La déclaration controversée d’Emmanuel Macron à Alger m’a conduit aujourd’hui (mardi 16 février 2017) à répondre à trois demandes d’interview, sur deux radios et à la chaîne de télévision FR 3. Mais comme chacune de ces interviews ne durait pas plus de dix minutes à l’enregistrement - et une seule minute diffusée sur FR 3 - , je me suis résolu à rédiger mes observations sous une forme plus développée et à les placer sur mon site. [2]
Le candidat d’En Marche à la présidence de la République française, Emmanuel Macron, a fait hier une déclaration à la télévision algérienne Echourouk, dans laquelle il a sans doute voulu corriger les effets négatifs des propos trop rapides qu’il avait tenus il y a quelques mois dans un passage de son livre Révolution : « Oui, en Algérie, il y a eu la torture, mais aussi l’émergence d’un État, de richesses, de classes moyennes, c’est la réalité de la colonisation. Il y a eu des éléments de civilisation et des éléments de barbarie » [3] Ce bref passage avait suscité des réactions très défavorables de ceux qui y avaient trouvé une défense du « colonialisme » français, et notamment en Algérie. Cette fois-ci, il a voulu être plus clair en suivant un plan dialectique. D’une part, il a insisté sur la condamnation de la colonisation : « C’est un crime. C’est un crime contre l’humanité. C’est une vraie barbarie, et ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face en présentant aussi nos excuses à l’égard de celles et ceux vers lesquels nous avons commis ces gestes ». D’autre part, il a ajouté : « En même temps, il ne faut pas balayer tout ce passé, et je ne regrette pas cela parce qu’il y a une jolie formule qui vaut pour l’Algérie : La France a installé les Droits de l’Homme en Algérie, simplement elle a oublié de les lire. C’est une jolie formule pour expliquer ce qu’est cette période, c’est-à-dire qu’il y a eu des crimes terribles, il y a eu de la torture, il y a eu de la barbarie - parce que la colonisation est un acte de domination et de non-reconnaissance de l’autonomie d’un peuple. Mais en même temps, je ne veux pas qu’on tombe, tout en reconnaissant ce crime, dans la culture de la culpabilisation sur laquelle on ne construit rien ». Ainsi, il a voulu prendre une position d’équilibre, qu’il a lui-même appelée un « chemin de crête ». Mais comme il a beaucoup plus vigoureusement insisté sur la thèse que sur l’antithèse, il a manqué sa synthèse en donnant l’impression de trébucher et de tomber du premier côté, provoquant ainsi l’approbation des uns et l’indignation des autres.
Au moment de commencer la rédaction de mon analyse, j’ignore si Emmanuel Macron a été conscient de cet échec. Celui-ci me paraît s’expliquer non seulement par le souci d’améliorer radicalement son image en Algérie [4] et auprès des Franco-Algériens, mais aussi par une insuffisance de réflexion juridique et historique, a priori étonnante de la part d’un brillant ancien élève de l’Ecole Nationale d’Administration, qui avait aidé le célèbre philosophe Paul Ricoeur dans ses derniers travaux.
En effet, Emmanuel Macron emploie la notion juridique de « crime contre l’humanité » sans se soucier de la définir, et d’abord de la définir historiquement. Il ne semble pas savoir que celle-ci n’existe vraiment que depuis la création du Tribunal international de Nuremberg par les vainqueurs de la Deuxième guerre mondiale en 1945, et que la notion de justice pénale internationale ne s’est vraiment généralisée qu’à partir des années 1990 [5]. Dans ces conditions, il est absurde de la projeter dans le passé, en oubliant que durant la presque totalité des siècles et des millénaires de l’histoire, les sociétés et les Etats n’ont connu au mieux qu’une justice interne, et se sont fait mutuellement la guerre sans cadre juridique contraignant. Les crimes, les atrocités, ont été innombrables, mais il est vain de réclamer justice pour des actes dont tous les acteurs, les témoins et les victimes sont morts depuis longtemps. Cela devrait aller de soi, mais cela ne va malheureusement plus de soi depuis que la loi Taubira-Ayrault, votée à l’unanimité des deux chambres en 2001, a décrété « crime contre l’humanité » la déportation des esclaves noirs africains par des Européens du milieu du XVème siècle jusqu’au milieu du XIXème. Même si - est-il nécessaire de le rappeler ? - la colonisation française de l’Algérie n’a jamais été fondée sur l’esclavage.
