Qu’est-ce que résister ? Hommage à Germaine Tillion au réveil du siècle qui vient
Par Alain-Cyril Barrioz [1]
Le jeudi 28 mai 2015, Germaine Tillion est entrée au Panthéon avec Geneviève De Gaulle-Anthonioz, Pierre Brossolette, et Jean Zay, grands noms de la Résistance. Le collège qui porte son nom l’honore d’une commémoration où s’enchevêtrent le devoir de mémoire et le devoir civique pour que souffle encore et tous les jours l’esprit de résistance.
A quelques pas de notre collège, des innocents ont péri parce qu’ils étaient juifs. Dans la salle où devait se tenir désormais chaque semaine notre atelier civique (« Libère Tes mots ! »), l’écho sur les façades des immeubles du quartier avait fait résonner jusque dans nos salles de classe les détonations du 9 janvier 2015. Notre hommage à Germaine Tillion ne pouvait manquer de réagir au drame qui a frappé tout le quartier de la Porte de Vincennes.
La commémoration pourrait être symbolisée par la simple évocation d’une affiche improvisée qui, placardée dans le collège, était destinée à faire réfléchir nos élève sur ces événements violents. Conçue pour animer notre atelier de l’esprit de cette grande dame, résistante et déportée, elle représente son portrait contemporain en vis-à-vis d’une photo noir et blanc tirée d’un exposé d’élève. C’est pour substituer aux compromissions antisémites de Vincent d’Indy l’intransigeance des valeurs de Germaine Tillion que le collège a choisi d’adopter son nom depuis aujourd’hui trois ans. Hommage éphémère donc, au regard d’une vie de combats, mais renouvelé chaque jour durant par le travail d’une communauté éducative rassemblée autour de ce dénominateur totémique.
Trois ans déjà, mais ils durent autant qu’un élève se donne la peine, entre deux cours, de remettre simplement l’affiche (ou bien la vielle photo) à sa place lorsqu’un courant d’air vient à l’emporter.
« Peut-on encore écrire des poèmes après Auschwitz ? ». C’est à travers le prisme de cette interrogation posée par Primo Levi, autre rescapé des camps, que nous avons relu le poème de Germaine Tillion alors âgée de quatre-vingt-treize ans. Il se présente en préface de son livre Il était une fois l’ethnographie (2000) et s’intitule « Adresse à mes lecteurs ». Ecrire un poème, est déjà un acte de résistance. C’est le sens que nous avons voulu donner à la participation de nos élèves au Concours national de la Résistance et de la Déportation. Nous l’avons inaugurée par une sortie au Théâtre de Ménilmontant, où se jouait "D’une guerre l’autre" de Philippe Penguy à la tête de la Compagnie cyclone. Je suivais leur travail après avoir découvert en juin, à l’Espace Louise Michel, un chœur de femmes féministes pacifistes : "Guerrières de la paix", elles la défendaient à coup de papillons face aux tribunaux. C’était une création du théâtre de la Balancelle dirigé par Monique Surel-Tupin.
La rencontre des élèves avec ces créations s’est concrétisée pendant l’automne 2014. Ce n’était qu’un début. La commémoration se prolongeait, par un chemin de mémoire, à travers la réalisation de plusieurs films autour de la question de l’engagement, centrale l’œuvre de Germaine Tillion.
Notre commémoration de Germaine Tillion se veut donc un hommage au quotidien et dédié au temps présent, dans une éthique de la responsabilité et au service du vivre ensemble. Enfin, elle espère apporter sa pierre pour construire un monde d’après plus spirituel et créatif que religieux.
Comme nous en prévient l’historien Denis Crouzet, mon directeur de thèse, dans son essai paru en mai, Au péril des guerres de religion : « Il y a des sortilèges dangereux, qui se donnent de nouveaux noms pour pouvoir ruser (…) la connaissance du passé est l’outil pour les neutraliser ».
I. Un sursaut républicain
Le travail mené par les classes de 3e1 et de 3e 3 dans le cadre du CNRD, puis par la réalisation de films concernant la mémoire de Germaine Tillion, mise en relation avec notre collège, ont constitué les balises d’une commémoration vécue au quotidien sur la base du travail engagé. Il fut laborieusement poursuivi à travers la tragédie de janvier.
