Depuis le 20 mars dernier, les Archives Nationales proposent à l’hôtel de Soubise (Paris) une remarquable exposition intitulée Sacrilège ! L’État, les religions et le sacré, de l’Antiquité à nos jours. Visible jusqu’au 1er juillet 2024, elle interroge les relations complexes et parfois ambiguës que le pouvoir politique a entretenues et entretient avec le sacré, proposant un large panorama historique qui s’étend de la mort de Socrate (399 av. J.-C.) aux événements les plus contemporains, en passant par les moments-clés que sont le règne de Saint Louis (1226-1270), les guerres de religion (1562-1598), l’affaire du chevalier de La Barre (1766), l’attentat de Damiens contre Louis XV (1757) ou la Révolution française.
Dans le cadre d’un parcours chronologique, avec un sens de la synthèse et de la pédagogie tout à fait exemplaires, l’exposition présente plus d’une centaine d’œuvres et de documents d’archives qui illustrent et nourrissent la démonstration des deux commissaires de l’exposition, Amable Sablon du Corail, conservateur général du patrimoine, responsable du département du Moyen Âge et de l’Ancien Régime des Archives nationales, et Jacques de Saint Victor, professeur des universités en histoire du droit et des institutions. Ceux-ci ont accepté de répondre aux questions de l’APHG.
Amable Sablon du Corail, Jacques de Saint Victor, pouvez-vous nous expliquer la genèse de cette exposition ?
C’est en 2022 que nous avons présenté ce projet au comité des expositions des Archives nationales, qui se réunit deux fois par an pour définir le thème des expositions à venir. Nous voulions un sujet large, permettant d’exploiter toute la profondeur historique des archives conservées aux Archives nationales, en résonance avec les débats contemporains, pour mieux les éclairer. Le thème du sacrilège paraissait de ce point de vue répondre à tous ces critères – malheureusement, sans doute, compte tenu d’une actualité souvent dramatique, mais justement, nous voulions montrer que les Archives nationales étaient capables d’apporter un regard nuancé et complexe, et de contribuer ainsi à la vie de la cité, sans rechercher la polémique ni la craindre à l’excès. L’exercice présentait plusieurs difficultés. Monter une exposition sur un concept n’a rien d’évident, surtout quand plusieurs autres notions lui sont liées (blasphème, lèse-majesté, hérésie…), dont les définitions sont historiquement situées et peuvent appartenir à différents ordres (sociologique et juridique, principalement). Il fallait concevoir un parcours simple et pédagogique, très évocateur, à l’aide d’œuvres ou de documents originaux, surprenants ou inhabituels, et bien contextualisés.
Vous avez choisi d’intituler l’exposition « Sacrilège ! ». Mais si ce terme constitue bien la notion centrale que vous explorez sous ses multiples facettes, la notion de « blasphème » revient également comme un fil rouge tout au long de l’exposition. Pouvez-vous nous expliquer les raisons qui vous ont conduits à privilégier le premier terme au dépend du second ?
Nous avons retenu la notion de sacrilège, au sens sociologique – toute atteinte à ce qui est protégé par des interdits – en raison de son caractère englobant, qui nous permettait de ne pas nous limiter au seul champ religieux, ni aux seules relations entre l’État et les religions. Car parler de ces dernières nécessite en premier lieu de poser la question de la distinction entre le temporel et le spirituel, ce qui, comme chacun sait, n’a rien d’évident et résulte d’un processus historique. Et au-delà encore, nous avons voulu rappeler la dimension sacrée du pouvoir, la laïcisation n’étant nullement synonyme de désacralisation. L’expérience du passé, autant que les tentatives actuelles en vue de recréer du sacré – que l’on songe à la résurgence des liturgies civiques telles que les panthéonisations, les commémorations, ou les cérémonies aux Invalides –, montrent en effet la difficulté qu’il y à mettre en pratique un gouvernement des hommes ne parlant qu’à la raison. Ainsi, le thème du sacrilège nous permettait d’aborder à la fois le blasphème, revenu sur le devant de la scène depuis une quarantaine d’années, la laïcité – dont la définition pose tant de problèmes – et, au cœur de tout, la liberté d’expression, bien malmenée de nos jours.
Un des partis pris de l’exposition est de montrer que la question du sacrilège ne concerne pas seulement le champ religieux, mais également le champ politique, dans la mesure où, dès le Moyen Âge, en France, le roi de France récupère et instrumentalise cette notion. Pouvez-vous nous expliquer les grandes étapes de ce processus ?
En effet, le sacrilège et le blasphème connaissent une fortune nouvelle dans la chrétienté occidentale à partir du XIe siècle, lorsque les papes les manient avec une fréquence et une force nouvelles pour affirmer leur pouvoir face à l’empereur germanique et aux princes temporels (on se tiendra à l’écart des passions que déchaîne actuellement le concept de « réforme grégorienne »). Désormais, toute ingérence des laïcs dans la vie et le gouvernement de l’Église est condamnée comme sacrilège. Un peu plus tard, le vieux concept romain de lèse-majesté est réactivé et transposé dans la sphère religieuse, au service d’un programme politique qui est celui de la théocratie pontificale. Très vite cependant, l’empereur et les souverains des monarchies nationales qui s’affirment un peu partout se mettent à leur tour à traquer les comportements hétérodoxes ou déviants, pour mieux sacraliser leur pouvoir. En France, dès le XIIIe siècle, les Capétiens surchristianisent leur magistère, afin de conquérir leur autonomie par rapport à l’Église et au pape : le roi Très Chrétien ne serait-il pas plus chrétien que le pape lui-même ? Un siècle plus tard, la bataille, perdue par les empereurs du Saint-Empire, est gagnée par Philippe le Bel qui s’affirme de fait comme le gardien de l’Église gallicane. Naît alors ce que les jésuites, très méfiants envers l’absolutisme de droit divin, appelleront plus tard « une étrange religion séculière », et que les historiens actuels ont qualifié de « religion royale ».
