Pearl Harbor, 7 décembre 1941 Dossier n°459 / Article

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Par Hélène Harter [1].

Pearl Harbor, 7 décembre 1941

Au début du mois de décembre 1941 des négociations diplomatiques sont en cours entre le Japon et les Etats-Unis. Les Japonais veulent poursuivre leur expansion territoriale en Asie orientale. Les Américains cherchent à les en empêcher par le biais de sanctions économiques, sans se résoudre pour autant au conflit armé. La guerre rattrape cependant les Etats-Unis quand les Japonais attaquent leur flotte dans la rade de Pearl Harbor à Hawaï le 7 décembre. L’événement est bien connu. Il s’agira ici de poser quelques lignes de réflexion en envisageant la question à travers les enjeux maritimes.

Les autorités japonaises tranchent pour l’option de la guerre le 30 novembre 1941 mais leurs stratèges se préparent à une attaque depuis de long mois. Pearl Harbor constitue une des cibles retenues. L’insularité d’Oahu qui l’abrite et les forces de la marine qu’elle concentre en font l’objectif de la Marine nippone et pas de l’armée de Terre. Pour le commandant en chef de la flotte, l’amiral Isoroku Yamamoto, elle est comme une « dague pointée sur le cœur du Japon ». Elle est située dans un archipel isolé au cœur du Pacifique oriental, à 3 800 kilomètres de la Californie, mais depuis l’annexion d’Hawaï, en 1898, c’est l’avant-poste de la puissance américaine dans cet océan. Les Etats-Unis et le Japon sont les deux puissantes émergentes du concert des nations au tournant du XXe siècle. Le Pacifique constitue l’espace de leur rivalité. Ils cherchent à y prendre le pas sur l’autre comme puissance régionale et s’appuie pour cela sur une course aux armements navals, que seul le traité de Washington de 1922 a, un temps, freiné. Les Américains donne à leur Marine pour mission de protéger la liberté de circuler sur les mers et donc le commerce si central dans leur économie. Elle a la primauté sur l’armée de Terre dont les moyens sont très réduits.

Au printemps 1940, l’expansionnisme militaire nippon les conduit à déplacer le siège de leur flotte du Pacifique de San Diego en Californie à Pearl Harbor pour être au plus près des combats en cas de guerre. Ses moyens sont augmentés avec la loi des Deux océans qui a été adoptée en juillet 1940 afin de remilitariser le pays face aux menaces allemandes et japonaises. Au début du mois de décembre 1941, ce sont près de 100 navires de guerre qui y sont stationnés : 6 croiseurs légers, 29 destroyers, 2 croiseurs lourds, 3 porte-avions et surtout 8 des 9 cuirassés de la flotte du Pacifique, les bâtiments au cœur de la stratégie navale américaine.

Yamamoto n’a pas pour objectif de se rendre maître de Pearl Harbor – les Japonais n’ont pas les moyens d’une occupation – mais de mettre hors de combat le plus de navires possibles. Sa frappe contre Hawaï est complémentaire d’une vaste offensive dans le Pacifique Sud qui vise l’occupation des bases américaines (Guam, Wake, les Philippines), britanniques (Malaisie, Hong Kong) et néerlandaises. Yamamoto doit faire en sorte que les forces américaines d’Hawaï soient hors d’état de combattre le plus longtemps possible afin de donner le temps à l’armée de Terre nipponne de sécuriser ses nouvelles conquêtes et de rendre impossible une contre-attaque américaine. Il s’agit aussi d’être en position de forces en cas de négociation avec l’ennemi. Ayant été en poste comme attaché naval aux Etats-Unis, Yamamoto sait que les Américains reconstitueront rapidement leurs forces en raison de la puissance de leur appareil industriel mais aussi parce que leur orgueil sera atteint. Pour être efficace, l’opération doit donc infliger le maximum de dégâts. Le défi est d’autant plus immense qu’avec ses défenses côtières, sa couverture aérienne forte de 200 avions et ses 43 000 soldats, Oahu passe pour une forteresse inattaquable.

