1. Là où l’entreprise biographique conduit le plus souvent à envisager la postérité de figures étudiées à travers le prisme de la mémoire, votre livre se distingue dès son ouverture par une réflexion sur l’oubli, sujet rare en histoire. Comment une figure essentielle au pouvoir de Louis XIV, un homme que certains de ses contemporains du XVIIIe siècle considèrent comme celui qui a sauvé le royaume du désastre, a-t-il pu connaître semblable éclipse ?
J’ai été vite confronté à ce paradoxe, celui d’un homme puissant et célèbre, dont l’œuvre ministérielle avait ses thuriféraires tel le chancelier d’Aguesseau, qui tombait rapidement dans un semi-oubli au point de n’avoir jamais eu droit à une véritable biographie depuis sa mort en 1721. Cette position originale du personnage m’a poussé à rechercher ce qui avait échoué dans sa construction mémorielle puis historiographique dès le siècle des Lumières, ce qui revient effectivement à saisir ce Léviathan de l’oubli qui emporte tout devant soi.
J’ai vu plusieurs raisons à cette relégation mémorielle. La plus importante, de mon point de vue, est l’incapacité de Desmaretz à incarner son époque ou un système de valeurs spécifiques. La figure de l’homme d’État, spécialiste d’un domaine technique, évoluant dans une sphère bureaucratique et se révélant dans la crise ne correspond pas à ce que l’on considère alors comme digne d’admiration, d’autant qu’il apparaît moins comme un réformateur ou un fondateur que comme le ministre des expédients. De toute manière, plus les Lumières s’affirment dans le siècle, plus ce genre de personnage qui semble méconnaître le bonheur des peuples, pour servir uniquement les ambitions du roi de guerre, sont disqualifiés auprès d’une partie de l’opinion. Seul un cercle d’écrivains tels Jacques-Philibert Rousselot de Surgy ou Gabriel Sénac de Meilhan, qui se flattent d’être des fins connaisseurs des finances, font exception et voient en lui l’égal des Colbert ou Sully. Mais s’ils commentent l’œuvre ministérielle, ils méconnaissent l’homme derrière les mesures.
Cet autre problème est lié à ce que j’ai appelé une sédimentation incomplète de la mémoire. Le stock d’anecdotes concernant Desmaretz est en effet extrêmement réduit dans les écrits de ceux qui l’ont côtoyé à la cour, à l’exception des Mémoires de Saint-Simon, mais celles-ci ne sont pas éditées avant la fin du siècle et encore partiellement. Pour comprendre les raisons de cette relégation, il faut se rappeler que les diaires des courtisans puis les mémoires rédigées par les grandes figures du règne relèvent d’un registre d’écriture aristocratique dans lesquels des matières aussi « ignobles » que les finances ne peuvent tenir qu’une place secondaire. Leurs auteurs ignorent également l’influence politique qu’un Torcy ou un Desmaretz ont pu exercer dans l’univers feutré des cabinets de travail du roi. La fin de la démesure ministérielle de l’époque de Louvois ou Colbert et l’évolution bureaucratique du régime n’ont pourtant pas forcément dépolitisé la figure de l’administrateur, mais tout ceci échappe au regard des courtisans ou de ceux qui, à travers la publication de leurs souvenirs, font leur autopromotion. Toujours est-il que faute d’anecdotes significatives lui donnant de l’épaisseur psychologique, l’homme disparaît derrière le ministre, empêchant en définitive sa résurgence mémorielle.
2. Deux exceptions cependant à cette mise à l’écart, mais qui constituent des impasses dans la mesure où ces récits demeurent longtemps inédits, un texte de Jean-Roland Malet, subordonné et admirateur de Desmaretz, mais surtout le duc de Saint-Simon dont vous proposez une lecture décalée. Pouvez-vous nous en dire plus sur le travail que vous avez mené sur cette source essentielle ?
Les Mémoires de Saint-Simon ont longtemps suscité un débat qui me semble stérile sur la véracité de ses écrits, car certains passages sont effectivement factuellement faux et d’autres probablement exacts. Il est donc vain de vouloir trancher cette question à l’échelle des Mémoires, d’autant que je me suis aperçu qu’il pouvait avoir tort factuellement, mais avoir raison quant au sens politique à donner à un événement ce qui ouvre une troisième voie d’interprétation. En ce qui concerne Nicolas Desmaretz, personnage particulièrement maltraité par le duc, je me suis livré à une lecture symbolique. Autrement dit, je suis convaincu ici que prime sur la réalité l’exercice de style littéraire. Le réquisitoire tourne à la parabole politique : le portrait de Desmaretz, inlassablement repris au fil des pages, est dessiné de telle manière qu’on puisse identifier à travers ses vices les défaillances d’un système, celui de l’État louiquatorzien dans ce qu’il a de plus maléfique pour ce moraliste, à savoir les finances. Là où le récit se fait plus touchant, c’est quand l’on perçoit derrière les imprécations du mémoraliste, une réflexion amère sur l’amitié, car les deux hommes - selon les propres mots du duc - furent proches avant que Desmaretz se montre d’une ingratitude sans borne à l’égard de ceux qui l’avaient soutenu dans des périodes difficiles. À ce titre, les Mémoires constituent aussi le lieu du rétablissement du bon droit face à l’iniquité.
