Senlis et Amiens dans la deuxième moitié du XVIe siècle, ou le visage méconnu des guerres de Religion en Picardie Par Olivia Carpi

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Tiré d’une conférence prononcée devant les membres de l’Association des professeurs d’histoire-géographie [1], cet article se propose de donner un aperçu des avancées récentes de la recherche historique sur les guerres de Religion françaises de la deuxième moitié du XVIe siècle en évoquant, de manière comparative, le cas de deux villes de l’actuelle Picardie, Amiens et Senlis, ayant fait l’objet d’une étude approfondie. À travers l’exemple de ces deux villes aux destins contrastés, l’objectif est de mettre au jour le mécanisme de la guerre civile, d’en révéler des aspects méconnus, comme la relative modération dont font preuve les habitants et les dirigeants de ces deux cités, malgré leurs choix politiques divergents, et, par conséquent, de donner une vision plus fine et plus nuancée des guerres de Religion, qui véhiculent encore trop de préjugés, que ne contribue pas à combattre la faible placé réservée à cette question dans les programmes d’histoire de l’enseignement secondaire.

Par Olivia Carpi [2]

INTRODUCTION

En 2011, les guerres de Religion ont fait l’actualité. La télévision a rediffusé une série tirée de l’œuvre d’Alexandre Dumas, La dame de Montsoreau, fidèle à l’esprit de ce roman de cape et d’épée [3]. Le réalisateur Bertrand Tavernier a porté à l’écran la nouvelle de Madame de La Fayette, La princesse de Montpensier, faisant alterner moments intimistes, scènes brutales et élégants aperçus de la cour des derniers Valois [4]. L’écrivain Jean Teulé a publié une biographie iconoclaste de Charles IX, rebaptisé Charly et dépeint comme un roitelet fantasque et sanguinaire [5]. Dans les media également, on a entendu parler de guerres de religion, à propos des évènements dont certains pays d’Afrique, d’Asie ou du Moyen-Orient sont le théâtre mais aussi dans le cadre des débats sur la laïcité, qui ont enflammé la classe politique française [6]

Mais, au-delà de la fiction littéraire ou cinématographique, des partis pris esthétiques ou idéologiques et des envolées rhétoriques, que sait-on vraiment des guerres de Religion, trop souvent synonymes, dans l’esprit de la plupart des gens, de fanatisme, de barbarie et d’obscurantisme ? Il faut dire qu’aujourd’hui encore, bien que les affrontements religieux en Europe aux XVIe et XVIIe siècles aient fait l’objet d’une des questions proposées aux concours du capes et de l’agrégation d’histoire, en 2008-2010, l’étude du conflit qui a marqué la France de la deuxième moitié du XVIe siècle n’occupe pas une grande place dans les programmes de l’enseignement secondaire. C’est d’autant plus curieux que l’historiographie de la période a accompli des progrès considérables ces vingt-cinq dernières années, comme l’attestent de récentes synthèses [7]. Il semblerait donc que les préjugés nationalistes et anticléricaux que nous a légués la Révolution française aient la vie dure, alors que diverses études de cas contribuent pourtant à corriger voire à invalider les stéréotypes qui s’attachent ordinairement aux guerres de Religion.

Deux villes, en particulier, que l’on qualifiera de picardes par commodité, même si la seconde relevait alors du gouvernement d’Île-de-France, Amiens et Senlis, ont retenu l’attention des historiens, du fait de la richesse de leurs archives et de leur expérience spécifique de la guerre civile [8]. Grâce à leur exemple, nous nous proposons de donner une image plus fine et plus nuancée des guerres de Religion, en replaçant le comportement de leurs habitants dans son contexte, c’est-à-dire en le rapportant à la logique propre à ce conflit, qui ne correspond nullement au déchaînement de forces aveugles ou de passions irrationnelles, comme le laisseraient volontiers croire cinéastes, plumitifs et tribuns. Ce faisant, et sans tomber pour autant dans une sorte de révisionnisme, on aura l’occasion de souligner la relative modération qui a prévalu dans ces deux cités. Certes, toutes deux se sont posées en « citadelles du catholicisme » mais chacune à leur manière, l’une, Senlis, en restant loyale à son roi, l’autre, Amiens, en se dressant contre lui [9]. Néanmoins, l’une et l’autre ont en commun d’avoir su se préserver de la frénésie meurtrière et de la subversion politique et sociale, dont d’autres « bonnes villes » du royaume ont fait les frais, à la même époque.

I. DÉCRYPTAGE DES GUERRES DE RELIGION FRANÇAISES DU XVIe SIÈCLE

1. Le concept de guerre de religion

Rappelons, pour commencer, que la guerre de religion est d’abord un concept que l’on peut définir comme la guerre menée prioritairement mais pas exclusivement au nom de la foi, les facteurs politiques, sociaux et économiques y jouant également un grand rôle. Cela dit, pour ses protagonistes, la finalité première du combat qu’ils mènent réside bien dans la ferme volonté de sauvegarder leur religion face à ceux qui la contestent ou qui prétendent rompre avec elle ou dans l’intention de l’imposer à ceux qui en professent une autre. C’est là le mobile prépondérant des acteurs des guerres de Religion françaises de la deuxième moitié du XVIe siècle, qui ne sont, au fond, qu’une variante, singulière et révolue, d’une réalité qu’on observe encore de nos jours dans certaines parties du monde. C’est pourquoi on conserve toujours l’usage, adopté au XVIIe siècle, de la majuscule à « religion » au singulier, afin de différencier ce conflit des autres, de nature similaire. Une guerre de religion peut-être interétatique ou intra-étatique, ce qui est le cas des guerres françaises du XVIe siècle qui sont bien une guerre civile, si l’on entend par là la confrontation de longue durée (plus de trente-cinq ans, de 1562 à 1598) et de forte intensité, induisant le recours à la force armée et des manifestations de violence extrême, entre les ressortissants d’un même pays et ayant pour principale origine l’antagonisme entre une minorité de protestants, adeptes du calvinisme, en rupture avec l’Église établie, et une majorité de catholiques dits « romains », parce que restés fidèles au dogme et aux institutions défendues par la papauté.