Pour l’emporter, Yamamoto opte pour une attaque surprise et massive sur le modèle de celle menée avec succès contre les Russes à Port-Arthur, en février 1904. Il réunit une flotte forte de 32 navires et de 9 000 hommes. Elle concentre 6 des 10 porte-avions dont dispose le pays afin de pouvoir lancer 378 avions à l’attaque. Les porte-avions sont au coeur de sa stratégie, d’un point de vue tactique mais aussi stratégique. Ils sont par conséquent sa principale cible dans la rade de Pearl Harbor. Yamamoto défend l’idée de la centralité des porte-avions, et pas des cuirassés, dans la guerre moderne, à contre-courant d’une partie de l’amirauté nippone mais aussi de la marine américaine. Il a une expertise incontournable en la matière. Il a commandé le premier porte-avion japonais, l’Akagi, en 1928, créé la force aéronavale du pays en 1935 avant de devenir vice-ministre de la Marine en 1936 et commandant en chef de la flotte en 1939.

Yamamoto a pensé les grandes lignes de l’attaque. Il en confie la mise au point opérationnelle aux capitaines de corvette Minoru Genda et Mitsuo Fuchida. Leur plan est audacieux. La flotte doit parcourir 6 000 kilomètres à travers un Pacifique agité tout en passant inaperçu des services de renseignement américains malgré le grand nombre de bâtiments qu’elle comporte. Les ravitaillements en carburant nécessaires aux douze jours de traversé s’annoncent notamment particulièrement périlleux. Une fois l’attaque lancée, il faut identifier correctement les cibles prioritaires et ne pas les manquer au milieu des fumées générées par les explosions des bâtiments atteints par les projectiles. La faible profondeur de la rade risque par ailleurs de rendre les torpilles peu opérationnelles. Sans compter qu’il faudra compter avec le feu de la défense ennemie. Pour maximiser les chances de réussite, chaque équipage se voit affecter une cible. Le dispositif est complété par le recours à des sous-marins qui doivent s’infiltrer dans la base et couler les navires à quai. Pour se préparer au mieux, Yamamoto multiplie les exercices grandeurs nature pendant l’été. Il peut compter sur des combattants aguerris par les combats en Chine, à l’instar de Genda et Fuchida ; des hommes qui sont portés par l’idéologie militariste et nationaliste qui domine le pays et considèrent les Américains comme des ennemis qui empêchent l’expansion naturelle de leur pays.

La traversée du Pacifique est un succès. Au petit matin du 7 décembre 1941, la force aéronavale nippone est positionnée au point d’attaque prévue par l’amiral Yamamoto, à 370 kilomètres au nord d’Hawaï. Une première vague, composée de 43 chasseurs, 40 torpilleurs, 48 bombardiers d’altitude et 51 bombardiers en piqué, s’élance des porte-avions, menée par leur leader, Fuchida. Leur objectif est double : la rade de Pearl Harbor et les bases aériennes qui la protègent. L’attaque est simultanée pour maximiser l’effet de surprise et limiter les capacités de réaction de l’ennemi attaqué de tous côtés. Les attaquants sont aidés par la taille de l’île qui a seulement 40 kilomètres d’envergure. A 7h53, les avions larguent leurs premières bombes sur les bases aériennes de Kanehohe, Ewa et surtout sur Hickam Field où sont stationnés 70% des forces aériennes d’Oahu.

Puis, c’est au tour de Pearl Harbor. L’effet de surprise est total au point que le message d’alerte radio lancé à 7h58 doit préciser : « Raid aérien sur Pearl Harbor. Ceci n’est pas un exercice ». Les services de renseignement nippon ont informé Yamamoto quelques heures avant l’opération de l’absence des porte-avions. C’est donc désormais l’aile des cuirassés qui est sa priorité. Les marins américains répliquent comme ils peuvent avec les pièces d’artillerie du bord mais les combats sont asymétriques et ils ne réussissent qu’à abattre que 9 avions. De très nombreux hommes sont blessés et/ou pris au piège dans leurs bateaux qui sont en train de couler. Les navires essayent aussi d’appareiller au milieu des bombes, des torpilles et des munitions qui explosent dans les bâtiments touchés par les tirs japonais. Ils se conforment aux procédures prévues par le commandant des forces de la Marine à Hawaï, l’amiral Husband Kimmel. Celui-ci est un partisan de l’offensive. Il sait par ailleurs que sa rade va se transformer en piège. Ses navires sont amarrés très près les uns des autres, faute de place, et les incendies risquent de se propager d’un bâtiment à l’autre.