Emmanuel Macron ne tient pas davantage compte du fait que la notion même de « crime contre l’humanité » a changé de définition depuis le procès Barbie en 1985. En effet, cette notion désignait en 1945 le plus grave des trois chefs d’accusation contre les accusés du procès de Nuremberg : « crimes contre la paix », « crimes de guerre », et enfin « crimes contre l’humanité » qui se réduisaient en pratique au génocide. Mais lors du procès Barbie, l’accusation avait voulu ne retenir que la participation de l’accusé au « crime contre l’humanité » - « c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation et tout acte inhumain commis contre toutes les populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, religieux ou raciaux » - qu’était l’extermination des juifs, parce que les autres catégories de crimes étaient déjà prescrites. Or les associations d’anciens résistants et leurs familles avaient fait appel contre cette décision parce qu’elles refusaient que la participation de Barbie à la répression de la Résistance ne soit pas prise en considération, et elles eurent gain de cause. C’est pourquoi le 20 décembre 1985, la Cour de cassation a élargi la notion de « crime contre l’humanité » en la redéfinissant ainsi : « les actes inhumains et les persécutions qui, au nom d’un Etat pratiquant une politique d’hégémonie idéologique, ont été commis de façon systématique, non seulement contre des personnes en raison de leur appartenance à une collectivité raciale ou religieuse, mais aussi contre les adversaires de cette politique, quelle que soit la forme de cette opposition ». Ainsi, comme l’expliqua lumineusement Maître Michel Zaoui, « les juges, face au refus du pouvoir politique de rendre imprescriptibles les crimes de guerre, avaient été contraints d’effectuer un grand écart sur le plan juridique pour que les résistants, eux aussi, figurent au procès. Par cette décision était ainsi sérieusement gommée la distinction entre crimes contre l’humanité et crimes de guerre posée par le statut du Tribunal militaire international de Nuremberg du 8 août 1945 » [6]. A partir de cette décision, - qui fut confirmée par le nouveau code pénal publié en 1994 - les « crimes contre l’humanité » étant la seule catégorie de crimes imprescriptibles en droit français, il fallait appeler ainsi tout crime que l’on voulait faire juger en dépit de la prescription.
La guerre d’Algérie n’était pas concernée, en principe, par cette évolution du droit international, puisque les accords d’Evian signés en mars 1962 par les représentants du gouvernement français et du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA, représentant le FLN) étaient fondés sur l’amnistie réciproque de tous les actes de violence commis des deux côtés. Mais la confusion qui s’installa à partir de 1985 entre les notions de « crime de guerre » et de « crime contre l’humanité » eut des conséquences immédiates, en rapport direct avec l’Algérie. Maître Jacques Vergès, qui était avec un collègue algérien l’un des avocats de Klaus Barbie, en profita pour déclarer que désormais les Algériens pourraient accuser le général Massu de « crime contre l’humanité ». Cinq ans plus tard, l’ancien ministre de Ben Bella, Bachir Boumaza, créa à Sétif la Fondation du 8 mai 1945, qui réclamait à la France de reconnaître la répression de mai 1945 comme étant un « crime contre l’humanité » et non pas un simple crime de guerre. En mai 1995, avec l’appui du gouvernement algérien, cette revendication fut élargie à l’ensemble des « crimes contre l’humanité » que la France aurait commis contre le peuple algérien de 1830 à 1962. Elle fut ensuite relancée, en des termes délicatement choisis, par le président Bouteflika dans son discours prononcé devant l’Assemblée nationale française le 14 juin 2000, puis - après le vote par le Parlement français de la loi du 23 février 2005 rendant hommage à la colonisation française - en des termes beaucoup plus véhéments dans ses discours du 8 mai 2005 et 2006 [7].