2. La fracture confessionnelle

Cette fracture confessionnelle est tout à fait patente au tournant des années 1550 et 1560. À cette date, les protestants, qui sont environ 10 % de la population totale, sortent de l’ombre et de la clandestinité, auxquelles les ont contraints la répression et leur faiblesse initiale, pour revendiquer la liberté de conscience et de culte. Après s’être longtemps cachés dans leurs maisons ou à l’extérieur des villes, le soir venu, pour écouter un prédicant, lire et commenter la Bible en français, chanter des psaumes puis, pour célébrer leur culte « à la genevoise », sous l’égide de pasteurs spécialement formés outre monts, ceux qui s’intitulent « réformés » n’hésitent plus, désormais, à tenir leurs assemblées dans des espaces découverts et au grand jour, bravant les autorités, qui ont fait d’eux des hors la loi depuis au moins vingt ans. Les réformés provoquent également la colère de leurs concitoyens catholiques, qui réagissent vivement à ce qu’ils perçoivent comme une agression et comme une insupportable offense à Dieu, dont le courroux ne manquera pas de s’abattre sur ces insolents pécheurs et sur ceux qui n’auront pas su les remettre dans le droit chemin, celui de l’orthodoxie. Il est vrai que, dans certains endroits, surtout dans le Midi, où ils ont bien implantés, les réformés vont jusqu’à s’en prendre aux lieux, aux objets et aux ministres du culte catholique, considérés comme totalement contraires à la Parole de Dieu, qu’ils disent vouloir rétablir dans toute sa pureté. Cependant, même lorsqu’ils ne versent pas dans un prosélytisme exacerbé, l’existence des protestants parmi eux est ressentie par la plupart des catholiques comme une véritable aberration.

Jamais, en effet, le royaume n’a connu d’autre religion que le catholicisme depuis sa christianisation, à la fin de l’Antiquité, aucune autre confession, ravalée au rang d’hérésie, n’ayant réussi à y prendre pied durablement, sous l’action conjointe de l’Église et de la royauté. Car la « religion des pères » n’est pas seulement le ciment qui permet de faire tenir ensemble toutes les composantes d’une société à la fois foncièrement unitaire et profondément inégalitaire, elle est aussi l’un des fondements de l’État. Chef de l’Église gallicane au temporel, statut que le lui reconnaît le concordat de Bologne signé avec Léon X en 1516, le roi « très chrétien » justifie, pour l’essentiel, l’immense pouvoir dont il dispose par son statut de « lieutenant de Dieu sur terre », par une élection divine rendue manifeste le jour de son sacre, où il reçoit le pouvoir de guérir les malades et la lourde charge de défendre la foi et de conduire ses sujets sur la voie du salut. Dès lors, remettre en question la religion établie, c’est aussi contester l’autorité du monarque, commettre un double crime de lèse-majesté, envers Dieu et envers lui. Ainsi s’explique, en grande partie, la prise en main par la monarchie, dès les années 1540, du processus d’« extermination » des « mal sentant de la foi », qu’il ne faut pas confondre avec l’inquisition telle qu’elle se pratique alors en Espagne ou en Italie. Le but des juges ecclésiastiques et royaux n’est pas de tuer les hommes et les femmes qui tombent entre leurs mains mais de mettre un terme aux divisions religieuses et aux tensions subséquentes en ramenant ces brebis égarées au bercail, même à leur corps défendant. Concrètement, cela signifie de les pousser à abjurer leurs erreurs et à se repentir publiquement, afin de pouvoir réintégrer la communauté. Seuls les « obstinés », ceux qui font le choix du martyr, montent sur le bûcher. Les autres n’ont à subir que des peines physiques et/ou pécuniaires et à faire amende honorable, optant bien souvent pour un conformisme de façade, que d’autres, cependant, refusent, préférant s’établir sous des cieux plus cléments, sur les bords du lac Léman, en Angleterre ou en Allemagne.

Cette répression, plutôt sélective et dissuasive, n’empêche pas les réformés de se multiplier, de s’organiser et, finalement, de clamer leur vérité à la face du monde, rejetant en bloc les croyances et les usages qui constituent l’univers mental de leurs parents, de leurs voisins, de leurs collègues ou de leurs compagnons de travail. À la différence des catholiques, les réformés ne vénèrent pas la Vierge et les saints, n’observent pas les jeûnes et les autres formes de pénitence que s’imposent les catholiques pour expier leurs fautes, ils ne vont pas à la messe et rejettent avec horreur la transsubstantiation et le culte eucharistique, ils ne croient pas non plus dans le Purgatoire et jugent inutiles toutes les messes, les prières et les offrandes que font les catholiques pour mériter le salut de leur âme. Les réformés se contentent d’aller au prêche hebdomadaire, de célébrer la Cène quatre fois par an, de lire la Bible et de prier dans la sphère domestique. En revanche, ils s’astreignent à un comportement moral irréprochable, raison pour laquelle ils ne chantent pas, ne dansent pas, ne s’adonnent pas aux jeux de hasard ou de force, font preuve d’une grande sobriété dans leur apparence extérieure, leur cadre de vie ou leur alimentation. Par là même, tout en vivant au milieu d’eux, les réformés se rendent volontairement étrangers aux catholiques, s’attirant inévitablement l’incompréhension et l’animosité de ces derniers. C’est surtout la pratique publique de leur culte, par les uns et par les autres, qui engendre des confrontations, verbales et physiques, éventuellement meurtrières, ce qui embarrasse bien les dirigeants des villes concernées, peu désireuses de voir les simples fidèles se substituer à eux pour conjurer la menace que constituent à leurs yeux la « nouvelle religion » et ses adhérents.