Dans l’histoire du sacrilège, la période de la Révolution française constitue à l’évidence une période charnière. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
La Révolution française a d’abord consacré dans la Déclaration des droits de l’homme du 26 août 1789 le principe de la liberté de conscience puis elle a aboli tous les délits religieux, comme le blasphème et le sacrilège, qu’elle qualifie de « crime imaginaire » puisque la principale victime, Dieu, n’est pas là pour demander vengeance. C’était dans la logique des principes posés par Montesquieu dans l’Esprit des lois. Avant, on considérait que les atteintes à la religion étaient ce qu’il y avait de plus grave et qu’il fallait les sanctionner en conséquence. Montesquieu renverse totalement cette vision en affirmant qu’il faut laisser à Dieu le soin de sanctionner ce qui doit l’être. D’où son grand principe : « il faut honorer la divinité mais ne la venger jamais ». Le problème, c’est que les révolutionnaires, dans leur quête d’un nouveau sacré, se montreront tout aussi répressifs.
Depuis le XIXe siècle, la question du sacrilège, bien qu’officiellement disparue sur le plan juridique depuis 1791, a fait l’objet de débats récurrents qui mettent en tension la liberté d’expression et le respect des croyances. Pouvez-vous nous présenter quelques moments-clés que vous avez choisi de mettre en valeur dans l’exposition ?
En vérité, le sacrilège est poursuivi jusqu’en 1905 au titre de l’article 262 du code pénal de Napoléon qui condamne tout outrage aux objets du culte. Mais on ne protège plus la religion ; cet article vise à défendre l’ordre public des cultes. La question est plus complexe pour le blasphème car la Restauration a créé en 1819, dans une loi mettant fin à la censure, une infraction sanctionnant tout « outrage à la morale religieuse ». C’était une façon de rétablir le délit de blasphème sans le dire. C’est au titre de la loi de 1819 que des auteurs comme Baudelaire ou Flaubert sont poursuivis sous le Second Empire. Cette loi de 1819 sera abolie en 1881 lors de l’adoption de la loi sur la liberté d’expression. Le chef de la droite catholique, Mgr Freppel, se réclamera du principe du « respect des croyances » pour condamner cette abolition qui menaçait « ce qu’il y a de plus auguste et de plus sacré dans le monde ». Reprenant Montesquieu, Clemenceau lui répondra : « Dieu se défendra bien lui-même, il n’a pas besoin de la Chambre des députés ». Cette façon singulière de concevoir les rapports entre le pouvoir et la religion, propre à la France, sera à peu près unanimement admise dans notre pays jusque dans les années 1980-1990. Puis, à la faveur de « retour du religieux », certains mouvements, notamment progressistes, ont commencé à tourner casaque et exiger le respect de ce qu’ils appellent les « convictions intimes », comme certains dogmes religieux. C’est la revanche paradoxale de Mgr Freppel, sous l’influence notamment des courants anglo-saxons, mais aussi de l’islamisme qui cherche à imposer au niveau mondial le délit « d’injure à la religion ». Ce qui, là encore, revient à rétablir sous un autre nom le délit de blasphème. Certains courants de l’opinion sont de plus en plus critiques sur la liberté d’expression qu’ils jugent « offensante », mais le droit résiste car ce serait dans notre pays une involution notoire, remettant en cause tout l’héritage des Lumières depuis Montesquieu.
Le charme des expositions tient au fait qu’aux côtés de documents attendus, maintes fois reproduits dans les manuels ou évoqués dans nos cours, que l’on a plaisir à voir « en vrai » — c’est par exemple, pour cette exposition, le cas des minutes du projet de loi sur le sacrilège (1825) ou de l’original des caricatures de Louis-Philippe en poire de Philipon (1831) —, celles-ci permettent de mettre en lumière des documents moins connus et parfois extraordinaires. C’est le cas de cet immense tableau (3,24 x 6,48 m) saisi par le parlement de Paris dans l’église du collège de Billom, en Auvergne, en 1762, comme pièce à conviction à l’occasion d’un procès intenté aux Jésuites dans le sillage de l’affaire Damiens (1757).
Les interrogatoires du prévenu, à l’issue de sa tentative de régicide, laissant entendre qu’il aurait été proche des milieux jansénistes, conduisirent les Jansénistes à se justifier en rappelant que leur loyauté vis-à-vis du roi était moins à mettre en cause que celle des Jésuites, auxquels ils s’opposaient alors farouchement. En effet, les Jésuites s’étaient montrés très critiques vis-à-vis d’Henri III et d’Henri IV pendant les guerres de Religion, allant jusqu’à justifier leur assassinat. Quelques années après l’affaire Damiens, à la suite d’un scandale financier — la faillite des Missions françaises d’Amérique du Sud — les Jésuites font l’objet d’une enquête générale diligentée par le Parlement de Paris. Les magistrats recueillent des preuves jugées accablantes, notamment ce tableau. Parmi les personnages représentés, ils reconnaissent ainsi les rois Henri III et Henri IV, qualifiés d’hérétiques et d’apostats, en train de se noyer, ainsi que leurs assassins montant dans le vaisseau de la religion, guidé par Ignace de Loyola, le fondateur de l’ordre des Jésuites, en route vers le Salut. Le sacrilège était donc manifeste ! Le tableau, qui fourmille de détails, fait l’objet d’une analyse minutieuse dans l’exposition par l’intermédiaire d’un remarquable cartel explicatif.
Olivier JANDOT
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