Mais le président Jacques Chirac, pourtant désireux de sauver la négociation qu’il avait engagée en 2003 avec l’Algérie pour conclure un traité d’amitié franco-algérien sur le modèle du traité franco-allemand de 1963, refusa d’accepter la revendication algérienne de repentance, comme il l’a lui-même reconnu dans ses Mémoires : « Le principal obstacle viendra de l’acte de repentance que le gouvernement algérien nous demande quelques mois plus tard de faire figurer dans le préambule, acte par lequel la France exprimerait ses regrets pour ‘les torts portés à l’Algérie durant la période coloniale’. Il me paraît utile et même salutaire, comme je l’ai indiqué dans mon discours de l’Unesco à l’automne 2001, qu’un peuple s’impose à lui-même un effort de lucidité sur sa propre histoire. Mais ce qu’exigent de nous les autorités d’Alger n’est rien d’autre que la reconnaissance officielle d’une culpabilité. Je ne l’ai naturellement pas accepté, consentant tout au plus à souligner, dans une déclaration parallèle et distincte du traité, ‘les épreuves et les tourments’ que l’histoire avait imposés à nos deux pays. C’est le maximum de ce que je pouvais faire » [8]
Par la suite, en 2007, le candidat à la présidence de la République Nicolas Sarkozy fut le premier à récuser publiquement la revendication algérienne de repentance. Dans son voyage officiel en Algérie, en décembre 2007, il se montra plus conciliant dans ses paroles, mais aussi ferme sur le fond : « Oui, le système colonial a été profondément injuste, contraire aux trois mots fondateurs de notre République : liberté, égalité, fraternité. Mais il est aussi juste de dire qu’à l’intérieur de ce système profondément injuste, il y avait beaucoup d’hommes et de femmes qui ont aimé l’Algérie, avant de devoir la quitter. Oui, des crimes terribles ont été commis tout au long d’une guerre d’indépendance qui a fait d’innombrables victimes des deux côtés. Et aujourd’hui, moi qui avais sept ans en 1962, c’est toutes les victimes que je veux honorer. Notre histoire est faite d’ombre et de lumière, de sang et de passion. Le moment est venu de confier à des historiens algériens et français la tâche d’écrire ensemble cette page d’histoire tourmentée pour que les générations à venir puissent, de chaque côté de la Méditerranée, jeter le même regard sur notre passé, et bâtir sur cette base un avenir d’entente et de coopération [9].
Quant au président François Hollande, qui avait semblé pencher vers un acte de repentance au début de sa campagne électorale, même s’il a fait un pas supplémentaire vers la prise en compte de la mémoire algérienne, il s’est lui aussi clairement opposé à la repentance dans le discours qu’il prononça devant le Parlement algérien le 20 décembre 2012 : « Alors, l’histoire, même quand elle est tragique, même quand elle est douloureuse pour nos deux pays, elle doit être dite. Et la vérité je vais la dire ici, devant vous. Pendant 132 ans, l’Algérie a été soumise à un système profondément injuste et brutal, ce système a un nom, c’est la colonisation, et je reconnais ici les souffrances que la colonisation a infligées au peuple algérien. Parmi ces souffrances, il y a eu les massacres de Sétif, de Guelma, de Kherrata, qui, je sais, demeurent ancrés dans la conscience des Algériens, mais aussi des Français. Parce qu’à Sétif, le 8 mai 1945, le jour même où le monde triomphait de la barbarie, la France manquait à ses valeurs universelles. La vérité, elle doit être dite aussi sur les circonstances dans lesquelles l’Algérie s’est délivrée du système colonial, sur cette guerre qui, longtemps, n’a pas dit son nom en France, la guerre d’Algérie. Voilà, nous avons le respect de la mémoire, de toutes les mémoires. Nous avons ce devoir de vérité sur la violence, sur les injustices, sur les massacres, sur la torture. Connaître, établir la vérité, c’est une obligation, et elle lie les Algériens et les Français. Et c’est pourquoi il est nécessaire que les historiens aient accès aux archives, et qu’une coopération dans ce domaine puisse être engagée, poursuivie, et que progressivement, cette vérité puisse être connue de tous. La paix des mémoires, à laquelle j’aspire, repose sur la connaissance et la divulgation de l’histoire » [10].
