Petit lexique didactique Didactique de l’Histoire

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Extrait du dossier Didactique de l’Histoire, Première partie, Historiens & Géographes n°394, mai 2006, p. 185-186, par Annie Bruter [1], Henri Moniot, [2] avec la collaboration de Pierre Kerleroux. [3]

Axiologie, axiologique : l’axiologie est la théorie des valeurs (morales, politiques, civiques...). Est axiologique toute question relative à ces valeurs. Voir aussi, ci-dessous, la définition de "Question sociale vive".

 La finalité axiologique de l’enseignement a longtemps été revendiquée par ceux qui le pilotaient, qu’il s’agisse des Eglises, de l’Etat ou de communautés plus restreintes : en France, l’instruction religieuse et morale a fait partie des matières de l’enseignement primaire jusqu’en 1882 ; elle a alors fait place à l’instruction civique et morale, et l’enseignement de la morale avait toujours cours à l’école élémentaire dans les années 1950. Cette finalité axiologique de l’enseignement n’est plus aussi clairement assumée de nos jours, mais il est bien connu que certaines disciplines scolaires sont, plus que d’autres, porteuses de valeurs plus ou moins explicites : l’histoire est l’une de ces "disciplines du soupçon".

Épistémologie, épistémologique : mot impressionnant parce que souvent employé pour introduire des développements abstrus, mais qui ne doit pas faire peur. Selon le Petit Robert, l’épistémologie est une "étude critique des sciences, destinée à déterminer leur origine logique, leur valeur et leur portée". L’épistémologie de l’Histoire porte donc essentiellement sur les conditions qui permettent à celle-ci de prétendre à la "vérité" historique.

 Il n’y a d’épistémologie de l’histoire que depuis que celle-ci se veut "scientifique". Les discussions sur le statut de l’histoire comme science ont débuté dès le XIXe siècle en Allemagne. En France, la première codification de la "méthode" historique remonte à 1898, avec la parution de l’Introduction aux études historiques de Langlois et Seignobos (c’est pourquoi les historiens de cette école doivent être dits "méthodiques" plutôt que "positivistes", ce dernier terme renvoyant à une philosophie de l’histoire qui n’était pas celle de Langlois et Seignobos). L’épistémologie de l’histoire s’est, bien entendu, notablement complexifiée depuis, par suite du déplacement des questions, du progrès technique, des débats menés avec d’autres disciplines (notamment la sociologie et, plus récemment, les études littéraires : le linguistic turn états-unien)., et aussi par suite de la réflexion des historiens eux-mêmes : Comment on écrit l’histoire, de Paul Veyne (rééd. Seuil, 1978, coll. "Points") et L’écriture de l’histoire de Michel de Certeau (Gallimard, 1975) sont parmi les ouvrages marquants du précédent demi-siècle ; leur lecture nécessite un minimum de culture philosophique. Le récent Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps de François Hartog (Seuil, 2003) offre une réflexion sur les mutations du rapport à la temporalité qui ne peut qu’intéresser les enseignants d’histoire.

Heuristique : qui aide à la découverte. Ce mot est plus couramment employé dans les pays germanophones qu’en France, soit comme substantif (l’heuristique, méthode de découverte), soit comme adjectif. La méthode heuristique en pédagogie consiste à faire découvrir par l’élève ce qu’on veut lui enseigner.

Question sociale vive : Une question où s’affrontent des valeurs, des intérêts, des opinions, voire des émotions : question souvent politiquement sensible, intellectuellement complexe, et dont les enjeux sont importants pour le présent et l’avenir commun. Elle implique un débat, une réflexion sur la complexité de la situation et des enjeux. La réponse ne relève que rarement de la seule référence aux savoirs.

 Relèvent bien évidemment de ce type les Education à... (à la santé, au développement, etc.), qui sont précisément destinées à résoudre une question de ce genre. Mais chaque point du programme d’histoire est apte à rencontrer une question sociale vive, en fonction de l’actualité du jour et de la composition de la classe devant laquelle il est donné.

