Pour une école de Front populaire. De l’école unique à l’école commune, au cœur de la République scolaire Tribune d’Olivier Loubes, historien de l’imaginaire social du politique, spécialiste de l’école et de la nation

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Au lendemain des élections, alors que tout le monde s’accorde sur son importance cruciale au cœur de la République, l’enseignement est dans l’angle mort du débat démocratique actuel. Dès lors que peut bien vouloir dire « faire référence au Front populaire » en 2024 lorsqu’il est question de l’école ? Alors même que l’on vient de commémorer en juin les 80 ans de l’assassinat de Jean Zay, nommé en 1936 par Léon Blum parce qu’il voulait « un jeune à l’éducation », que peut signifier renouer avec la jeunesse de la République scolaire de Front populaire ? Car, oui, comme le dit Jean Cassou lors du premier hommage rendu à Jean Zay en Sorbonne en 1947 : « ce n’est pas un hasard si, chaque fois que la République nous a été donnée, la République s’est, avant toute tâche, souciée de créer et de développer un enseignement populaire, national, accessible à tous, égal pour tous  ».

Le Front populaire de Léon Blum et de Jean Zay a fait l’école unique

Développer la République par l’école, c’est le projet de tous les républicains depuis Condorcet. Mais, avec le Front populaire et Jean Zay, apparaît un changement majeur de dimension incarnée par l’appellation d’« école unique ». Issue des réflexions des Compagnons de l’université nées des urgences de la Première Guerre mondiale, relayée par le plan de la CGT en 1924, elle traduisait le fait que la République devait changer de dimension. Forgée comme démocratie politique par la génération fondatrice de Jules Ferry, elle devait désormais être une démocratie sociale pour armer la démocratie libérale, pour la rendre solide face aux populismes en la rendant plus juste. En somme, la génération du Front populaire renouvelle avec l’école unique la promesse républicaine de l’égalité des droits politiques par celle de l’égalité des droits sociaux. Face à la montée des fascismes, elle affirme que la construction d’une société de progrès social est le meilleur – le seul ? – garant d’une société des libertés publiques. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les deux textes conservés comme éléments de référence sacrés dans la constitution de notre République depuis 1958 sont nos deux chartes de l’égalité des droits, celle des droits politiques (la DDHC, de 1789), puis celle des droits sociaux (le Préambule, de 1946). Et ce renouvellement de la conception de la démocratie républicaine, repris par le CNR, a fait école pendant un très large demi-siècle jusqu’à l’instauration du collège unique dans les années 1970 par René Haby et la mise en place des ZEP (plus tard REP) en 1981 par Alain Savary. Nous en sommes les héritiers, mais comment en retrouver l’élan, alors que reviennent les tentations populistes qui se saisissent justement des failles de la justice sociale, qui investissent les promesses de l’égalité des droits ?

Populaire et nationale, nous devons refaire l’école commune

Partons du constat que l’adjectif « unique » accolé à l’école ou au collège est usé, qu’il a même perdu son sens initial par la pratique insuffisamment efficace de la mise en œuvre. A qui observe le système scolaire, tout ou presque – stratégies de différenciations, d’écartement ou d’évitement – dément la réalisation d’une école commune au service du progrès social. Sauf à étendre les dispositif partiels – REP, mixité sociale, inclusion… – à tout le système. Que ce soit la différence de traitement entre l’enseignement public et l’enseignement privé, entre lesquels s’est creusée depuis les lois Debré une inégalité de missions et d’obligations qui institue de fait une concurrence déloyale en faveur du privé, amenant parfois le public à n’être qu’un choix militant ou par défaut. Que ce soit l’inégalité des offres d’enseignement selon les territoires qui additionne les limitations de choix dans les espaces les moins privilégiés et renforce ainsi les déterminismes sociaux et géographiques. Sans parler de la multiplication des injonctions contradictoires qui pleuvent sur l’institution publique d’enseignement et ceux qui cherchent à la faire vivre chargée tout à la fois de panser les maux croissants de la société sans connaître aucune réforme réelle, c’est-à-dire de structure.
Or, l’école du Front populaire fut d’abord une refondation des structures mêmes de l’enseignement. Le passage d’un système vertical de classes sociales qui séparait le lycée payant bourgeois et ses 3% d’une génération d’élèves, du monde de l’enseignement primaire gratuit, celui du tiers-état et du prolétariat réunis. C’était cela l’idée de l’école unique : rassembler toutes les catégories sur les bancs d’une école commune, afin de bâtir un destin et une culture communs, de développer un enseignement populaire, national, accessible à tous, égal pour tous.

