Les statues de la discorde, Jacqueline Lalouette Compte-rendu / Histoire / Actualité

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Par Emmanuelle Byrdy-Dépaty. [1]

Dans Les statues de la discorde (éditions Passés/Composés, février 2021), l’historienne Jacqueline Lalouette analyse la vague de vandalisme des statues liées à l’histoire de l’esclavage et de la colonisation au cours de l’été 2020, ainsi que les causes ayant conduit à ces actes iconoclastes.

L’approche est mondiale, comparative et a la particularité d’apporter une vision renouvelée sur l’état des lieux de la statuaire, notamment française, et des dégradations commises. Le travail sur la pluralité des sources constitue une des forces de ce livre puisque l’historienne n’hésite pas à citer des articles de presse et des propos de bloggeuses ou de militants pour donner la parole à chacun des protagonistes. Au fil des pages, des photographies agrémentent le propos, renvoyant à la statue de Colbert maculée de l’inscription « négrophobie d’État » que l’on trouve en couverture. Le ton est donné, la découverte peut commencer.

L’auteure nous éclaire d’abord sur l’impact de la mort de George Floyd en mai 2020, catalyseur et amplificateur d’une lutte séculaire de dénonciations des actes racistes. Le mouvement iconoclaste démarre en Amérique du Nord avant de se diffuser dans le reste du monde. Entre mai et octobre 2020, plus d’une centaine de statues subissent un acte de vandalisme allant du déboulonnage à la pose de graffitis (« Was a racist » inscrit sur la statue de Churchill), poussant les pouvoirs publics à en retirer certaines par anticipation. Jacqueline Lalouette met en exergue ce déchainement de violences contre des statues devenues des cibles à abattre pour les faits et/ou propos passés qu’elles représentent. Ainsi, le passage traitant de la protection des statues de Gandhi et de Baden-Powell par une partie de la société est emblématique de la complexité du phénomène. Il semble même qu’aucune statue ne soit épargnée puisqu’au Danemark la petite sirène se voit qualifiée de « racist fish ». L’auteure parle de « guerre des statues ». A l’épilogue de son tour du monde, on constate que ces statues apparaissent comme les témoins oculaires d’un passé souvent difficile à assumer, celui de la tentation de suprématie blanche, de l’esclavage et de la colonisation.

La France n’échappe pas à cette tempête et l’historienne y consacre deux chapitres. Elle rappelle que le pays a connu des actes de vandalisme sur les statues avant le mouvement du 22 mai 2020. Les destructions de statues en France ne sont donc pas à lire uniquement à l’aune de la mort de George Floyd. Dès lors, comment expliquer que les statues de Victor Schœlcher, considéré comme le « père » de l’abolition de l’esclavage, puissent être victime de la haine iconoclaste ? L’historienne y répond par un nécessaire croisement des sources, en pointant les contradictions voire les erreurs factuelles, pour conclure que les attaques contre Schœlcher sont anciennes et reviennent à opposer le rôle des esclaves dans la lutte contre l’esclavage face à la figure de l’artisan de la République libératrice. Vandaliser les statues de Schœlcher reviendrait, dans les territoires ultramarins, à revendiquer une mémoire oubliée, celle des esclaves ayant lutté pour leur affranchissement. Elle poursuit son tour de France en évoquant le sort similaire des statues de Joséphine de Beauharnais, Colbert, Napoléon, le maréchal Bugeaud et bien d’autres. Pour chacun, elle dresse un portrait précis, circonstancié. Le constat est que ces actes ont souvent suivi, derrière des revendications identitaires, des logiques territoriales, qui n’ont pas empêché des incompréhensions : « pourquoi vandaliser Colbert mais non Louis XIV ? ». Une mention particulière est à accorder aux pages dédiées à l’analyse des « reproches » faits aux statues. L’historienne y confronte les statues et leurs détracteurs en cherchant à comprendre pourquoi ces dernières sont l’illustration de la colonisation et sont donc vouées à la destruction.

Quelle solution pour ces statues ? L’historienne pose légitimement la question dans l’ultime chapitre. Pour les statues qui restent, elle présente les réflexions en cours, tant le débat est vif. Ainsi, elle cite le billet rédigé notamment par Mona Ozouf et Michel Winock, paru dans le Monde, en juin 2020 affirmant que « l’anachronisme est un péché contre l’intelligence du passé » ou encore la solution du chef de l’État « d’ériger de nouvelles statues pour de nouveaux héros afin de rééquilibrer le récit des anciens esclaves et colonisés à celui des anciens maitres et colonisateurs ». Sur ce dernier point l’historienne donne pour la première fois son avis en précisant que des statues honorant des figures de la lutte pour la liberté comme Toussaint Louverture ou Aimé Césaire existent, mais exclusivement en France ultramarine. Ainsi, la solution vers l’apaisement ne repose-t-elle pas sur l’ancrage de ces personnalités sur le sol de la France métropolitaine en leur érigeant des bustes ou des statues d’hommage ?

Au terme de cette lecture, force est de constater que Les Statues de la discorde est un ouvrage riche, documenté et qui fait état de cet épisode de guerre des statues de façon très circonstanciée, en donnant la parole à l’ensemble des protagonistes. Il amène au débat et à la réflexion avec intelligence et discernement.

Site de l’éditeur

© Emmanuelle Byrdy-Dépaty pour Historiens & Géographes, 17/03/2020. Tous droits réservés.

Notes

[1Professeure agrégée d’Histoire-Géographie, membre de l’APHG Picardie.