3. A présent que nous avons exploré cette problématique de l’oubli, pourriez-vous, en quelques mots, nous dire pourquoi Desmaretz doit sortir de ce purgatoire mémoriel et revenir au premier plan historiographique ?
D’abord, je voudrais rappeler que cet homme est l’auteur d’un texte exceptionnel ayant eu une importante postérité au XVIIIe siècle, postérité qui a d’ailleurs paradoxalement occulté celle de son auteur. En effet, à l’inverse de ce que l’on lit souvent, Necker n’a pas été le premier ministre à rompre le secret d’État qui entoure le gouvernement des Finances en publiant une justification de sa gestion en 1781. Necker ne fait que reproduire un geste véritablement révolutionnaire de Desmaretz qui dans son Compte-rendu au Régent permet pour la première fois à la Nation d’accéder à la prise de décision financière. Ouvrage unique en son genre, car il ouvre, de fait, un espace de débat inédit, il devient l’une des références majeures pour Montesquieu, Voltaire ou de François Véron Duverger de Forbonnais.
Deuxième intérêt du personnage, il est le produit d’une double généalogie : neveu et premier collaborateur de Colbert, il personnifie à lui seul ces clans ou lobbys ministériels qui permettent à Louis XIV, par leur entremise, de gouverner la France. Mais, Desmaretz, frappé d’indignité et renvoyé de la cour en 1683 par le roi après sa compromission dans une sombre histoire de falsification monétaire, n’aurait jamais pu se rétablir et occuper le poste de Contrôleur général des finances avec ce seul atout familial. Il est en effet rappelé comme expert à un moment où l’État, au bord de la banqueroute, n’arrive plus à financer ses engagements militaires dans la Guerre de Succession d’Espagne. Cette réputation d’expert, il a su la construire très tôt en valorisant ses expériences cumulatives à différents postes administratifs et en rédigeant, pendant sa disgrâce, de nombreux rapports pour conseiller secrètement un certain nombre de ministres. Sa promotion comme directeur puis ministre des Finances, alors que le monarque l’avait considéré pendant vingt ans comme un fripon, est le signe d’une nouvelle conception du service du roi : disposer d’un savoir technique afin d’optimiser la prise de décision prime ici sur la faveur du roi pour un individu. Son autorité comme ministre se fonde donc moins sur l’affection du souverain que sur sa maîtrise technique. Évidemment, cette compétence reconnue lui donne de l’influence politique puisqu’il sait user de l’opacité des finances pour reconfigurer certaines résolutions royales.
Enfin, dans cette liste non exhaustive des raisons de s’intéresser à Desmaretz, je dirais qu’il y a sa capacité d’innovations, car pour surmonter la crise il ne se restreint pas à recycler les vieilles recettes, mais invente, par exemple à travers l’impôt du dixième, la déclaration fiscale et le prélèvement à la source.
4. Revenons sur ce dernier point. Vous écrivez que cette biographie du dernier Contrôleur général est le prétexte à une radiographie de l’État absolu dans un moment de crise majeure pour le régime. Or sous votre plume, ces années de la fin de règne de Louis XIV, la plupart du temps présentées comme crépusculaires, se chargent d’une valeur inédite : pourquoi ?