Pour commencer, le 9 de ce mois dans l’après-midi, un ancien résistant était venu témoigner de la déportation de ses parents à Auschwitz. Le grand silence que lui réservaient d’accoutumée les élèves s’est brutalement mué en une sidérante panique, aggravée par l’effet en retour des nouvelles provenant du voisinage des lieux de la prise d’otages. Le collège Germaine Tillion étant situé dans un quartier sensible, il était impératif de prendre part au sursaut républicain manifesté le soir même de la prise d’otage ainsi que les deux jours suivants. Dans un mouvement naturel, l’hommage aux victimes convoquait l’esprit de résistance légué par notre héroïne éponyme.
Tandis que certains élèves de 3e1 et de 3e3 faisaient avancer leurs recherches par équipe de deux ou trois pour le CNRD (Concours National de la Résistance et de la Déportation), l’ensemble des élèves, quel que soit leur niveau, étaient invités à prendre part à l’atelier civique ouvert à la suite des attentats. Le projet, suggéré peu après par Mr Rachid Azouz, IA IPR, de réaliser un très court métrage pour rendre hommage à Germaine Tillion dans la perspective de sa prochaine panthéonisation, nous engageait dans un nouveau défi.
Loin des discours grandiloquents, manichéens, et parfois nauséabonds quand ils convoquent les mauvais génies de l’entre-deux-guerres, la problématique a été centrée d’emblée sur les récits de l’année 1940. Les témoignages de notre grand témoin Bertrand Levy, auquels les élèves réservaient un silence rare, constituaient un point de départ. Il est vrai qu’il avait à cette date l’âge de nos collégiens… Et si nous y étions ?
II. Dans une éthique de la responsabilité
Parmi les élèves et les adultes se portant volontaires, certains doivent être particulièrement remerciés d’avoir pris beaucoup de leur temps pour aider tant à la réalisation des films qu’à l’animation de l’atelier civique.
Pour en revenir à notre lieu de travail, évoquons la parabole de Mr Bourasset, ancien principal du collège. Il aimait la narrer avant chaque rentrée scolaire. Elle raconte comment une grenouille se laisse périr dans une eau de plus en plus chaude. Il est temps de se réveiller, après il sera trop tard.
Les différents projets dont il est question cette année n’auraient pas existé sans l’impulsion décisive de Mme Faïd et de Mr Souève, principaux du collège. Ils nous ont encouragés et soutenus autant qu’ils le pouvaient dans les multiples démarches indispensables à leur réalisation. Le processus commémoratif avait déjà bien engagé il y a 3 ans sous la responsabilité de Mr Bourasset. Les énergies étaient encore là, disponibles, et palpable le désir de poursuivre.
L’engagement de l’association de quartier, Abounaddara Films, œuvrant pour un cinéma citoyen, notamment en Syrie, était au centre du dispositif. Les cinéastes se sont en effet engagés à travailler au rythme hebdomadaire de notre atelier. « Il faut faire quelque chose ! » est le titre de ce film d’une grande valeur artistique. Il est accessible grâce au lien suivant : https://vimeo.com/128853153
Mr Ferrin, documentaliste, a joué un rôle pivot en mettant toutes ses ressources à notre disposition. Son exposition au Centre de documentation a fait l’objet d’une visite de Mr l’Inspecteur d’académie. C’est encore au CDI qu’ont été reçus, au mois de mars, les membres de l’association Germaine Tillion. Sa secrétaire personnelle nous faisait l’honneur du déplacement malgré son grand âge.
Trois professeurs ont pris beaucoup de leur temps pour canaliser les élèves dans une dynamique véritablement transdisciplinaire :
– Le crayon géant en carton des élèves d’Arts plastique de Mr Larfoullioux, a dessiné : « Liberté, j’écris ton nom » sur le mur en béton de l’escalier central.
– La chorale du « Chant des Partisans » est celle de Mme Dietz. Elle a fait répéter les 3e 1 et les 3e 3, au point de les mélanger parfois sous la contrainte de nos emplois du temps respectifs !
– Mr Denizot a filmé « en coulisse » le tournage. Il a aidé certains élèves désignés pour leurs difficultés à suivre le rythme du travail, qui était de surcroît soumis aux délais du CNRD, à monter un dossier numérique pour leur permettre de participer comme les autres. L’une, habillée de blanc, récite le poème devant un tableau noir. Une autre met le texte proposé en chanson.
