Quand le Moyen Âge coince la bulle... Compte-rendu de la rédaction / Histoire du Moyen Age

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Par Yohann Chanoir. [1]

MARTINE, Tristan (dir.), Le Moyen Âge en bande dessinée, Paris, Karthala, 2016, 27 €.

Fruit d’une journée d’études organisée en juin 2014, cet ouvrage collectif, dirigé par Tristan Martine, illustre la dynamique que connaît le médiévalisme - à savoir la réception et la réinvention du Moyen Âge dans les siècles ultérieurs - en France. L’ouvrage rappelle ainsi que ni l’Antiquité avec Alix, ni la Grande Guerre avec les Pieds Nickelés et les albums de Tardi, n’ont le monopole de la mise en scène de l’histoire dans la bande dessinée. Les titres consacrés à l’histoire médiévale sont en effet nombreux, d’autant plus qu’ils connaissent un vigoureux essor éditorial « depuis les années 2000 » (p. 361). Après une solide introduction, où Tristan Martine balise le corpus choisi, établit une chronologie dans la production des BD médiévalistes et souligne leur place dans les régimes d’historicité de notre société, la réflexion des auteurs est ordonnée autour de plusieurs thématiques.

Figurer le Moyen Âge

Dans la BD médiévaliste, le Moyen Âge est toujours incarné, notamment par des symboles. Le premier d’entre-eux est évidemment le château. Expression de la féodalité, il est comme le souligne Danièle Alexandre-Bidon, un lieu de pouvoir souvent fantasmé. Dans les albums, le château est le plus souvent hors-sol, sans terroir. Seule une infime partie du corpus étudié (0,15%...) présente le château avec des champs aux alentours. Il est aussi forcément « immense et majestueux » (p. 56), nécessairement « salement somptueux » pour Bretécher ou « beau » avec tout le confort... moderne pour Gotlib. Sa physionomie est réduite, les maisons fortes n’apparaissent ainsi pratiquement jamais (p. 58).

Autre symbole, la broderie de Bayeux - qui n’est pas en effet une tapisserie – abondamment représentée dans les albums comme elle l’est dans les films. Des thématiques sont aussi récurrentes, telle la lutte des classes entre seigneurs et paysans. Celle-ci possède une résonance particulière dans notre pays, entré dans la modernité par une Révolution qui débuta par la prise d’un... château médiéval. Le Moyen Âge, dans conditions, est souvent plus un prétexte pour évoquer le temps présent qu’un contexte historique. Le personnage du « mauvais seigneur » est ainsi enraciné dans notre imaginaire peu favorable à la féodalité, tandis que celui du paysan varie en fonction de l’époque : héros anonyme sous la France de Vichy, véritable « repoussoir » au début des Trente glorieuses, « homme qui dit non » à partir des années 50 (p. 41), de nouveau « stupides, pauvres et sales » (p. 43) dans les années 80. Notons enfin que certains thèmes sont peu présents, comme celui de l’Islam médiéval, même si certains albums comme Le Sourire des marionnettes de Jean Dytar l’abordent tout en proposant un renouvellement des codes de la BD par des modes narratifs empruntés à d’autres médias. Cet effort n’est pas circonscrit aux albums médiévalistes. Nicolas Juncker s’est inscrit dans une même ambition, aussi bien pour son album sur la Grande Guerre que sur ceux de la Seconde Guerre mondiale notamment. La BD sur le Moyen Âge s’affirme comme un laboratoire d’innovations, comme le rappelle l’article très stimulant d’Alain Corbellari sur les modalités mobilisées pour « faire parler le Moyen Âge ».

Le casting de la BD médiévaliste

La BD privilégie certaines figures. Godefroid de Bouillon, Tristan et Yseut, Robin des bois forment ainsi un casting récurrent. Danièle Alexandre-Bidon s’attelle au personnage omniprésent de Robin des Bois ou de ses avatars, tour à tour rebelle, puis résistant (comme Richard le Hardi en 1947), noble ou petit paysan libre, voire authentique prolétaire dans les planches de Vaillant puis de Pif, figure habillée de rouge puis de vert. Notons que le cinéma a épousé les évolutions de ce « bandit social ». Du noble saxon en lutte contre les Normands dans Ivanhoé (1952), il se normandise dans un film de la Hammer (Le Défi de Robin des Bois, 1967) pour devenir un yeoman en 1969 (Wolfshead : The Legend of Robin Hood). Danièle Alexandre-Bidon ne se contente pas d’étudier ces évolutions, elle s’interroge sur « l’absence singulière » de Robin des Bois sur les écrans français, relevée et étudiée par François Amy de la Bretèque en proposant une explication : les « nombreux comic books à son image ont pu contribuer, voire suffire, à saturer le marché » (p. 265).