De ce point de vue, Amiens et Senlis ne font pas exception à la règle. En 1555, dans le sillage de Paris, une église réformée, dotée d’un pasteur venu de Suisse, voit le jour dans la capitale provinciale. À Senlis, la transformation de la communauté informelle de réformés en « église dressée » s’opère selon les mêmes modalités entre 1559 et 1562. À Amiens, la proportion de protestants a été estimée à 13 % de la population en 1562 ; à Senlis, ils ne seraient que 5 %. Si le calvinisme rencontre un vif succès chez les artisans du textile dans une cité manufacturière comme Amiens, il recrute aussi ses adeptes au sein de l’élite citadine, chez les magistrats municipaux et chez les officiers royaux, de justice notamment, ce qui vaut également pour Senlis. C’est d’ailleurs pourquoi les réformés ne sont pas sérieusement inquiétés, tant qu’ils se tiennent tranquilles. De fait, ceux-ci ne cherchent pas à occuper de force des églises pour en faire des temples, ils ne brisent pas des statues de la Vierge ou des saints, ils ne piétinent pas les hosties mais ils osent tout de même tenir leurs prêches en plein air, au vu et au su de tous. Au tout début de la décennie 1560, le climat s’empoisonne donc dans les deux villes, où l’on s’insulte et on s’empoigne à la sortie des offices ou lors des processions. À Amiens, les enfants, encouragés par leurs parents, vont narguer les protestants jusque sous leurs fenêtres, revêtus de faux ornements sacerdotaux et chantant des cantiques à tue-tête. En décembre 1561, à Amiens toujours, une émeute éclate. Les catholiques, dont la piété est encore décuplée par la célébration de l’Avent, investissent la demeure où se tenait le prêche protestant, pillent les lieux, brûlent la chaire du ministre et poursuivent ceux qui s’y trouvaient jusque dans l’église des Augustins, où le sang coule. Des membres de la municipalité, qui ont tenté de s’interposer, sont grièvement blessés. Le lendemain, en guise de représailles, à l’heure des vêpres, les protestants envahissent la cathédrale et la vandalisent, tout en se battant avec ses occupants, traumatisés par ce sacrilège. À Pâques de la même année, à Senlis, des catholiques tentent de lyncher Adrien Fourré, une des figures de la communauté protestante de Beauvais, qui vient d’être déféré en justice après des troubles similaires à ceux d’Amiens. Dans les deux cas, les autorités font montre de fermeté, punissant indifféremment les coupables de ces actes, au grand dam des catholiques qui arguent de la légitime défense.

3. La politisation et la militarisation du conflit religieux

Cependant, en Picardie comme ailleurs, ce n’est qu’à partir du printemps 1562 que les choses se gâtent vraiment, quand le conflit confessionnel entre dans une nouvelle phase, celle de la politisation et de la militarisation. Jusque là, dans l’intention de jouir des mêmes droits que les catholiques et, inversement, d’empêcher les protestants d’accéder à cette reconnaissance juridique, on s’est battu de façon légale et pacifique, à quelques notables exceptions près. Pour obtenir gain de cause, on s’infiltre, par le jeu des élections ou des provisions d’offices, dans les municipalités et dans l’administration royale, notamment dans les cours de justice ; on envoie des requêtes et des délégations vers le souverain ; on se tourne vers des personnages de même confession qui évoluent dans l’entourage du monarque afin qu’ils plaident auprès de lui la cause des uns et des autres, comme le prince de Condé ou l’amiral de Coligny pour les protestants, le duc de Guise et son frère, le cardinal de Lorraine, pour les catholiques. Il en est, toutefois, qui ne trouvent pas ces méthodes suffisamment efficaces et rapides. Ainsi, en mars 1560, une cinquantaine de gentilshommes et leur suite prennent la route du château d’Amboise, pour aller trouver le jeune François II et l’obliger à tenir compte de leurs doléances, dont celles relatives à la prohibition du calvinisme dans le royaume. L’entreprise tourne au fiasco et une terrible répression s’abat sur les meneurs de cette conjuration. L’affaire a quand même une issue positive dans la mesure où elle amène la royauté à infléchir sa politique vis-à-vis des protestants. Une amnistie est déclarée en faveur des personnes poursuivies « pour fait de religion ». Les édits royaux précisent également que les réformés ne seront pas inquiétés tant qu’ils ne commettront pas de « scandale public », ce qui revient à fermer les yeux sur une pratique discrète et privée de leur religion. L’année suivante, dans le Midi, des châteaux, des abbayes, des monastères, et même des villes sont attaqués et pillés, des gens, surtout des clercs, chassés ou tués par des bandes de paysans ou de travailleurs citadins, qui ne prônent pas que le règne de l’Évangile mais s’insurgent également contre l’oppression dont ils s’estiment victimes de la part de leurs seigneurs ou de leurs employeurs. Les nobles ne sont pas en reste. Désœuvrés depuis la conclusion de la paix de Cateau-Cambrésis, en 1559, les gentilshommes, dont c’est le métier, prennent les armes spontanément ou sur la sollicitation des églises calvinistes, afin d’assurer la sécurité de leurs coreligionnaires. Bien que ces « mouvements séditieux » aient amené la monarchie à sévir et les catholiques de Guyenne ou de Languedoc à unir leurs forces au sein de ligues, afin de s’en prémunir, début 1562, le royaume n’a pourtant pas encore basculé dans la guerre à proprement parler. Il faut pour cela que les Grands entrent en scène.