L’attaque cesse vers 8h35. Vingt minutes plus tard, les mêmes cibles subissent une deuxième attaque, qui mobilise cette fois-ci 167 avions. Les Japonais ont dû procéder en deux vagues, leurs six porte-avions ne permettant pas de faire décoller autant d’appareils en une seule fois. Le redoublement de l’opération permet par ailleurs de désorienter un peu plus l’ennemi. Cette fois-ci il n’y a pas d’effet de surprise et les pilotes japonais se voient opposer une forte résistance. Leur visibilité est par ailleurs très basse en raison des épaisses fumées qui recouvrent les zones attaquées. Yamamoto l’a anticipé. Il utilise cette fois ci essentiellement des bombardiers en piqué dans la rade et des bombardiers d’altitude contre les aérodromes. Les pilotes n’ont plus de cibles affectées. Ils doivent frapper en fonction des opportunités. Cette deuxième attaque est interminable pour les Américains. Elle dure près de 50 minutes.

Yamamoto a perdu 55 pilotes – soit 8% des combattants engagés – et aucun des sous-marins n’a pas atteint sa cible mais c’est un faible prix à payer au regard des dégâts infligés aux Américains. Ils déplorent la mort de 2 340 hommes, auxquels s’ajoutent des milliers de blessés, souvent gravement brûlés. La Marine, à elle seule, compte 1 998 morts. Le cuirassé Arizona, et ses 1 177 morts, est le symbole de cette journée qui est la plus meurtrière de son histoire. Le record était détenu jusque-là par le 15 février 1898, lors de l’explosion du cuirassé Maine dans le port de la Havane qui a fait 266 morts et a été à l’origine de la guerre contre l’Espagne. Elle perd plus d’hommes le 7 décembre 1941 que lors de la Première Guerre mondiale – 431 décès – et à peine moins que pendant les quatre ans de la guerre de Sécession – 2 112 morts.

Les Américains se voient aussi privés de 166 avions de guerre. L’archipel, mais aussi la flotte, se trouvent désormais dépourvus de couverture aérienne et donc vulnérables en cas de nouvelle attaque. La rade, qui abrite le cœur de la force navale américaine du Pacifique, est durement touchée. 15% de ses bâtiments sont hors de combat. Plusieurs cuirassés ont sombré, l’Arizona, mais aussi le California, le West Virginia et l’Oklahoma. Plusieurs bâtiments ont subi de graves avaries : le cuirassé Nevada, les destroyers Downe, Cassin et Shaw, les croiseurs Helena et Raleigh. Jamais les Américains n’ont connu de telles pertes. C’est aussi la première fois depuis la guerre de 1812 qu’ils sont attaqués sur leur sol. Le sentiment d’être en sécurité derrière les océans est réduit à néant. La situation paraît d’autant plus grave que les occidentaux reculent au même moment un peu partout dans le Pacifique sous les coups de boutoir des forces nippones. Elle est d’autant plus déstabilisante que les Américains s’enorgueillissent d’avoir une des premières marines du monde. Le président Roosevelt, lui-même, est particulièrement attaché à cette arme dont il a été le secrétaire-adjoint pendant la Première guerre mondiale. La défaite est mise sur le compte de l’échec du renseignement et des responsables militaires locaux, du manque de communication entre la Marine et l’armée de Terre mais aussi de la traitrise des Japonais qui ont attaqué sans déclaration de guerre. L’expression du président, « un jour d’infamie », entre dans l’histoire. Dans une société marquée depuis la fin du XIXe siècle par la xénophobie et le racisme anti-japonais, il est difficile d’admettre que les militaires japonais ont été meilleurs.

