Le lycée Jean-Moulin de Roubaix est un établissement classé sensible, dans l’une des villes les plus pauvres de France. Il regroupe des élèves provenant d’une quarantaine d’origines différentes, avec une très forte population d’origine maghrébine et musulmane.
A la suite des attentats contre Charlie-Hebdo et contre l’épicerie HyperKasher de la porte de Vincennes, je consacre du temps à discuter avec les élèves dans chaque classe, à raison d’une heure d’échanges dans une classe de 2e, une classe de 1ST2S, trois classes de 1STMG, et deux heures dans la classe de 1S (à la demande des élèves de cette classe).
Les séances sont toutes construites sur le même schéma : la parole initiale relève du professeur, qui représente l’Etat tout en l’incarnant par ses propres convictions et ses propres émotions, puis elle est donnée, dans le calme et le respect de chacun, aux élèves. Pour deux classes, je suis accompagné de mes collègues Professeurs principaux, et seul pour les autres classes.
Parole initiale :
Les séances se déroulent le lundi et le mardi qui suivent les attentats et les rassemblements. Je présente donc la séance comme ne relevant pas du temps de l’émotion, vécue au cours de la minute de silence, de la journée de deuil national et plus généralement des rassemblements, mais de celui de la raison. L’objectif est d’échapper ainsi aux frictions émotives les plus vives. Je souligne la fonction qui est la mienne comme représentant de l’Etat et que c’est à ce titre que je me permets un tel échange. Je reprends le récit chronologique des événements, marches comprises.
Parole des élèves :
La parole est donnée prioritairement aux volontaires. Elle est libre, la seule contrainte affirmée étant celle de la loi. Toutes les discussions se sont déroulées dans un réel calme et un respect mutuel. Les réactions ont été similaires d’une classe à une autre, avec des tendances plus ou moins marquées selon les groupes, et avec des propos plus ou moins confus selon les individus.
On peut réunir les réactions et propos des élèves en quelques thèmes :
- La réaction face aux caricatures de Charlie-Hebdo
• Une grande majorité d’élèves, musulmans déclarés ou non, se disent choqués par les dessins ayant représenté Mahomet. Beaucoup d’élèves affirmant ce ressenti sont habituellement des élèves calmes et discrets.
• Tout en prenant acte de ce sentiment, il leur est rappelé que le blasphème n’est pas un délit en France. L’importance de la loi comme limite des actes est soulignée.
• Il est reproché d’avoir laissé faire Charlie-Hebdo pendant qu’on interdisait Dieudonné. Il est rappelé que Dieudonné n’est pas censuré et que seuls les propos et actes enfreignant la loi lui ont valu condamnation.
- La théorie du complot
• De nombreux élèves adhèrent à la théorie du complot, sur la base d’éléments échangés sur Internet. Au manque d’images prouvant, à leur goût, la réalité des attentats (absence des photos des morts, interprétations contradictoires de certaines scènes,…), il est répondu par les nécessités de l’enquête et par l’impossibilité de couvrir l’ensemble des événements par des images officielles.
- Les musulmans en France
• La peur d’amalgame est affirmée par de nombreux élèves. Ils sont très nombreux à refuser de considérer les terroristes comme de « vrais » musulmans.
• Tous les élèves qui ont pris la parole condamnent les crimes commis.
• Si beaucoup reprochent à la rédaction de Charlie-Hebdo d’avoir offensé les Musulmans, ils dénoncent les attentats comme étant contraires à l’Islam.
- La « question juive »
• De nombreux élèves estiment que l’islamophobie et l’antisémitisme ne sont pas considérés de façon égale par les médias ou par la loi. Il est fait distinction entre l’expression anti-religieuse, admise pour toute croyance en France, et la haine d’un peuple.
• Il est également rappelé la difficulté des relations entre communautés en raison des retentissements des conflits israélo-palestiniens.
Dans les classes de plus de 20 élèves, entre un tiers et une moitié des élèves sont restés muets. Certains ont affirmé n’en avoir rien à faire, renvoyant terroristes et victimes dos-à-dos. Beaucoup ont refusé de parler.
Il est à noter que la parole n’a pas été confisquée par les élèves habituellement les plus bruyants, et que quelques élèves étaient sincèrement blessés par les caricatures et par les attentats. Certains sont en tension entre la communion nationale et la blessure communautaire.
François da Rocha Carneiro, professeur d’Histoire-Géographie
Tous droits réservés APHG le 18 janvier 2015.