La fermeté sur l’essentiel des trois derniers présidents de la République française a obtenu que les plus hautes autorités algériennes renoncent à répéter cette revendication de repentance, même si elle garde de fermes partisans à l’intérieur du Parlement algérien - comme les 125 députés qui avaient déposé en 2010 une proposition de loi criminalisant la colonisation française [11] - et aussi à l’intérieur du gouvernement, comme l’actuel ministre des Anciens Moudjahidine Tayeb Zitouni, qui déclarait en 2014 : « Nous organiserons des séminaires, colloques et produirons des documents écrits et audiovisuels sur cette période jusqu’à ce que viendra une génération en France qui reconnaîtra les crimes de ses ancêtres et demandera pardon. Ce jour-là, nous refuserons ce pardon, parce que tout ce que la France a commis en Algérie est impardonnable » [12].
Emmanuel Macron était-il conscient de tout cela quant il a prononcé en Algérie les propos qu’il y a tenus ? Il a parlé comme un candidat à la présidence de la République algérienne et non en candidat à la présidence de la République française. Il ne semble pas être conscient des efforts déployés par l’Algérie depuis 1995 pour faire accepter sa revendication de repentance par les Français, en détournant ainsi l’attention des Algériens de leur tragique expérience des années 1990. Il encourage les partisans de cette revendication en invitant implicitement l’Algérie a déposer une plainte contre la France auprès du Tribunal pénal international (comme l’a justement fait remarquer Benoît Hamon). Au lieu d’encourager les partisans de la repentance à espérer un changement de l’attitude des présidents de la République française, n’aurait-il pas mieux fait de leur résister à son tour en s’appuyant sur les avis de quatre hommes d’Etat algériens qui ont très fermement désavoué cette revendication ? A savoir deux « dialoguistes », les anciens membres du GPRA aujourd’hui décédés Hocine Aït-Ahmed [13] et Abdelhamid Mehri [14], et deux « éradicationnistes », les anciens premiers ministres Belaïd Abdesselam [15] et Redha Malek [16].
En tant qu’homme de gauche - si tant est qu’il accepte encore ce qualificatif qu’il dit dépassé - et que républicain, Emmanuel Macron peut légitimement s’émouvoir de la contradiction manifeste entre les principes démocratiques dont se réclame la gauche française, et la brutalité des méthodes employées pour soumettre les Algériens musulmans à partir de 1830, et regretter l’occultation qui en avait été faite durant toute la Troisième République. Au moment où la propagande officielle présentait l’Algérie comme la plus magnifique réussite de la colonisation française, le grand géographe Emile-Félix Gautier déclarait à juste titre en 1914 que « les conséquences de nos débuts absurdement sanglants se font nécessairement sentir encore », et rappelait en 1920 « un fait désagréable, inélégant, l’incroyable férocité de la conquête ».
On ne peut donc reprocher à Emmanuel Macron de ne pas partager l’aveuglement sur la « mission civilisatrice » dont avaient fait preuve les Républicains et la gauche durant un siècle. Mais on peut lui reprocher de le faire en jugeant un passé éloigné dans la perspective de l’actualité, en inversant le cours du temps comme le fait habituellement la mémoire et non l’histoire. Il commet un anachronisme total en condamnant la conquête de l’Algérie par la France comme un "crime contre l’humanité", mais il ne se demande pas si les Algériens appliquent la même revendication de repentance à leurs anciens maîtres les Turcs. Or ils ne l’appliquent pas, puisque l’Etat national algérien est supposé avoir préexisté à l’invasion française de 1830. Il y aurait pourtant de quoi, si l’on en juge d’après les méthodes extrêmement violentes que les deys d’Alger et les beys des provinces employaient pour briser les révoltes des tribus de l’intérieur. Voici ce qu’écrivait le 22 juin 1784 le consul de France à Alger : « Arriva un courrier de Constantine, avec la nouvelle que le bey de Constantine s’est emparé d’un pays nommé Melilla (M’lili, palmeraie au sud de Biskra) soupçonné partisan de Bokas (Bou Akkaz) son ennemi situé au delà de Biskera, après un combat sanglant dans lequel un chaouch turc du bey et 10 soldats turcs ont été tués. L’armée du bey a coupé 460 têtes des Maures et pris en vie 300 tant hommes que femmes et enfants, 10.000 moutons, 2.000 chevaux » [17]. Ne pourrait-on pas parler là aussi de « crime contre l’humanité » ?