Cette idée s’enracine d’autant plus que Pearl Harbor constitue une victoire tactique mais un échec stratégique pour le Japon. L’agression nippone met un terme au mouvement isolationniste et c’est un Congrès quasi unanime qui vote l’entrée en guerre le 8 décembre comme le lui a demandé le président. Venger Pearl Harbor, et donc obtenir la reddition des Japonais, s’impose comme le but de guerre des Américains dans le Pacifique. En provoquant l’entrée en guerre des Etats-Unis les Japonais modifient les rapports de force dans le Pacifique, puis bientôt en Europe, même si pendant six mois ils continuent d’avoir l’avantage avec leurs alliés.

Contre toute attente, la base de Pearl Harbor redevient opérationnelle en quelques semaines. Malgré les fumées toxiques, les munitions non explosées et les bâtiments qui gîtent, on s’y active pour récupérer tous les équipements qui peuvent l’être, ferrailles, machines ou encore canons. Les chantiers navals sont mobilisés dans tout le pays. C’est ainsi que le Pennsylvania, le Maryland et le Nevada peuvent reprendre du service en moins d’un an tandis que le pays dispose de 46 nouveaux destroyers quand les Japonais n’en fabriquent que 5. Les Américains mettent la puissance de leur industrie au service de leur effort de guerre.

La Marine américaine est aussi aidée par le fait que les pilotes de Yamamoto n’ont pas visé son quartier général ni ses installations de maintenance ni ses dépôts de carburants pourtant si indispensables dans une guerre moderne où la logistique fait la différence. Elle a par ailleurs bénéficié d’un coup de chance : l’absence de ses porte-avions pendant l’attaque alors qu’ils vont jouer un rôle central pendant la guerre du Pacifique. Le Saratoga se trouvait à San Diego pour une mise à niveau, l’Enterprise de retour de Wake a été retardé par une tempête, le Lexington était en route pour Midway. Les Japonais s’en préoccupent et envisagent le 7 décembre une troisième frappe qui les viserait spécifiquement. C’est la peur de mettre en danger leurs propres porte-avions qui les fait renoncer. Le temps de l’attaque ils n’ont plus de couverture aérienne ce qui les rend très vulnérables maintenant que les Américains les recherchent activement.

Avec la guerre du Pacifique, Pearl Harbor se voit confortée dans son rôle d’avant-poste militaire américain dans le Pacifique. Un million de soldats servent ou transitent à Oahu pendant la guerre, dont de nombreux marins. Le phénomène se poursuit pendant la guerre froide au point qu’Hawaï obtient le statut d’Etat américain en 1959. Le Pacifique constitue cependant un théâtre d’opération secondaire pour les Américains pendant la Seconde guerre mondiale. Leur ennemi principal est l’Allemagne nazie qui leur a déclaré la guerre le 11 décembre 1941. Il y a une concurrence constante des moyens entre le théâtre d’opérations européen et du Pacifique et au sein de ce dernier entre la Marine et l’armée de Terre, qui ne favorise pas la flotte du Pacifique. L’attaque sur Pearl Harbor contribue d’ailleurs à l’intégration des armes au sein d’un département unique de la Défense en 1947. La Marine, très attachée à son indépendance, sera l’arme la plus rétive à cette évolution.

© Hélène Harter pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 24/09/2022.

Notes

[1Professeur des universités en histoire contemporaine à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne où elle est membre du laboratoire SIRICE et dirige le Centre de recherches d’histoire américaine. Spécialiste de l’histoire contemporaine des Etats-Unis, elle est notamment l’auteur des Etats-Unis dans la Grande Guerre (Tallandier, 2017), de La civilisation américaine (Presses Universitaire de France, en collaboration, 2020), de Pearl Harbor (Tallandier, coll. Texto, 2021), de Jackie Kennedy (Calype Editions, 2022), des Présidents américains (Tallandier, coll. Texto 2022, avec André Kaspi).