– Le texte qui servait de base aux répétitions, je l’ai rédigé en sorte de rendre le poème directement accessible aux élèves, afin de l’expliquer et de le faire apprendre. Je l’ai écrit sous la forme d’une réponse à l’adresse de Germaine Tillion. Sur un ton malrusien, je rendais compte en une page du parcours et des idées essentielles de Germaine Tillion. J’intitulai cette réponse Aux citadins du monde pour l’inscrire à la fois dans notre environnement urbain tout en lui conférant la dimension cosmopolite qui me paraît sous-tendre toute la dédicace. Trop longue de toute façon pour un film de 3 minutes.
– Enfin, filmés devant le CDI, quelques élèves s’exercent à la rhétorique autour d’un débat très sérieux sur les conflits intercommunautaires, sujet relayé par un intense traitement médiatique.
– Les ateliers que j’ai animé ont été, peu ou prou, suivis par des élèves de plusieurs classes et de différents niveaux qui y étaient invités, chaque vendredi à 12h45, par voie d’affichage et, surtout, par le bouche-à-oreilles. Une semaine après le drame, les élèves de 3e3 ont rédigé leur propre récit de l’après-midi du 9 janvier. Documents qui confirment, déjà, leur sentiment d’avoir été ce jour-là, selon leurs propres mots, « touchés par le doigt sanglant de l’Histoire » ! Hegel n’est pas loin, mais il mettait aussi en garde ses étudiants : « l’oiseau de Minerve ne prend son envol que le soir ! ».
Qu’en aurait dit Germaine Tillion, elle qui achève son chant cosmopolite par cette exclamation : « il n’y a pas de quoi faire tout un cinéma ! » ? Il s’agit d’accepter, et même de rechercher nos différences, nous qui sommes tous, et en France peut-être plus qu’ailleurs, « de sang mêlé ».
Partageant le postulat d’une responsabilité certaine des enseignants face aux tragédies actuelles, c’est en faisant appel à ces différents médias (affiches, photos, panneau d’exposition, bande-dessinées), que la commémoration de Germaine Tillion se poursuivait dans la continuité des initiatives amorcées il y a trois ans.
III. « Il faut faire quelque chose »
Commémorer Germaine Tillion, c’est partir de son métier d’ethnologue exercé en Algérie entre 1934 et 1940, en relation étroite avec le Musée de l’Homme et ses maîtres : les Durkheim, les Mauss, les Massignon, et puis Vildé…. Elle participe avec ce dernier à la création du Réseau du Musée de l’Homme avant d’être arrêtée. Dès son retour de déportation, elle s’engage toute sa vie durant au service de la vérité et des victimes.
Le délai accordé pour réaliser un film de 3 minutes sur Germaine Tillion en vue de sa panthéonisation était certes bien court et imposait des choix !
C’est, chose étrange, le 20 mars, jour de l’éclipse, le réalisateur a saisi les sur notre lieu de travail les images du film ici mis en ligne. Rendant hommage aux victimes du 9 janvier, il restitue avec une grande maîtrise le sens que nous entendions établir en le rapprochant de la commémoration et de l’esprit de résistance légués par Germaine Tillion. Les élèves de la chorale sont ici les élèves de 3e3. La voix chantant le poème est celle d’une élève de 3e1, Alexia, qui avait coutume de chanter pendant les cours de géographie…
Parallèlement à ce tournage, nous avons profité de la dynamique de travail amorcée pour enchaîner sur la réalisation d’un deuxième film, né de la collaboration avec l’association des cinéastes d’Abounaddara Films. Leurs appels à une intervention de la France en Syrie doivent être entendus comme prenant le relais de l’engagement de Germaine Tillion au secours des populations civiles du Moyen-Orient. Comme en écho s’ébranlent les vers de La remontée des cendres, épithalame que leur consacre par ailleurs le poète Tahar Ben Jelloun, autre référence qui nous est chère.
Fruit d’un travail quotidien avec les cinéastes d’Abounaddara, ce deuxième film était réalisé dans une démarche participative. Il traduit, à hauteur d’élèves et loin de tout discours grandiloquent sur la résistance, le désir de résistance ici et maintenant, en réponse à celui qui a pu animer Germaine Tillion. Les cinéastes parviennent à libérer des mots souvent bridés par un comportement d’autocensure constaté dans le cadre normal des cours. Comme le démontrent les scènes qui viennent après l’extrait choisi d’un entretien télévisé avec Germaine Tillon, le parti pris des cinéastes était de retrouver chez eux l’équivalent des dispositions à la révolte qui auraient pu animer la grande résistante, afin de suggérer que, malgré leur apathie apparente, ces jeunes gens sont capables de « faire quelque chose ».
