Depuis une vingtaine d’années une nouvelle école historique sur la Shoah est née en Pologne qui a pris pour objet, entre autres, l’étude des relations de la population polonaise non juive avec les Juifs persécutés par les Allemands. Les chercheuses et les chercheurs de cette école ont créé un centre, le centre de recherche sur la Shoah, dirigé par la professeure Barbara Engelking, sis auprès de l’Académie des sciences de Pologne, la plus haute instance scientifique de ce pays. La production de cette équipe est remarquable : en vingt ans, ils ont publié des dizaines d’ouvrages (dont certains sont traduits en français), ils ont créé une revue de niveau international, et leurs travaux sont reconnus par les plus hautes instances scientifiques du monde entier. Mais, depuis l’avènement du gouvernement nationaliste en 2015, ce centre de recherche ne cesse d’être attaqué par les autorités polonaises qui veulent promouvoir une image exclusivement héroïque de la Pologne. Déjà en 2019 à Paris, une conférence, soutenue par l’École des hautes études en sciences sociales, la Fondation pour la Mémoire de la Shoah et un certain nombre d’autres partenaires universitaires, organisée pour défendre nos collègues et faire connaître leurs travaux au public français, avait été perturbée par des groupes antisémites polonais. La ministre de l’enseignement supérieur de l’époque, Frédérique Vidal, s’en était émue et étonnée auprès de son homologue polonais. A la télévision publique polonaise, les têtes de nos collègues étaient montrées en effigie, ils étaient dénoncés comme des traîtres « anti-polonais ».
Récemment, au cours d’une émission sur TVN, la première chaine privée en Pologne, consacrée au 80èmeanniversaire du soulèvement du ghetto de Varsovie, Barbara Engelking, interrogée sur le comportement de la population polonaise pendant l’insurrection, a signalé que les Juifs enfermés s’attendaient à plus d’aide du côté polonais et que l’absence de soutien soulignait leur grande solitude. Ces paroles, pourtant mesurées, ont suscité un tollé du côté gouvernemental. Le Premier ministre, le ministre de l’Éducation nationale, et d’autres acteurs de ce camp, envisagent ni plus ni moins que d’imposer dans l’espace public une « politique historique » patriotique qui ne ferait aucune place à une recherche critique. Ils entrevoient la possibilité de sanctions professionnelles et financières à l’égard de Barbara Engelking et de son centre. Le ministre de l’Education nationale polonais, Przemyslaw Czarnek, a prononcé cette phrase qui, en assimilant la critique historique à l’insulte, met en question la liberté d’expression : « Je réviserai mes décisions financières car je ne financerai pas à plus grande échelle un institut qui entretient ce genre d’individus qui insultent tout simplement les Polonais ». Dans les milieux scientifiques et intellectuels polonais, ces menaces d’un autre âge, par lesquelles les autorités s’érigent arbitrairement en experts compétents, ont provoqué un rare élan de solidarité autour de Barbara Engelking. En attaquant non seulement cette dernière et ses collègues, mais aussi la chaîne TVN « qui a osé diffuser un entretien mensonger sur la nation polonaise », c’est une mainmise sur les espaces de liberté conquis après 1989 qui est à l’œuvre, continûment maintenant depuis huit ans.
Les universitaires polonais doivent savoir que, dans le contexte de ces intimidations, le soutien des signataires de ce texte, indignés par ces pratiques, leur est entièrement acquis.
Judith Lyon-Caen, Audrey Kichelewski, Jean-Charles Szurek, Annette Wieviorka
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Center for Holocaust Research