Venant juste après le roi dans la hiérarchie sociale, princes du sang donc membres de sa famille, ducs et pairs, grands officiers de la Couronne, piliers de la Cour, gouverneurs de provinces, seigneurs de vastes domaines fonciers, possédant de grosses fortunes et de vastes réseaux de vassaux, d’« amis » et de clients, ces aristocrates sont les seuls, hormis le monarque, à pouvoir mobiliser une partie de la population sous leur bannière, en formant ce qu’on appelle un parti, à pouvoir lever, conduire et entretenir une armée digne de ce nom, conclure des alliances avec des princes étrangers et opposer au souverain une résistance susceptible de le faire plier. Car le but de ces coalitions, purement nobiliaires ou associant nobles, clercs et bourgeois, n’est ni d’attenter à la vie du roi, ni de le renverser mais de le contraindre, en le soumettant à une sorte de chantage, à satisfaire leurs revendications, religieuses, politiques et sociales. Chacun milite d’abord pour sa foi mais les Grands et ceux qui se joignent à eux ont aussi à cœur de préserver leurs avantages matériels ou honorifiques, leurs immunités fiscales ou leurs prérogatives juridiques et institutionnelles. La volonté de préserver leurs intérêts n’est pas incompatible, toutefois, avec le souhaite de faire prévaloir une certaine conception de l’État, face à une monarchie jugée trop laxiste ou trop autoritaire, mauvaise gestionnaire des deniers publics, trop peu respectueuse des libertés de chacun et dominée par quelques individus au pouvoir illimité, comme les frères Guise sous François II et Charles IX ou les favoris d’Henri III, surnommés ses « mignons ». Au nom du « bien public », on réclame, par conséquent, l’instauration d’un régime de tolérance en faveur des protestants ou, au contraire, une sévérité redoublée à leur égard, une participation accrue des Grands, ainsi que des représentants des trois ordres à la gestion du royaume, dans le cadre du Conseil royal et d’États généraux périodiques, une meilleure répartition de la charge fiscale, une plus large distribution des fruits de la faveur royale envers les gentilshommes, la confirmation de leur statut pour les officiers royaux, le respect des autonomies citadines ou provinciales et, finalement, l’instauration d’une sorte de monarchie contractuelle, reposant sur un partage de la souveraineté et la formulation d’engagements réciproques entre le roi et ses sujets.
Telles sont les motivations de ceux, protestants et catholiques, qui se soulèvent à de nombreuses reprises contre le roi, de manière autonome ou à l’appel d’un Grand, quand ils estiment avoir échoué tous les autres moyens d’être entendus, fondés sur le dialogue et la médiation. La révolte est alors présentée comme un « devoir » par ceux qui publient des manifestes pour justifier leur action, attirent à eux des nobles combattants, des soldats professionnels et des volontaires et lancent une action militaire visant à se rendre maîtres de la personne du roi, en le séparant de son entourage habituel et en s’imposant à ses côtés, de façon à l’obliger à prendre les bonnes décisions. C’est d’autant plus tentant quand le souverain est un « enfant », fragile et influençable, comme François II, âgé de quinze ans à son avènement en 1559 et décédé dix-huit mois plus tard de maladie, ou Charles IX, qui n’en a que dix à la mort de son frère. Cela vaut également quand le gouvernement du royaume est assumé par une femme, dans le cas de Catherine de Médicis, mère de Charles IX, qui continue de remplir cette fonction même après la fin officielle de la régence en 1563, dans la mesure où, même majeur, c’est-à-dire âgé de treize ans, le roi est encore bien jeune pour endosser seul une telle responsabilité. Après François II en mars 1560, de nouveau en mars 1562 et en septembre 1567, Charles IX est à son tour la cible d’une tentative avortée d’« enlèvement » de la part du prince de Condé, qui a pris la tête des huguenots, nom que l’on donne aux protestants rebelles depuis le début de la décennie. Henri III, quant à lui, parvient, en mai 1588, à échapper aux catholiques parisiens insurgés, qui l’ont bloqué dans son château du Louvre.