Mon travail est né d’une conviction : ces années de crise de la fin du règne, longtemps mal traitées par l’historiographie, se révélaient une période riche de réformes et d’innovations. Loin d’être figée et immobile, la monarchie louisquatorzienne se montrait en effet capable d’évoluer et de se repenser pour relever les défis colossaux qui se présentaient alors. En d’autres termes, il ne s’agissait plus seulement de participer d’une historiographie du désastre et de relever les multiples déboires du pouvoir, mais de démontrer l’amorce d’une manière originale de gouverner témoignant d’une transformation de la culture politique des dirigeants. La thèse puis le livre que j’envisageais alors consistaient à mettre en valeur un mouvement méconnu conduisant un système de gouvernement classique, dont l’idéologie se fonde sur le respect des traditions, à une praxis politique fondée sur des décisions parfois transgressives, prises dans un contexte d’urgence. Indirectement, c’était poser le rapport entre État et société : quand l’État entérine le règne de l’exception et abolit les règles les plus consacrées, comment éviter de provoquer une rupture majeure ? Ainsi, une autre problématique émerge : celle du consensus dans la mesure où même une monarchie absolue a besoin d’avoir le soutien d’une partie de la population ; or, la crise des années 1709-1710 avec son lot de défaites, sa disette de vaste ampleur, sa fiscalité outrancière, sa quasi-banqueroute financière invite à comprendre pourquoi, malgré de nombreuses émeutes et des contestations en provenance de la cour, le régime réussit à tenir et est même capable d’augmenter encore la charge fiscale en taxant les revenus des Français avec l’invention du dixième.
Suivre le Contrôleur général permet de répondre en partie à cette question, en particulier lorsqu’il s’agit d’élaborer ce fameux dixième. En réalité, cet impôt constitue en grande partie un leurre à destination des ennemis de la France afin de briser son isolement diplomatique : il s’agit d’utiliser une fiscalité à contretemps au vu de la situation désastreuse du royaume pour persuader l’Europe de l’inépuisable crédit de la monarchie. Desmaretz met ainsi véritablement en scène la solidité du lien d’obéissance unissant les sujets à leur souverain alors que l’État prélève théoriquement 10 % de leur richesse. Évidemment, sur le terrain, il manœuvre subtilement et temporise pour éviter les protestations trop voyantes. Il n’a jamais eu l’intention récupérer 10 % de la richesse des Français. Quant à la taxation des groupes privilégiés, on pourrait dire que le dixième constitue moins une transgression fiscale qu’un prolongement : par des voies plus ou moins détournées, on soumet à l’impôt depuis nombre d’années des couches sociales peu habituées à verser des contributions. Ainsi, la capacité de résistance est érodée, car le dixième s’adosse à des pratiques en réalité déjà consenties.
5. La lecture de ce que vous écrivez sur le dixième pose la question des capacités de l’administration louisquatorzienne à mesurer la valeur des biens afin de pouvoir les taxer. En définitive, ne pourrait-on pas dire que cette fiscalité exceptionnelle, inventée par Desmaretz, débouche sur un problème presque philosophique ?
En effet, cette réforme fiscale interroge directement la question de valeur, sans l’assortir pour autant d’aucune réflexion théorique. Dans ce contexte, quand il s’agit de vérifier les déclarations des contribuables et de mesurer le revenu des Français, en particulier celui produit par les biens fonciers, la réponse est loin d’être simple. Desmaretz dans une circulaire destinée à l’application du dixième a beau introduire la notion de « juste valeur », qui charrie l’idée d’une équité, il se garde bien de définir ce concept. Or, à surface égale, comment distinguer l’exploitation déjà insérée dans un circuit marchand de celle qui vise à l’autosuffisance sans prendre en compte le rendement, la qualité de la semence, celle de la terre, le type de culture et sa valeur d’échange, les coûts de production. En définitive, c’est l’approximation assurée et assumée, mais je l’ai dit le ministre n’attend pas récupérer 10% des richesses et sait se montrer souple.
Cette confrontation à la question de la valeur suscite néanmoins des initiatives sur le terrain de certains agents royaux tout à fait originales pour procéder à ces évaluations et pénétrer le secret des familles, mais ce qui est encore plus étonnant est qu’elle suscite également des résistances fortes. Ainsi, certains intendants de provinces font tout pour subvertir les ordres en provenance de Versailles comme si le pouvoir central n’arrivait plus à fabriquer du consensus au sein de sa propre hiérarchie. Ne pouvant désobéir franchement, ils optent pour une interprétation partielle des consignes ministérielles. On peut d’ailleurs les comparer à ces paysans qui, en 1709, refusent d’obtempérer à la politique anti-disette sans jamais entrer ouvertement en rébellion, mais en exploitant les ambiguïtés de règlements mal pensés, car produits dans l’urgence. Se développent en ces temps difficiles, alors que le pouvoir réglementaire s’appesantit, de nouvelles formes de contestations plus subtiles que la révolte, évitant la déloyauté et donc le crime de lèse-majesté.
6. Outre ce fameux dixième, votre livre aborde de nombreuses autres initiatives politiques et administratives lancées par Desmaretz ; l’une d’entre elles intrigue plus fortement que les autres, c’est celle concernant la banque. Vous expliquez que formellement la première banque française ne date pas de Law, mais que pendant quelques jours il existe officiellement une banque. Pourquoi cette première expérience échoue-t-elle ?