Et c’est à cela seulement que l’on devrait appliquer le mot de réforme, penser et travailler à changer les structures. Comment faire, quelles pistes d’action penser ?

Pour se placer à l’école du Front populaire, il faudrait commencer par cesser de faire équivaloir le mot de réforme à la seule recherche d’économie budgétaire si dangereuse pour la démocratie. Jean Zay le signalait déjà du fond de sa cellule : «  le dogme de l’équilibre budgétaire fournit en même temps une arme précieuse contre les réformes démocratiques ». Car la réforme indispensable des structures nécessite la recherche de recettes nouvelles pour l’Etat, sauf à croire au ruissellement inévitable du partage des fruits d’une croissance infinie, autre genre de mystique antidémocratique (et si dangereuse pour la planète et l’humanité). Au reste, les changements de dimension de l’école furent historiquement contemporains d’un accroissement des recettes : la mise en œuvre durable de l’école de Jules Ferry (et les premiers systèmes de retraites) s’accompagne au début du Vingtième siècle de l’impôt progressif sur les revenus, celle de Jean Zay sera permise après la Seconde Guerre mondiale, quand le gaullisme était social, par l’invention de la TVA. Bref, la réforme scolaire républicaine, c’est-à-dire sociale et nationale, si elle est une affaire de réforme de structures, c’est-à-dire pas seulement de moyens, est cependant portée par la réforme fiscale républicaine qui ne l’est pas moins. Elles sont contemporaines. Nécessairement.
Puis, il s’agit de réinterroger les structures actuelles, afin de retrouver les sens du commun d’une école commune. Actuellement, l’école ne fédère plus car elle ne tient pas sa promesse républicaine de progrès social pour tous, seul vrai garant d’une identité nationale heureuse parce que partagée.
Dès lors, comment renouveler la promesse de l’école unique par la construction d’une école commune ?
Sans prétendre fournir de solutions clé en main, bien persuadé d’ailleurs, comme le pratiqua le ministère Zay, que l’expérimentation qui sait prendre le temps nécessaire, doit précéder le déploiement d’un système nouveau, de même que le volontarisme politique indispensable doit s’appuyer sur l’intelligence collective préalablement sollicitée, on peut penser à quatre grands axes de construction de cette école commune, pour lesquelles il faut sans tarder rouvrir le champ des possibles.

- Enseigner à « l’échelle humaine » des élèves . Penser puis construire des structures d’établissements « à l’échelle humaine » (selon le si beau titre de Léon Blum) car la scolarité doit se penser en termes de parcours et donc de personnalisation, son corollaire dans laquelle a sa place l’erreur non comme condamnation mais comme ouverture de nouveaux possibles. Toutes les enquêtes internationales l’indiquent, les établissements qui permettent les meilleurs résultats de chacun et le meilleur niveau de tous, sont à taille humaine pour permettre le meilleur accompagnement de l’élève, garant de sa réussite et de celle de tous. Or, nos écoles parfois, nos collèges et nos lycées, voire nos universités, toujours ou presque, sont bien trop gros, n’offrent que peu ou mal ce suivi qui permet d’envisager « un cousu main ». Bref, la démesure humaine de nos lieux d’enseignement est un élément majeur de nos échecs. Pour ne prendre qu’un segment, celui de « l’école moyenne » qui est souvent le plus sensible aux écarts entre l’unique et l’inégal : quelle est la meilleure dimension « humaine » d’un collège ? autour de 500 élèves ? Et, à l’intérieur d’un établissement, faut-il fixer un seuil à 25 élèves au maximum par classe, comme le recommandaient les circulaires de création des « classes d’orientation » en 1937 ? Lesquelles insistaient aussi sur la nécessité du petit nombre de professeurs, pas plus de quatre, afin justement de permettre le meilleur suivi de l’élève.

- Coordonner l’éducation nationale. Coordonner le lien public/privé pour construire ensemble un parcours national. Ici, il ne s’agit pas de supprimer – l’histoire du rapport public/privé est si riche de ses affrontements en France qu’elle est devenue un patrimoine national –, mais de coordonner pour développer ce que les deux écoles ont de meilleur ensemble. Tous les établissements liés à l’Etat, publics ou sous contrat, doivent accomplir les mêmes missions assignées à l’enseignement afin de fabriquer du commun. Les dispositifs de mixité sociale par exemple doivent résolument intégrer l’enseignement privé sous contrat qui sans cela se détourne des missions de l’Education nationale et de fait des enjeux républicains. Mais le champ est bien plus vaste, celui des offres d’enseignement et de diplômes préparés doit être lui aussi coordonné selon les mêmes longitudes. On peut encore songer aux latitudes qui permettent au Privé de parfois mieux accompagner les élèves : elles doivent être rendues possibles pour le public. Longitudes, latitudes, comment mieux dessiner la carte de l’éducation nationale en France ?