Par suite et au détour de ce cheminement, une réflexion plus large sur l’éducation pouvait s’ouvrir.
IV. Pour un siècle plus spirituel
Issue de la bourgeoisie catholique, Germaine Tillion avait coutume de réfuter toute appartenance politique ou religieuse, ce qui lui valait parfois la condescendance ironique de ses pairs. En revanche elle aurait peut-être apprécié le mot « spirituel ». On dit même qu’André Malraux, qui appartient déjà à la légende du Panthéon, prophétisa que « notre siècle serait religieux ou ne sera pas.
Mais dans le sens de « spirituel » bien sûr...
Non, Monsieur, pardonnez-moi, mais n’était-ce pas plutôt … « créatif » ?
Plus sérieusement, alors que c’est dans les camps d’aujourd’hui que se forme la mémoire de demain, c’est sur l’école, on le sait, que repose pourtant l’avenir du vivre ensemble pour nos jeunes générations. L’entrée au Panthéon de Germaine Tillion et de trois autres résistants est à considérer comme une nouvelle charge sacrale venue pour refonder le pacte républicain. Par le choix de son poème pour lui faire hommage, nous allons plus loin, en le situant à l’interface de la conscience éducative et de la conscience écologique.
La notion d’engagement et l’esprit de révolte sont en effet indissociables dans une approche éducative exigeante. Le projet éducatif que nous formons ne saurait se soumettre au joug d’un système pyramidal aggravant les inégalités par les logiques de la reproduction. Il s’agit bien de transmettre à chacun les clés d’un savoir critique qui enseigne d’abord à vivre. Germaine Tillion, qui professait à l’EHESS, est plus que jamais un exemple à suivre.
Si nous voulons nous laisser envahir par l’esprit de résistance qui fut le sien, c’est pour regarder au-delà des démissions contemporaines qui servent plus ou moins sciemment de mauvaises causes. Dire non à tout et dénigrer toute chose, telle ou telle réforme notamment, c’est jeter l’opprobre sur les hommes (et les femmes) de bonne volonté qui s’évertuent à améliorer l’état des choses présentes. Tout un chacun convient qu’elles ne fonctionnent pas pour le plus grand nombre. Les inégalités se creusent. Rien n’est parfait, mais la critique systématique nourrit l’autosatisfaction des uns pendant qu’elle fait le lit des autres – les extrémistes délirants. L’attitude d’opposition est normale, et même souhaitable dans la construction psycho-cognitive de nos jeunes gens. Elle devient impardonnable de la part de ceux qui, parmi les sophistes de la scène médiatique, déclinâtes et révisionnistes en tout genre, ou bien ceux qui sous les postures d’un engagement drapé dans un manteau de vertu, et pire, l’acide des cyniques prétendus apolitiques, n’ont de cesse de saper les bases du pacte républicain. L’avenir de l’éducation est évidemment au centre de cet enjeu. Il est fondamental pour nos sociétés démocratiques. Les médias se font hélas trop souvent et sans même s’en cacher, les relais des puissances de l’argent et de la loi du plus fort. C’est de ces logiques destructrices qu’avec Germaine Tillions nous entendons protéger nos enfants. Car, comme Jean Jaurès en 1914 ou Jean Zay en 1936, nous voulons mettre notre jeunesse à l’abri de ces orages « qui menacent dans les nuées ». Il s’agit hélas de la guerre !
La Résistance ne fut pas, on le sait, que l’affaire d’une élite, à laquelle Germaine Tillion appartenait (au moins à celle des Compagnons de la Libération). Il revient portant plus que jamais à chacun de se la réapproprier pour faire, toujours avec Jaurès, « de l’humanité toute entière une élite ». Car c’est la paix civile qui est en jeu !
Aujourd’hui, à la différence de 1914, 1940 ou 1945, années de référence à nos méditations commémoratives, tandis que s’engage une vaste réflexion sur le climat, nous ne pouvons cependant plus ignorer, comme nous l’avertit Germaine Tillion dans son poème testamentaire, qu’« Il n’y a pas de planète de rechange ! »
Alain-Cyril Barioz
Les services de la Rédaction de l’APHG - Tous droits réservés. 31 mai 2015.
Illustration : Germaine Tillion, Libération.fr DR, source.