchand-mercier, elle reçoit une très bonne instruction dont témoignent ses lettres. Elle épouse secrètement à Paris Marc-Antoine Jullien dont elle a déjà eu un fils prénommé aussi Marc-Antoine. Passionnés tous deux par les idées nouvelles, ils fréquentent les cercles de lecture de Romans et de Valence. Au milieu des années 1780, son mari s’installe à Paris pour suivre la scolarité de leur fils aîné, tandis qu’elle reste à Romans avec le plus jeune, Auguste (en 1780, elle avait mis au monde un petit Bernard, mort de la variole à seize mois, chagrin qu’elle n’a jamais surmonté). Quand éclate la Révolution, la famille est réunie. Son mari est élu député de la Drôme, d’abord suppléant à la Législative il devient député en titre à la Convention. Propriétaire foncier, il fait de nombreux voyages à Romans pour surveiller ses terres mais aussi pour conserver le contact avec ses commettants. Souvent seule, Rosalie lui écrit des lettres très longues et très informées. Lorsque leur fils aîné part à Londres pour parfaire son éducation puis, sur ordre de Robespierre, dans les provinces françaises pour les surveiller – il n’a alors que dix-sept ans – Rosalie lui écrit presque chaque jour de très longues lettres par lesquelles elle le tient au courant de l’actualité parisienne car elle fréquente assidûment la Convention et le club des Jacobins. Père et fils lui répondent de façon plus brève.
La correspondance de Rosalie Jullien est actuellement conservée aux Archives nationales à Pierrefitte-sur-Seine. Microfilmée au moment du Bicentenaire à la demande d’un groupe d’enseignants de Romans qui avaient fondé, sous la houlette de Jean Sauvageon, la Société des Amis de Marc-Antoine et Rosalie Jullien, elle a été transcrite sur fichier Word. Cette documentation a servi de support à des articles et à une pièce de théâtre par la compagnie L’œil nu animée par Christiane et Serge Brozille. Les fichiers ont ensuite été transmis à Denis Peschanski à charge pour lui de trouver un éditeur. Il a contacté Belin, qui m’a contactée. Je me suis plongée dans cet océan (plus de 900 lettres, près de 5 millions de signes !) ayant pour mandat d’en extraire la substantifique moelle (1,3 millions de signes). J’y ai consacré dix-huit mois de travail.
Ici gît le premier écueil : pourquoi couper ? Comment couper ? Sur quels critères ? Comment expliquer ces choix aux lecteurs ?
Pourquoi couper ? Parce que telle était la commande de l’éditeur, commande que j’ai acceptée sans souci car je préfère publier un livre à 23 € pour 560 pages qu’écheniller une édition intégrale, donc en plusieurs volumes, chez un éditeur réclamant un financement – dont je ne dispose pas – et qui pratique des prix très élevés. Nous les connaissons tous.
Comment couper et sur quels critères ? Après avoir fait cinq ou six lectures de l’ensemble, crayon à la main, je me suis imprégnée de la personnalité de Rosalie Jullien, de son regard sur la vie, la famille, la Révolution et ses protagonistes, les journaux qu’elle lit avidement, le coût de la vie etc. j’ai décidé de sélectionner prioritairement le récit des événements, des fêtes, des trahisons et des complots. Rosalie Jullien vibre avec l’événement, elle se documente, reçoit à sa table des députés comme Robespierre, discute sans cesse politique parce qu’elle est transportée par l’événement. Mais comme elle écrit longuement, elle se répète souvent, en particulier lorsqu’elle donne des leçons de modérantisme à son fils dont elle craint, à raison, que la fougue de sa jeunesse ne lui cause quelques ennuis.
Mais il ne fallait pas oublier la femme et la mère. J’ai donc conservé les anecdotes la mettant en scène, femme douloureuse (elle se plaint de migraines et prend de l’opium pour les calmer) et la mère anxieuse qui s’inquiète de la santé chancelante de son fils aîné et se languit quand ses deux fils sont loin d’elle ? Écoutons-la, le 6 mai 1807, regretter leur absence : « Tout au monde est mêlé d’amertume et de charmes. J’ai un petit fagot d’épines sur le cœur, que je tourne et retourne, non sans me piquer. Que fait Auguste ? Que dit Jullien ? ». Mère anxieuse aussi parce que son fils aîné a épousé en Italie, clandestinement, une femme déjà divorcée, qu’elle soupçonne être de mauvaise vie. Elle avait oublié les conditions de son propre mariage… Si elle se charge de placer leur enfant, qui mourra âgé d’un an à peine, elle s’active en même temps pour obtenir le divorce puis un mariage plus convenable pour Marc-Antoine Jullien fils, le robespierriste exalté, le babouviste enflammé qui a subi à deux reprises l’emprisonnement avant de servir un Bonaparte que Rosalie nomme à peine. C’est dans ces élisions que l’on mesure ses sentiments profonds et presque indicibles car elle sait que la poste est contrôlée et que ses lettres peuvent être lues par les espions du premier consul ! Mère avisée aussi, gardienne du confort matériel de sa nichée, elle nous confie son désarroi face aux difficultés d’approvisionnement et à la hausse des prix. Rosalie donne de plus en plus souvent la valeur des choses, qu’il s’agisse des denrées, des tissus ou du bois de chauffage. Elle s’inquiète aussi de la fonte de leur fortune en raison de la banqueroute des 2/3.