Il est vrai qu’une violence extrême a caractérisé la conquête française de l’Algérie, mais ce n’était pas une violence unilatérale, comme l’a justement souligné l’historien Daniel Rivet, disciple de Charles-Robert Ageron : « Inexpiable, la guerre l’est instantanément » : dès l’été 1830, les collaborateurs des Français sont brûlés vifs ou ont les yeux arrachés en châtiment de leur aide aux infidèles, mais ils « perpétuent l’usage, en vigueur sous les Turcs, de livrer des paires d’oreilles coupées sur leurs ennemis pour attester du caractère irréversible de leur prise de parti. Les combats tournent à l’atroce immédiatement. En novembre, des mujahîdîn mutilent une cinquantaine de canonniers surpris dans un combat d’arrière-garde en Mitidja. Une cantinière a les entrailles arrachées, le nez, les oreilles et les seins coupés et fourrés dans l’abdomen. La sauvagerie des indigènes rejaillit sur l’occupant, par effet de contagion mimétique », ce dont Daniel Rivet cite plusieurs exemples frappants. Et il conclut : « La violence colle au commencement de l’aventure algérienne de la France. Elle la poursuivra jusqu’à son terme, comme si le commencement était la moitié du tout, et elle constituera pour le pays des droits de l’homme une tentation permanente et un contre-exemple démoralisant ». Mais en sens inverse, « la sacralisation de la violence, quand elle s’exerce sur l’infidèle, infectera l’humanisme musulman non moderne et se retournera contre les Algériens. Elle créera le champ libre à l’exercice, intellectuel et pratique, d’une culture du jihâd, qui n’est pas sans avoir eu des effets jusqu’à aujourd’hui » [18].
Enfin, on peut s’étonner de voir Emmanuel Macron parler de « la colonisation » au singulier, en supposant implicitement que les Etats européens en auraient eu le monopole du milieu du XVème siècle au milieu du XXème, et qu’il s’agirait d’un phénomène historique entièrement criminel. Cette idée implique logiquement que, puisque la colonisation est un crime, il est nécessaire de l’abolir entièrement. Or, c’est bien évidemment impossible, puisque nul ne peut songer à renvoyer tous les originaires des pays européens vers la terre de leurs ancêtres pour restituer le Nouveau Monde à sa population d’origine. Il faut donc admettre que la colonisation a changé définitivement le monde en brisant les limites qui séparaient auparavant les peuples et les civilisations, et que par là elle a été un phénomène historique inéluctable, quelles que soient les violences injustifiables qui l’ont accompagnées. Je ne prétends pas être marxiste, mais il me semble néanmoins nécessaire de rappeler ce que Karl Marx écrivait en 1853 dans un quotidien américain : « L’Angleterre, en déclenchant une révolution sociale dans l’Hindoustan, fut sans doute poussée par les intérêts les plus bas et l’accomplit par des moyens absurdes. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. La véritable question, la voici : l’humanité peut-elle satisfaire à sa destination sans une révolution fondamentale dans l’état social de l’Asie ? Si elle ne le peut, alors l’Angleterre, quels qu’eussent été ses crimes, a été, en réalisant cette révolution, l’instrument inconscient de l’histoire » [19]. Ne pourrait-on pas en dire autant de la France en Algérie ?