- Traiter les personnels à la hauteur des enjeux. Valoriser les métiers de l’enseignement. Tous, des agents aux personnels de direction. Ici, se situe un point clé. Prenons les plus nombreux, les enseignants en France sont désormais traités par le mépris et dans la méprise. Mépris du côté du niveau de vie : quelle société démocratique peut se permettre durablement de voir une telle baisse de revenus depuis trois décennies que les recrutements en deviennent préoccupants, que le début de carrière d’un professeur se situe à peine au-dessus du SMIC ? Comment espérer un enseignement au niveau des besoins de la nation et de la place de la France dans les enquêtes internationales, si leurs salaires sont parmi les plus bas de l’Union européenne ? Plus largement, cela correspond à une réelle méprise, un désaveu de leur qualité de professionnels. Au-delà du seul Etat national qui préfère, comme pour tous les fonctionnaires, les contractuels aux titulaires, installant une véritable uberisation de l’éducation. Ainsi, exemple parmi d’autres, les constructions ou rénovations d’établissements sous la responsabilité des collectivités locales, pourtant si volontaires heureusement en la matière, sont pensées en mètre carrés élèves, comme si leurs professeurs étaient de simples usagers de locaux qui sont pourtant leur lieu de travail. Et que dire, pour en revenir aux responsabilités de l’Etat, de la fabrique initiale (les CAPES) ou de la formation continue, si indigentes, alors même qu’il s’agit du secteur public qui concentre le plus de formateurs au mètre carré. Il y a là un formidable gisement d’initiatives, une énorme réserve d’investissement.

- Donner un sens politique démocratique fort aux contenus d’enseignement communs. – En 1938, sont écrits les premiers programmes d’histoire de l’école primaire qui ajoutent des questions sociales à la question nationale. Parce que la République des années 1930 sait bien que sa démocratie politique est en crise d’identité nationale dans le concert européen qui se fascise, que celle-ci ne sera solide que si elle est sociale aussi. Depuis Jules Ferry, l’école républicaine est une école politique, une école de combat pour des valeurs communes de progrès démocratique. Elle n’a jamais été apolitique. Elle fait nation parce qu’elle est laïque, démocratique, sociale. En 1942, du fond de sa cellule, Jean Zay trouvait que ses programmes de 1938 n’avaient pas été assez républicains, pas assez « jacobins » face à la montée des dictatures. Quels doivent être aujourd’hui nos objectifs politiques d’enseignement ? Et, pas moins, comment penser et pratiquer leur mise en œuvre pour créer du commun démocratique ? Ici, la question n’est pas neuve, les programmes d’enseignement, d’histoire en particulier, sont une vieille passion française. Mais, comment, en reprenant l’élan des pères de notre patrie républicaine, être « jacobins » en 2024 ? Comment faire partager des valeurs, du commun dans une école ségrégée et ségrégative, reflet de diverses politiques qui pour l’heure a du mal à briser les assignations qui se jouent dès la naissance ? Comment redonner sa place à cette méritocratie pour que les transfuges de classe sociale soient la norme d’une nation heureuse et non des « exceptions consolantes » dans un pays divisé ?

D’un Front populaire à l’autre, rouvrir les possibles de l’école commune.
A Châlons-en-Champagne, là où les candidats au CAPES d’histoire et de géographie passent les épreuves sur les valeurs de la République, le bâtiment qui abrite le conservatoire de musique porte, à demi effacée, l’inscription : « Ecole communale laïque ». Des décennies après, il est vital de réécrire un programme pour l’école républicaine. De recréer une école qui fasse du commun pour une république démocratique et sociale. Vital de se doter de bagages communs pour sortir des « faire barrage » dispersés, des votes par défaut. Sortir de l’entre-soi qui nourrit les communautarismes et la xénophobie. Cette tribune porte l’unique ambition de rouvrir le champ des possibles d’une éducation nationale commune, d’une école qui, comme celle du Front populaire mais surtout comme la République de notre Constitution, soit « démocratique, laïque et sociale ».

©Olivier Loubes, pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 11/07/2024.