Faute de se saisir du roi, pour ceux qui se soulèvent contre lui, l’alternative consiste à prendre le contrôle, par la ruse ou par la force, si possible, de la capitale, à tout le moins, du plus grand nombre de villes fortifiées, spécialement les places stratégiques, sises près de Paris, dans le Val de Loire, où le roi séjourne régulièrement, sur les frontières du royaume ou sur les principaux axes de communication comme les fleuves. L’objectif des rebelles est de s’y retrancher et de ne les remettre en l’obéissance du roi qu’une fois que celui-ci aura satisfait leurs exigences. Cette stratégie est adoptée par le prince de Condé en 1562, 1567 et 1568, puis par les « malcontents », alliance de catholiques et de protestants modérés ayant pris pour figure de proue le propre frère du roi, François-Hercule d’Alençon, en 1574-76, puis par les catholiques intransigeants de la Ligue de Péronne, en 1576-77, et, enfin, par ceux de la Sainte Union, dirigée par le duc Henri de Guise puis par son frère, le duc de Mayenne, contre Henri III et Henri IV, entre 1585 et 1598. On se doute que le souverain ne peut laisser faire, même si ce n’est pas la guerre à outrance que l’on souhaite des deux côtés. En faisant le siège de certaines places, en se lançant à la poursuite de l’adversaire, en se livrant à des batailles rangées ou à une sorte de guérilla dans les provinces, on s’efforce surtout de reprendre l’avantage sur le terrain, en vue de négocier en position de force. C’est pourquoi, en plus de leur coût astronomique, ces séquences guerrières ne durent jamais très longtemps, un accord, plus ou moins favorable à l’une ou l’autre partie, étant rapidement trouvé et entériné par un édit dit de pacification, pouvant rester en vigueur plusieurs années. Dans l’intervalle, les habitants du royaume sont mis à rude épreuve, en raison des violences de guerre, encore aggravées par les haines religieuses et perpétuées sur le champ de bataille ou lors des prises de villes, qui sont fréquemment mises à sac. Alors se produisent des massacres ou « tueries », généralement de protestants, surtout de 1562 à 1572, la violence confessionnelle ayant tendance à refluer après avoir atteint son paroxysme avec la Saint-Barthélemy, le 24 août 1572 et dans les semaines suivantes. Ruraux et citadins sont également victimes des exactions de la soldatesque, qui réquisitionne la nourriture et le bétail, met à rançon les gens, pille et incendie les habitations, ravage les cultures, moleste, viole et tue, quasiment en toute impunité. Enfin, alors même que la conjoncture économique n’est pas très bonne, caractérisée notamment par une inflation galopante, les contemporains ont à souffrir des dommages infligés aux récoltes et des perturbations apportées au commerce, causes de difficultés frumentaires, d’une dégradation de la santé et d’épidémies, de chômage, de paupérisation, de mendicité et de délinquance, surtout dans les villes, où l’on s’entasse derrière les murailles protectrices.

II. DEUX EXPÉRIENCES CITADINES DE LA GUERRE CIVILE

1. Un catholicisme intransigeant

À chacune des guerres de Religion on assiste au même scénario et c’est en l’occurrence ce côté cumulatif qui fait le drame de cette période, même si toutes les régions de France ne sont pas pareillement affectées par la guerre civile. En Picardie, c’est pendant sa phase initiale et sa phase finale que le conflit est le plus aigu. Au printemps 1562, Amiens et Senlis se mettent en défense pour éviter de tomber sous la coupe des huguenots, surtout Amiens qui est une place frontière, une des « clefs du royaume », et la capitale d’un gouvernement détenu par le prince de Condé. Dans cette optique, les protestants qui y résident sont perçus comme des traîtres, des « ennemis de l’intérieur », dont il faut débarrasser la cité, au risque qu’ils ne se fassent les complices d’activités attentatoires à sa sécurité. Les catholiques font donc pression sur la royauté pour qu’elle intervienne, afin de modifier la composition de la municipalité, où les réformés sont majoritaires depuis les élections d’octobre 1561, sachant que ses deux principaux membres, le maire et le prévôt royal, sont des fidèles de Condé. Le 5 mai 1562, la reine mère cède à ces instances en remplaçant ces deux personnages. Un mois plus tard, elle nomme arbitrairement dix échevins supplémentaires, tous catholiques. Le 22 mai, l’évêque d’Amiens, le cardinal de Créquy, vient annoncer en personne l’interdiction du culte réformé dans la capitale picarde, ce qui induit, dans les semaines suivantes, une expulsion des ministres et des enseignants protestants, la saisie et le brûlement des livres censurés comme l’Institution de la religion chrétienne de Jean Calvin, l’obligation pour les réformés locaux de participer aux cérémonies catholiques et, en juillet, celle d’abjurer leur religion, sous peine de bannissement. À Senlis, en juin 1562, environ deux cents personnes sont arrêtées et vingt traduites devant le Parlement de Paris, cour souveraine de justice, qui en condamne à mort une dizaine, dont une, le prédicant Jean Goujon, est exécutée sur place, le 5 décembre. En juillet, tout comme à Amiens, le règlement électoral est amendé de façon à empêcher la désignation d’un réformé. De même, à l’instigation du connétable de Montmorency, l’un des chefs du parti catholique qui s’oppose à Condé, un ordre de désarmement et d’expulsion est prononcé contre les réformés notoires et des amendes pleuvent sur ceux qui restent, destinées à financer la réparation des remparts de la ville ou le paiement d’une garnison.