Expliquer mes choix aux lecteurs s’est avéré assez délicat, bien que j’aie pris soin de répartir de façon chronologique les lettres en quatre chapitres, chacun précédé d’une introduction. En raison de la précision de ce qu’elle rapporte, il fallait expliquer beaucoup de termes et de noms, donc accompagner la narration d’un appareil de notes considérable. J’ai choisi de réaliser un index avec informations et des notes infra-paginales quand c’était nécessaire. Mais les informations détaillées sur les journaux si nombreux qu’elle lit auraient mérité plus ample information, impossible dans le cadre contraint du présent ouvrage. J’ai développé la question des journaux lors d’un colloque à présent publié L’homme politique et la presse, Clermont-Ferrand, Presses de l’Université Blaise Pascal, 2018. Quant à celle des fêtes, si importantes durant la Révolution française, il faut noter que Rosalie Jullien décrit avec force détails les séances des 7-9 juillet 1793 à la Convention célébrant l’acceptation de la Constitution de l’An I. Cet article sera sans doute publié dans les actes d’un colloque dirigé par Guillaume Mazeau, Regards politiques, politiques du regard.
La réception critique de l’ouvrage a été déconcertante. Un seul point commun : tout le monde admire la grâce et l’élégance du style de Rosalie qui écrit avec humour et légèreté. Lorsqu’elle raconte les journées les plus cruelles – journées d’octobre 1789 ou massacres de septembre 1792, elle nous fait vivre l’inquiétude de ne pas comprendre ce qui se joue, la peur d’entendre des cris et des coups de feu dans la rue. Mais, en une nuit, elle justifie les massacres de septembre. Le lundi matin 2 septembre, à 6 heures du matin, elle écrit « Je suis saisie d’épouvante, d’horreur : je ne sais quels sentiments éprouver. » Et le 6 septembre : « Nous n’avons pas l’air d’un peuple menacé ni d’un peuple abattu, mais d’une grande famille qui est en liesse. Si on se fait de la capitale une autre idée, on ne connaît pas les nouveaux Français. Le voile est jeté sur les hideux tableaux. Les découvertes des plus infernales machinations étouffent les regrets. Si le peuple n’avait pas purgé la terre des scélérats emprisonnés, les scélérats auraient souillé la terre du sang du peuple. » Gloire aux massacreurs qui ont purgé la République de ses ennemis intérieurs et comploteurs ? Rosalie est souvent aussi enflammée que ça tant elle croit à l’avenir de la Révolution. Durant le Consulat et l’Empire, elle consacre ses lettres à ces guerres auxquelles ces deux fils participent. Plus d’enthousiasme alors.
Mais, pour l’écrire vite, chacun a lu chez Rosalie ce qui l’intéressait : Bernard Gainot (dans les AHRF, n°388, 2017/2, en ligne gratuitement) [2] a suivi le fil de la Révolution, des guerres d’Italie et des considérations diplomatiques tandis que Nicole Pellegrin (pour le site H-France, 2017, en ligne gratuitement) [3] a cherché la femme et une histoire genrée qui n’existe pas car Rosalie ne se présente quasiment jamais comme femme. Tout juste écrit-elle, le 20 septembre 1793, après la suppression des billets donnant accès aux tribunes de la Convention : « Je ne suis pas allée à la Convention depuis ton départ. Les tribunes où nous étions, dans le sein de la salle, ne reçoivent plus de femmes. On les a fait évacuer sur je ne sais quel prétexte et cela m’ôte toutes mes commodités pour assister à la séance : paix et aise, ma santé ne me permet pas encore d’aller me fourrer avec la commune des fidèles, place que j’aime pourtant mieux que l’autre parce que j’y étudiais mieux l’opinion publique et que je me trouvais parmi mes vrais amis, les sans-culottes. » Rappelons que la Convention n’est pas interdite aux femmes, comme on l’écrit trop souvent, mais que plus personne n’aura le moyen d’avoir des places réservées, obtenues grâce à ces fameux billets. Malgré tout, Rosalie continue à suivre les séances à l’Assemblée, comme au club des Jacobins, preuve s’il en était de sa passion dévorante pour la politique ! Notons que grâce à Nicole Pellegrin, Rosalie aura sous peu une notice dans le dictionnaire des femmes de la SIEFAR ! Merci à elle, donc, qui admet qu’une femme puisse ne pas être féministe.
La correspondance s’arrête en 1810, Rosalie décède en 1824, peu de temps après son mari en 1821. Leur fils ainé, très intéressé par les sciences de l’éducation, écrit de nombreux livres qui le conduit à faire des conférences au cours desquelles on lui rappelle parfois son passé car le souvenir de la Révolution n’est pas toujours partagé de manière bienveillante… Il décède en 1848.
Voir la présentation en ligne sur le site de la Société des Études robespierristes (SER)
© Annie Duprat pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 19/07/2018.