Situation-problème : Nom donné à une pratique alternative du cours : sur un thème dont il pressent les difficultés et les obstacles que ses élèves peuvent trouver dans sa rencontre, l’enseignant propose à sa classe un dossier de documents et des consignes propres à leur faire s’expliciter leurs représentations et prendre conscience d’obstacles proposés à leur compréhension - déstabilisation censée être constructive de connaissances pour chacun, à la fois par le "conflit cognitif" ainsi produit en lui-même et par le conflit "socio-cognitif" installé par la discussion collective avec ses condisciples et avec le maître.

 Une situation-problème appelle une élaboration soigneuse de sa conception et de son déroulement (titre, tâches, séquences, récapitulations...). La pratique en a été mise au point notamment au Groupe Français d’Education Nouvelle, d’abord en didactique des mathématiques ; elle a ensuite été importée et conçue en histoire par Alain Dalongeville et Michel Huber, auteurs de Situations-problèmes pour enseigner l’histoire de France, Casteilla, 1989 (et, par le premier, Situations-problèmes pour enseigner l’histoire au cycle 3, Hachette Education, 2000). Un autre écho dans Simone Guyon, Marie-José Mousseau et Nicole Tutiaux-Guillon, Des nations à la Nation. Apprendre et conceptualiser, INRP, 1993.

Transposition didactique : Une part importante des disciplines scolaires ont, à leur amont, une référence savante. Dans les années 1980, Yves Chevallard, didacticien des mathématiques, a développé la notion de "transposition didactique" [4] pour interpréter les transformations des savoirs savants qui permettent la scolarisation : "le travail qui, d’un objet de savoir à enseigner, fait un objet d’enseignement". Plusieurs processus s’y jouent : la désyncrétisation du savoir (division du champ scientifique en objets de savoir entraînant des apprentissages spécialisés), sa dépersonnalisation (par omission de ses producteurs), sa décontextualisation (on ne retient que les résultats, insérés dans les centres d’intérêt scolaires, non les cheminements qui ont été ceux de la recherche savante), la programmabilité de ce savoir dans une progression scolaire, la publicité de ce savoir à enseigner.

 Il y a là une évolution sensible du statut théorique de la connaissance concernée, détachée des questions scientifiques vives et passée à l’état de savoirs désignés comme tels. Cette transposition se fait au sein des milieux de pensée intermédiaires entre la recherche et l’enseignement, que Chevallard dénomme la "noosphère" (administrateurs, inspecteurs, groupes de spécialistes...). Ce mode d’interprétation a inégalement et différemment pénétré les diverses didactiques disciplinaires, qui sont plus ou moins sensibles à cette prise de conscience, qui sont aussi plus ou moins et différemment exposées à la considération d’autres références que le savoir savant (pratiques sociales et culturelles, choix axiologiques...). Nicole Allieu soupèse plus spécifiquement le cas de l’histoire dans Michel Devalay (dir.), Savoirs scolaires et didactiques des disciplines, Paris, ESF, 1995, pp. 123-162.

On doit aussi noter que le sentiment direct d’adapter et de mettre à la portée de nos élèves les savoirs de référence a pu depuis longtemps et peut toujours faire surgir à l’esprit le terme de "transposition", avec un sens beaucoup plus empirique et l’inspiration d’une sagesse pratique : on le trouve par exemple chez Lavisse dès les années 1880. Les entreprises actuelles de formation et de recherche peuvent emprunter le terme et servir le thème sans prendre la posture interprétative qu’on vient d’évoquer.

in Historiens & Géographes, n°394, mai 2006, pp. 185-186. Tous droits réservés.

Notes

[1Service d’histoire de l’Education (INRP/ENS, Paris)

[2Ancien maître de conférences à l’Université Paris VII - Denis Diderot

[3Agrégé d’histoire, ancien professeur de lycée, ancien maître de conférences à l’IEP de Paris et membre de la rédaction d’Historiens & Géographes (parmi ses publications récentes : Histoire de Moncley, village du Bas Pays comtois, Préface de Jean-Noël Jeanneney, Besançon, Editions Cêtre, 2012).

[4La transposition didactique : du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La pensée sauvage, 1985, rééd. 1991