2. Des violences limitées

L’impact de ces mesures est très net. La communauté réformée est littéralement laminée, à la suite des professions de foi catholiques ou des départs à l’étranger. Cependant, à la différence d’autres villes, où les réformés étaient plus nombreux, plus voyants et plus actifs, aucun massacre n’est à déplorer à Amiens et Senlis, même à l’été et à l’automne 1572, pendant la « saison des Saint-Barthélemy ». On observe quelques débordements populaires, synonymes de pillages et de voies de fait à l’encontre des protestants, à l’été 1562, dans les deux villes, de nouveaux incidents à Senlis en février 1563 et des affrontements ayant fait plus d’une centaine de morts à Amiens au printemps 1568, lors des fêtes de Pâques, après qu’un artisan protestant ait osé tourner le Saint sacrement en ridicule. En 1572, on note une nouvelle vague d’abjurations et l’expulsion temporaire des protestants, dont la finalité était probablement de les soustraire aux éventuelles tentations homicides de catholiques radicaux. Le reste du temps, c’est-à-dire jusqu’au milieu des années 1580, l’ordre et la paix publics règnent dans les deux villes, bien que leurs dirigeants n’usent pas, pour ce faire, des mêmes procédés. À Senlis, où ce sont les juges royaux qui ont la haute main sur le gouvernement de la cité, on applique scrupuleusement les édits royaux de pacification, comme celui d’Amboise de mars 1563, autorisant la tenue d’un prêche protestant, qui se tient en fait à une dizaine de kilomètres de la ville, à Pont-Sainte-Maxence, ou la paix de Bergerac, en 1577, attribuant aux réformés un cimetière à eux. Cet effort de coexistence pacifique entre catholiques et protestants est également à mettre sur le compte de l’influence à Senlis du gouverneur de Paris et de l’Île-de-France, François de Montmorency, beaucoup plus modéré que son père, le connétable, et l’un des promoteurs de la politique de tolérance civile adoptée par Catherine de Médicis et Charles IX. Cela n’implique pas pour autant qu’à Senlis, on ait renoncé à refaire l’unité religieuse. À défaut de « forcer les consciences », on préfère miser sur une réforme en profondeur de la religion établie, déjà amorcée dans les années 1520 sous l’égide de l’évêque et fortement stimulée par les prescriptions du concile de Trente, qui s’est achevé en 1563. En revalorisant le sacerdoce, en encourageant certaines dévotions, en soignant l’instruction des fidèles, on espère conserver les fidèles et faire revenir dans le giron de l’Église ses enfants perdus.
À Amiens, c’est pour ainsi dire l’inverse. La municipalité, soutenue par les officiers royaux, met un point d’honneur à soustraire la ville aux édits de tolérance, en refusant carrément d’y obéir ou en réclamant, avec succès d’ailleurs, à partir de 1570, un régime dérogatoire en faveur de la ville. Dans ce but, on invoque le fait qu’elle est frontière et sa dangereuse proximité avec les Pays-Bas, où sévit également une révolte calviniste, ayant partie liée avec celle des huguenots français. Il ne s’agirait donc pas qu’Amiens servît de refuge ou de tête de pont pour les insurgés de tout poil, ce qui ne manquerait pas d’arriver si on laissait la possibilité aux protestants d’y pratiquer leur religion et d’y vivre sur un pied d’égalité avec les catholiques. Bien que les échevins amiénois noircissent délibérément le tableau pour être exaucés du roi, il faut admettre que la ville demeure exposée au péril. Il y a, tout d’abord, les ravages causés dans la région, en 1567-1568, par les lieutenants de Condé, en partance pour les Pays-Bas, puis la nomination, en 1576, du jeune Henri de Bourbon, fils de Condé, également protestant, comme gouverneur de la province, ce qui provoque une levée de boucliers des catholiques avec la Ligue de Péronne et conduit le prince à tenter de s’installer par la force dans certaines villes de Picardie comme La Fère, en 1579.

À Amiens, le souci de « recatholicisation » de la ville est également responsable d’une discrimination systématique à l’égard des quelques protestants qui y vivent encore et qui, non contents d’être privés de temple et de pasteur, au point de faire baptiser leurs enfants par des prêtres, sont de surcroît inscrits sur des registres spéciaux, surveillés de près par les autres paroissiens, contraints de faire une profession de foi catholique pour pouvoir exercer une charge publique, appartenir à la milice communale, entrer dans un corps de métier ou tenir une hôtellerie. Mais, contrairement à Senlis, l’évêque, prélat de Cour absentéiste, ne s’implique guère au service de la réforme catholique, jusqu’à la nomination, en 1577, de Geoffroy de la Marthonie, proche du cardinal de Lorraine, lui-même très investi dans la mise en œuvre des décrets tridentins dans sa province ecclésiastique de Reims, dont dépend Amiens.

3. Les enjeux de la Sainte Union

Il n’empêche que, par des voies divergentes, les autorités amiénoises et senlisiennes réussissent à limiter au maximum l’incidence dans leurs murs de la fracture confessionnelle et à demeurer des bastions du catholicisme. Aussi, quelle n’est pas leur inquiétude quand, en 1584, se profile à l’horizon, après la mort du duc d’Anjou, frère d’Henri III, privé de descendance, la perspective de voir son cousin et beau-frère Henri de Bourbon, roi de Navarre et chef des protestants, ceindre la couronne… Beaucoup de catholiques, au demeurant encouragés par la propagande ligueuse, redoutent, effectivement qu’une fois roi de France, le Béarnais ne soit tenté d’imiter son alliée, Élisabeth d’Angleterre, en rompant avec le Saint siège et en imposant sa religion comme religion officielle du royaume. Et quand bien même n’irait-il pas jusque là, le simple fait de légaliser le calvinisme reviendrait à réduire à néant l’œuvre des dirigeants catholiques en vue de sauvegarder la concorde citadine. De là à rejoindre les rangs de la Sainte Union fondée par le duc Henri de Guise et une fraction de la bourgeoisie parisienne au début de 1585, il y a pourtant un pas que tout le monde n’est pas prêt à franchir. À Amiens, où le parti ligueur recrute ses adhérents chez les ecclésiastiques, dont l’évêque, ainsi que chez les magistrats et les bons bourgeois, il faut attendre le 20 mai 1588, au lendemain des barricades qui ont chassé Henri III de la capitale, pour que la municipalité amiénoise se décide à le faire. Toutefois, bien que les édiles amiénois lui reprochent son manque de fermeté à l’égard des protestants, sa collusion avec Navarre, ses abus de pouvoir et sa cupidité, ce n’est que le 26 décembre suivant que la ville entre ouvertement en rébellion contre le roi, à la suite de l’exécution, sur son ordre, du duc de Guise et de son frère, le cardinal de Lorraine, les 23 et 24 du même mois. En décapitant la Ligue, Henri III pensait sans doute que celle-ci s’effondrerait d’elle-même. C’était sous-estimer le degré d’engagement dans ce mouvement de nombreux catholiques, pour qui ce meurtre et l’arrestation de nombreux députés siégeant aux États généraux, qui se tiennent à Blois depuis le début du mois, rabaissent le dernier Valois au rang de tyran et justifient une soustraction d’obédience à son égard. C’est pourquoi, à l’annonce de ces évènements, à Amiens comme dans de nombreuses autres villes catholiques, les portes se ferment aux représentants du roi et à ses troupes chargées de les soumettre ; on brûle même ses lettres et l’on cesse de prier pour lui, tout en reconnaissant le duc de Mayenne, frère du défunt duc de Guise, comme lieutenant général de la Couronne et en soutenant sa cause, militairement et financièrement.