Comme au cinéma sur le Moyen Âge, les femmes sont le plus souvent le faire-valoir des hommes dans les albums. Elles sont déjà peu présentes. Sur 6 000 images étudiées, on ne trouve que 10 images de moniales (p. 86), pourcentage qui ne reflète guère leur rôle au Moyen Âge. Les fillettes sont aussi invisibles que les moniales. Danièle Alexandre-Bidon, sur un corpus échelonné entre 1892 et 2014, comportant près de 6 500 images, nous apprend que les jeunes filles ne représentent que 3,7% des personnages. Bref, la BD renvoie à un « mâle Moyen Âge », voire misogyne. Jusqu’en 1960, le destin des femmes de papier était le mariage et la procréation. La femme est surtout une princesse dévouée et blonde ! Il faut attendre les années 80 pour que les brunes ne comptent plus pour des prunes. Si les années 70 corrigent un peu le trait, la décennie suivante voit le développement de figures érotisées, objet de désirs et incarnation de fantasmes masculins. Les personnages historiques féminins ne sont guère mieux traités. La trentaine d’albums en cours de réalisation de la collection « Ils ont fait l’histoire », n’en compte que 4 consacrés à des femmes. La BD médiévaliste serait-elle le dernier bastion d’une misogynie qui ne dit pas son nom ?

Seule exception, le personnage de la sorcière étudié par notre collègue Maxime Perbellini, véritable objet de fantasmes, de topoï et de détournements. L’auteur rappelle d’abord qu’au Moyen Âge, « les figurations de la sorcière ne sont pas figées... ni totalement laide, vieille, ni séduisante et jeune » (p. 123). Or, dans la BD, la représentation de la sorcière varie, soit « vieille, accablée par l’âge, nez crochu, balai et corbeau à l’appui » (p. 125) comme dans La Vieille Tige de Maurice Tillieux soit jeune et séduisante. Elle peut être aussi un sujet humoristique, objet de dérision, comme Jivatijivatipa de la saga Hultrasson le Viking, qui ne peut rien entreprendre sans une franche rasade de whisky...

Portée de l’ouvrage

Richement illustré, l’ouvrage comporte quelques fautes de frappe, sur la date de la prise de Jérusalem par les croisés (p. 211), ou sur l’attribution de deux films à leurs vrais réalisateurs (p. 266), mais rien de fondamental. La partie évoquant les regards des auteurs aurait sans nul doute gagné à être davantage développée. La contribution portant sur la collection « Ils ont fait l’Histoire » chez Glénat a permis de comprendre comment un album médiévaliste se construit, comment on choisit les éléments les plus importants d’une biographie avant de la mettre en images. Cette thématique appelle de nécessaires prolongements.

L’intérêt d’un livre d’histoire réside dans sa portée. Force est de reconnaître que les champs de réflexion ouverts par les auteurs sont nombreux. Nous n’en citerons qu’un, celui des relations entre septième et neuvième arts que les différents contributeurs signalent à plusieurs reprises. Le Robin des bois incarné par Errol Flynn en 1938 a ainsi inspiré, façonné un grand nombre d’albums. Citons un roman illustré par Calvo en 1939, le Robin dans Super-aventures en 1952-53, une série de Cœurs vaillants en 1952... La mise en évidence de ces relations plaide avec éloquence à la réunion des historiens du cinéma et de la bande dessinée pour produire enfin un vaste ouvrage de synthèse sur la question. Plus largement, dans une conclusion d’une rare audace, Tristan Martine s’interroge sur la portée de la bande dessinée médiévaliste pour notre profession. Il y voit « un avenir pour la médiévistique » (p. 361), un élément d’innovation pour les « modes d’enquêtes des historiens » (p. 365) comme un vecteur dynamique de la connaissance sur le Moyen Âge. Dans un tweet, Pascal Ory invitait récemment à briser le plafond de verre qui séparait la bande dessinée de l’université. Cet ouvrage exauce largement son vœu.

Voir la présentation en ligne sur le site de l’éditeur

© Yohann Chanoir pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 18/02/2017.

Notes

[1Agrégé d’Histoire, Professeur d’Histoire-Géographie en section européenne allemand au Lycée Jean Jaurès de Reims, Secrétaire de la Rédaction de la revue Historiens & Géographes.