Je ne rentrerai pas dans le détail, mais le fondement de cette banque diffère en grande partie de celle crée par Law sous la Régence. Ces deux projets ont cependant un point commun puisqu’il s’agit de monnayer de la dette publique en produisant du papier monnaie.
La banque initiée par Desmaretz est donc créée par deux arrêts en finance le 22 janvier 1709. L’administration recherche alors des locaux pour accueillir l’institution et envisage d’investir l’hôtel de Soissons. Cette tentative échoue cependant très rapidement en raison, entres autres, d’un problème de communication. Le pouvoir et Desmaretz, plus particulièrement, se montrent incapables de créer l’environnement nécessaire pour instaurer la confiance indispensable à une telle révolution financière. Le secret d’État est rompu et l’information échappe au ministre, information par ailleurs déformée par les rumeurs en tout genre. Cette situation met les milieux marchands et financiers en ébullition ce qui parasite toutes les transactions. Prenant acte de ce climat d’insécurité, le ministre préfère abandonner. On le voit, se pose ici la question très actuelle de la construction de l’événement - et donc du temps politique - par les autorités.
C’est à peu près la même question qui se pose avec l’importante disette de 1709, quand Desmaretz refuse pendant des semaines de considérer justement qu’il existe un "événement disette" malgré le spectaculaire "Grand Hyver". Là encore, il s’agit d’imposer un récit, celui du pouvoir, face aux rumeurs populaires ou plus exactement ce que le ministre a désigné comme rumeurs en refusant de les considérer comme de possibles indices d’une catastrophe à venir. Aussi, il est donné ordres aux intendant de démentir tous ceux qui prétendraient que les grains en terre sont détruits par la succession de gel et dégels depuis janvier 1709. Desmaretz se ferme ainsi des virtualités politiques ; cette intransigeance s’avère très problématique dans la mesure où il a tort : la disette est bien là.
6. Pour conclure cet entretien, comment votre biographie politique de Nicolas Desmaretz contribue-t-elle aux débats historiographiques sur la nature de l’État absolu ? Louis XIV est-il selon vous un roi véritablement absolu ou l’instrument de forces qui le dépassent ?
La fin du règne avec sa conjoncture épouvantable tend sans nul doute à restreindre l’initiative royale. Le monarque doit accepter de nouvelles contraintes à son pouvoir. Il doit même admettre, pour la première fois, la limitation de son autorité par les contingences que ce soit lors d’une séance du Conseil que j’étudie dans le livre ou, publiquement, lorsque le 12 juin il s’adresse aux Français pour justifier la poursuite de la guerre en levant le secret diplomatique. Desmaretz, bénéficiant d’une sorte d’autorité morale du fait de sa réputation d’expert financier, utilise ce contexte pour obliger le souverain à tenir compte des impossibilités qui se font jour faute de financement.
Ainsi, je crois avoir démontré à travers l’exemple du Contrôle général des Finances que désormais le désir du roi n’est plus souverain, ce qui d’ailleurs le plonge dans un abîme de perplexité. Si l’on en croit le Journal tenu par Torcy, le vieux monarque passe alors par des phases de quasi-dépression et se montre souvent indécis. Louis XIV semble par ailleurs laisser une grande liberté de manœuvre à son ministre des Finances, même s’il conserve formellement un pouvoir de validation sur toutes les grandes décisions. Mais ce pouvoir est de plus en plus encadré et canalisé par la machine bureaucratique qui produit rapports, expertises, données chiffrées, soit des documents qui se parent d’une objectivité technique laquelle semble les rendre incontestables aux yeux des contemporains. En ce sens, l’implication personnelle du roi dans le gouvernement du royaume est de plus en plus conditionnée par l’action de la technostructure. Ceci dit, ce qui est valable pour les Finances, ne l’est pas forcément pour la diplomatie ou la guerre, bien qu’en ce domaine la « stratégie de cabinet », si elle a jamais existé, ne semble plus à l’ordre du jour.
En définitive, ma recherche, comme tant d’autres, repense l’État absolu en tentant de le démystifier, sans nier pour autant qu’il existe depuis 1661 des pratiques de pouvoir nouvelles que l’on peut qualifier, avec toutes les mises en garde nécessaires et faute de mieux, d’« absolutisme ». Je crois aussi qu’il convient de ne jamais considérer ce règne personnel de Louis XIV comme un bloc et qu’une contextualisation fine permet de percevoir des évolutions nombreuses et des phases de déprise du pouvoir royal.