À Senlis, les dirigeants de la ville restent loyaux envers Henri III, malgré l’existence de plusieurs sympathisants de la Ligue, dont l’évêque Guillaume Rose. Le coup de force qu’ils tentent en février 1589 fait long feu, la ville revenant aux mains des royalistes dès avril, de même que la tentative d’« escalade » de la ville par le duc d’Aumale, cousin du duc de Guise et chef de la Ligue en Picardie, au mois de mai, et celle du duc de Mayenne en juillet 1590. Enfin, dès le 2 août 1589, le jour même de l’assassinat d’Henri III, la ville reconnaît Henri IV dont la légitimité dynastique l’emporte sur sa confession protestante que les Amiénois, eux, jugent totalement invalidante. Outre l’emprise qu’exercent sur la ville des gens comme Montmorency-Thoré, frère du maréchal François, ou René de Villequier et son gendre François d’O, gouverneurs de Paris et d’Île-de-France, tous royalistes, l’insuccès de la Ligue à Senlis tient aussi au fait que la cité est régie par une municipalité récente et dotée de prérogatives limitées, dominée par les officiers royaux, eux-mêmes adeptes des valeurs néo-stoïciennes de mesure et d’ordre. Elle est aussi relativement épargnée par la fiscalité royale, ce qui lui a permis de mettre sur pied une politique d’approvisionnement et d’assistance publics, à même de juguler les tensions sociales. Par comparaison, Amiens se distingue de Senlis par l’ancienneté et la puissance de sa municipalité, où marchands et bons bourgeois font jeu égal avec les officiers royaux, très attachée à ses antiques libertés, conçues comme la juste rétribution du dévouement de la ville envers la Couronne, et jouissant, de ce fait, d’une assez large autonomie, qui se paie cependant d’un lourd endettement, en partie imputable aux contributions financières consenties pendant les guerres étrangère et civile, qui se sont conjuguées avec les autres « malheurs des temps » pour alimenter un fort mécontentement populaire. C’est d’ailleurs pour éviter l’éclatement d’une insurrection qu’en mai 1588, le maire royaliste a abondé dans le sens des ligueurs et que l’on a ostensiblement coupé les ponts avec le monarque en décembre.

Néanmoins, les différences s’arrêtent là dans la mesure où, qu’elle soit royaliste ou rebelle, aucune de ces villes n’est plongée dans le chaos pendant la Ligue, contrairement à l’image d’Épinal qu’on en a forgé, en se fondant surtout sur l’exemple parisien, qui relève plus de l’exception que du cas modal et que l’on a beaucoup caricaturé. Dans les deux cas, on a activé le dispositif de défense contre les ennemis extérieurs, on a également pris ses précautions en arrêtant « ceux du parti contraire », rapidement libérés, pour la plupart, en échange d’une rançon et d’un serment de fidélité au parti dominant mais aussi en surveillant de près les habitants et en rappelant à l’ordre les plus excités d’entre eux, comme les prédicateurs catholiques. Car la Ligue est une époque de grande ferveur religieuse, encouragée par un climat millénariste d’attente de la fin des temps mais aussi par les autorités, étreintes par la même angoisse eschatologique que le reste des bourgeois et désireuses de resserrer les liens entre eux en cette période de troubles. Ce n’est pas pour autant qu’on assiste à un déchaînement de violence, dont ces cités, on l’a vu, n’étaient déjà pas coutumières par le passé. Dans le pire des cas, comme à Amiens, on emprisonne ou on bannit quelques individus, on confisque leurs biens, on les taxe, on les prive de leur charge, on leur interdit de communiquer avec leurs semblables mais aucune personne n’est sciemment exécutée. Les victimes que la Ligue a faites à Amiens ont été tuées à l’occasion de débordements populaires, non maîtrisés par les autorités, en septembre 1589, en juin et en août 1594, au début et à la fin de la Ligue, où les tensions étaient maximales. À Amiens et pendant les quelques semaines où Senlis a été tenue par les ligueurs, les municipalités ont effectivement tout fait pour rester maîtresses de la situation, en n’autorisant aucune infraction à leur fonctionnement habituel, en réduisant au minimum toute innovation institutionnelle comme l’instauration d’un Conseil de l’Union, cantonné dans un rôle d’auxiliaire de l’échevinage, en refusant d’obéir aveuglément aux Grands et en se gardant bien, également, de former avec Paris et les autres villes ligueuses une sorte de fédération.