La récente déclaration d’Emmanuel Macron soulève donc de très graves objections qui me plongent dans un abîme de perplexité. A-t-il péché par naïveté, par idéologie, ou par opportunisme à courte vue ? Mais ces questions sont déjà dépassées, puisqu’il a déjà rectifié sa position. En effet, s’il s’est montré intransigeant dans la vidéo qu’il a placée sur son site, il a manifestement reculé dans sa réponse à la première des questions que lui ont posées les journalistes du Figaro :
Le Figaro : « Regrettez-vous d’avoir parlé de la colonisation comme d’un « crime contre l’humanité ? »
Emmanuel MACRON : « Cette polémique dit beaucoup de l’état dans lequel la France s’enferme : une espèce de passion mauvaise pour l’Histoire, qui consiste à n’en voir qu’une partie. Je ne suis ni dans la repentance ni dans le refoulé. Il faut nommer ce qui a été fait de mal et reconnaître ce qui a été fait de bien. Je ne veux pas faire d’anachronisme ni évidemment comparer cela avec l’unicité de la Shoah, mais la colonisation a bel et bien comporté des crimes et des actes de barbarie que nous qualifions aujourd’hui de crimes contre l’humanité. Pour autant, cela ne veut pas dire que celles et ceux qui vivaient en Algérie et servaient sous le drapeau français étaient des criminels contre l’humanité, car le seul responsable, c’est l’Etat français ». Et il continue en innocentant ceux qui se sont sentis visé par sa condamnation de la colonisation : « D’un autre côté, en Algérie, dans un débat public, j’ai aussi parlé des harkis. J’ai dit ce qu’ils avaient apporté et la place qu’ils avaient en France. Nous devons réconcilier des mémoires fracturées : celle des harkis, celle des pieds-noirs, celle des binationaux... La France est aujourd’hui bloquée par les passions tristes de son histoire. Cela nous empêche d’avancer. Je revendique de ne pas être hémiplégique. La France ne l’est pas. Si on veut pouvoir la remettre en mouvement, il faut savoir la réconcilier » [20]. Cette conclusion est juste, mais la déclaration d’Alger, telle qu’elle a été comprise, n’allait pas dans le même sens, et elle ne se laissera pas oublier de sitôt.
Ainsi, le simple passage du singulier au pluriel et la prise en compte de l’évolution du sens des mots que l’on emploie sans précaution auraient suffi à désamorcer le caractère explosif des propos d’Emmanuel Macron sur le prétendu « crime contre l’humanité » de la France en Algérie. Après avoir donné de lui-même une image trop « colonialiste » en novembre 2016, puis une image excessivement « anticolonialiste » le 15 février 2017, il a enfin réussi la synthèse qu’il recherchait. Mais cette rectification ne va pas assez loin pour dissiper l’impression de profonde ignorance que laisse son intervention téméraire dans un débat dont la complexité lui échappe. En laissant de côté les aspects juridiques [21] et historiques de la question, ce jeune homme de trente-neuf ans s’est comporté comme la grande majorité de ses contemporains, nés après 1962, qui approuvent la revendication algérienne de repentance, sans se rendre compte qu’ils devraient être unanimes à la rejeter, puisqu’ils ne sont absolument pas responsables du fait historique dépassé qu’a été la conquête et la colonisation de l’Algérie par la France [22].
Emmanuel Macron a donc commis une très lourde erreur, qui risque de lui valoir la défaite en lui aliénant définitivement l’électorat resté nostalgique de l’Algérie française, et il n’a fait qu’aggraver son cas en lui déclarant "Je vous ai compris" comme le général de Gaulle en 1958. Mais n’aurait-il pas pu et dû éviter ce faux pas ? Il y a quelques mois, deux journalistes du Monde, Gérard Davet et Fabrice Lhomme, ont publié un livre d’entretiens avec François Hollande en lui donnant pour titre l’un de ses propos : « Un président ne devrait pas dire ça » [23]. De même, on pourrait dire d’Emmanuel Macron : « Un candidat à la présidence de la République française n’aurait pas dû dire ça ».
© Guy Pervillé, le 18 février 2017. Tous droits réservés.
Illustration "en une" : Guy Pervillé, La France en Algérie (1830-1954), Paris, Vendémiaire, 2012.