Le dernier point commun entre les deux villes réside dans le fait qu’en dépit de leurs choix politiques divergents, au sortir de la Ligue, toutes deux se sont retrouvées dans la même situation qu’auparavant. Senlis n’a pas été plus favorisée que précédemment par la monarchie, qui ne punit pas non plus Amiens. À chaque fois, royalistes de la première ou de la onzième heure et ligueurs repentis sont récompensés par la royauté, pour avoir maintenu la ville dans son obéissance ou pour avoir aidé à la remettre en son pouvoir. Amiens retire même de sa soumission à Henri IV l’exemption de culte protestant dans ses murs et sa périphérie, ce que confirme l’édit de Nantes en 1598.

CONCLUSION

De cette étude croisée d’Amiens et Senlis pendant les guerres de Religion découlent plusieurs constations, à savoir, en premier lieu, que les monographies, locales ou régionales, restent précieuses pour pouvoir reconstituer avec précision le mécanisme du conflit civil. Partant, on constate qu’en dépit de l’existence de certaines constantes, il se présente néanmoins comme une réalité polymorphe, prenant des visages très divers selon les moments, les endroits et leur configuration religieuse, politique et sociale. Enfin, en scrutant d’aussi près le comportement de ces villes de Picardie, on espère avoir montré qu’il faut se méfier des raccourcis hâtifs ou des faciles amalgames. Les guerres de Religion ne sont pas la guerre de tous contre tous, partout, tout le temps. Le Nord n’est pas le Sud, Paris n’est pas la province, les catholiques ne sont pas tous des exaltés assoiffés de sang et les protestants d’innocentes victimes, les guerres de Religion ne sont pas la perpétuation des affrontements féodaux du Moyen Âge ou l’anticipation de la Révolution française... Enfin, loin d’être rétrograde, il s’avère que ce conflit revêt, au contraire, une réelle modernité, posant aux contemporains des questions aussi cruciales et actuelles que la place de la religion dans la société, les rapports entre Église et État, l’équilibre entre les pouvoirs, ou la coexistence de cultures différentes au sein du même espace communautaire.

SUGGESTION D’ICONOGRAPHIE

On ne dispose pas d’iconographie vraiment spécifique pour les guerres de Religion à Amiens et Senlis, seulement de plans ou de gravures de villes, pas très explicites. Aussi, semblerait-il plus judicieux de recourir à une iconographie plus générale des guerres de Religion, qui pourrait inclure un portrait du prince Louis de Condé, gouverneur de Picardie et chef des huguenots insurgés (dessin de Clouet), une scène de massacre citadin comme celui de Tours (juillet 1562) ou de Sens (gravure de Tortorel et Perrissin), un portrait de François de Montmorency, gouverneur de Paris et de l’Île-de-France et figure de proue des catholiques modérés (Clouet), un portrait du duc Henri de Guise, chef de la Ligue catholique (Clouet).

Olivia Carpi

Illustration : Les Guerres de Religion un Conflit Franco-Français 1559-1598 d’Olivia Carpi

Notes

[1Cet article est l’adaptation d’une conférence prononcée à Senlis le 13 avril 2011 pour les journées de la Régionale de l’Association des Professeurs d’Histoire-Géographie.

[2Olivia Carpi, ancienne élève de l’École Normale Supérieure, agrégée d’histoire, docteur en histoire de l’université de Paris I, maître de conférence en histoire moderne à l’université de Picardie-Jules Verne depuis 2000, auteur d’une thèse de doctorat sur la Ligue à Amiens, publiée aux éditions Belin sous le titre Une république imaginaire. Amiens pendant les troubles de religion (1559-1598), Paris, 2005, ainsi que d’une synthèse sur les guerres de Religion, à paraître aux éditions Ellipses sous le titre Les guerres de Religion. Un conflit franco-français (1559-1598), et de nombreux articles et contributions à des ouvrages collectifs sur les conflits religieux, la Ligue, Amiens et la Picardie. Consacre actuellement ses recherches sur le processus de sortie de guerre civile et plus particulièrement sur la stabilisation et la reconstruction des communautés citadines au sortir de la Ligue.

[3La dame de Montsoreau, de Michel Hassan, série télévisée réalisé en 2006, diffusée sur France 2 en 2009 et sur France 5 en 2011.

[4La princesse de Montpensier, de Bertrand Tavernier, film sorti au cinéma en novembre 2010 et en DVD en avril 2011.

[5Jean Teulé, Charly 9, Paris, Julliard, 2011.

[6Voir, par exemple, le numéro 675 de l’hebdomadaire Marianne, titré « Les nouvelles guerres de religions » ou les déclarations d’Arnaud Montebourg ou de François Bayrou dans Le Nouvel Observateur, en mars 2011.

[7Nicolas Leroux, Les guerres de Religion (1550-1629), Paris, Belin, 2009 et Olivia Carpi, Les guerres de Religion. Un conflit franco-français (1559-1598), Paris, Ellipses, 2012.

[8Olivia Carpi, Une république imaginaire. Amiens pendant les troubles de religion (1559-1597), Paris, Belin, 2005 ; Thierry Amalou, Une concorde urbaine. Senlis au temps des réformes (vers 1520-vers 1580), Limoges, Pulim, 2007 et Le Lys et la Mitre. Loyalisme monarchique et pouvoir épiscopal pendant les guerres de Religion (1580-1610), Paris, CTHS, 2007.

[9Nous avons forgé cette expression de citadelle du catholicisme en nous inspirant de celle de « citadelle de la Contre-Réforme » qu’Alain Lottin a employée à propos de Lille cf. Lille, citadelle de la Contre-Réforme ? (1598-1667), Dunkerque, 1984 et Olivia Carpi, « les villes picardes, citadelles du catholicisme », Revue du Nord, tome LXXVIII, n° 315, avril-juin 1996, p. 305-322.