Traverser l’Atlantique au début du XXe siècle : reflet d’une époque et de ses évolutions Dossier n°459 / Article

[Télécharger l'article au format PDF]

Par Antoine Resche.

Traverser l’Atlantique au début du XXe siècle : reflet d’une époque et de ses évolutions

L’étude de la ligne de l’Atlantique nord durant ce que l’on qualifie souvent d’âge d’or des grands paquebots, entre les années 1890 et la Seconde Guerre mondiale, amène bien vite à s’intéresser à des sujets dépassant de loin le seul domaine maritime. En effet, que ce soit par les conditions de leur construction, de leur exploitation, ou par la nature et les attentes de leur clientèle, les grands paquebots transatlantiques furent soumis aux évolutions de leur temps, tant politiques que sociales et économiques. À travers des exemples emblématiques, du Titanic au Normandie, c’est ainsi bien plus l’histoire du monde terrestre qui transparaît que celle d’un univers purement marin.

La nature des clientèles est ainsi un bon exemple. Depuis leurs origines, au milieu du XIXe siècle, les transatlantiques transportèrent massivement des émigrants avides d’une meilleure vie, aux États-Unis. Ce transport de masse était souvent rudimentaire : jusqu’aux années 1900, voire 1910, la plupart des passagers de troisième classe, que l’on appelait encore souvent « l’entrepont », étaient entassés dans des dortoirs mal aérés où ils devaient tout à la fois vivre, manger et dormir, dans une écrasante promiscuité et soumis aux plus fétides odeurs. Les législateurs, souvent américains, tentèrent régulièrement de remédier à cet état de fait, en forçant les compagnies (souvent réticentes) à accroître le volume accordé à chaque passager, à leur fournir un minimum de nourriture, ou encore à prémunir les passagères isolées contre les agressions.

Tous n’étaient du reste pas logés à la même enseigne, même parmi les migrants. Certaines compagnies, comme la française Compagnie générale transatlantique affichaient ainsi un retard très net sur la concurrence, en termes de confort offert aux migrants par leurs principaux navires. À l’inverse, la White Star Line s’illustra dès la fin des années 1880 en fournissant à une partie de ses passagers de troisième classe des cabines pour quatre à huit personnes, qui tranchaient nettement avec les dortoirs de plus d’une centaine de lits habituels, ainsi qu’une véritable salle à manger. Pourtant, là encore, le tableau restait inégal : si la White Star redoublait d’attentions pour la clientèle de troisième classe de sa ligne au départ d’Angleterre, elle n’en faisait pas autant pour les migrants non-anglophones de sa ligne Méditerranéenne. Comme le souligna le journaliste Kellogg Durland après une traversée en immersion sur l’un de ces navires, cette différence de traitement découlait de façon évidente de l’impossibilité, pour ces passagers-là, de dénoncer efficacement leurs conditions de voyage. Les discriminations étaient donc nettes, comme en témoigna également la description caricaturale des masses « d’Italiens » sauvages et brutaux qui auraient menacé de submerger certains canots lors du naufrage du Titanic. Mais d’autres, à l’image de Durland, avaient aussi à cœur de donner une voix à ceux qui n’en avaient pas.

Surtout, on aurait tort de figer les migrants transatlantique comme une masse homogène, souvent présentée sous un angle romanesque. La figure des braves immigrants sans le sou, mais pleins de joie et d’espoir, est ainsi omniprésente dans les films sur le naufrage du Titanic, jusqu’à la caricature. Ils sont rarement replacés dans un contexte social : au-delà de leur pauvreté (dont ils portent peu des stigmates qui étaient le lot des pauvres de l’époque, tant sur l’usure des corps que sur le manque d’hygiène), les représentations évoquent rarement leur travail, leurs difficultés, leur milieu. Or, l’exemple du Titanic est là aussi révélateur : s’y côtoyaient en troisième classe des pauvres gens qui avaient parfois parcouru la moitié de l’Europe, fuyant les pogroms en Russie pour s’installer en France, puis au Royaume-Uni, avant de traverser l’Atlantique, mais aussi des gens que l’on pourrait beaucoup plus situer dans la classe moyenne, qu’ils aient été ingénieurs ou commerçants, par exemple. De même, tous ne quittaient pas un monde pour un autre sans possibilité de retour, en sautant dans l’inconnu. Bien souvent, ils rejoignaient des proches qui avaient déjà franchi le pas, et surtout, il était fréquent qu’ils multiplient les allers-retours de part et d’autre de l’Atlantique… L’étude de détail le montre ainsi : le flux migratoire n’était pas une simple flèche traversant l’océan, et, du reste, la question des migrants qui ne s’établirent pas en Amérique et choisirent finalement, plus ou moins rapidement, de rentrer, mérite également d’être plus étudiée.

Cette immigration fut par ailleurs fortement réduite à partir des années 1920 par les lois de 1921 et 1924 sur les quotas d’entrée aux États-Unis, ce qui força les compagnies à changer leur fusil d’épaule. Certains navires conçus pour transporter plusieurs milliers de migrants en une traversée durent ainsi être profondément transformés, afin de s’adapter à la nouvelle donne. Apparut alors une nouvelle classe à bord de ces navires : la « classe touriste », cherchant désormais beaucoup plus à attirer cette clientèle pauvre mais, désormais, plus sélective.

La question de l’offre de confort à bord est également de celles qui témoignent des grandes évolutions du temps. Souvent conçus pour durer un bon quart de siècle, les paquebots étaient en effet appelés à devoir s’adapter aux changements des mœurs afin de continuer à satisfaire une clientèle à qui les paquebots récents offraient toujours plus de nouveauté. Ce fut ainsi, à la fin des années 1900, avec l’Adriatic de la White Star, l’apparition des gymnases et piscines à bord, ensuite devenus incontournables. Les années 1920 virent pour leur part s’imposer le cinéma, d’abord tant bien que mal dans des salons réorganisés le temps d’une séance, puis, peu à peu, dans des locaux dédiés. De même, si la musique commença à se faire entendre à bord, soit qu’elle vienne des passagers, soit que des orchestres aient commencé à se produire au début du siècle, la danse n’eut longtemps aucun espace codifié : pas de salle de bal à bord du Titanic, contrairement à une idée reçue ! Ce n’est que dans les années 1920, là-aussi, que cette activité s’installa.

De fait, le paquebot devenait une illustration des évolutions de la société. Les repas en témoignent également : avant la Première Guerre mondiale, il était pour le moins habituel de dîner à une table de huit à dix personnes en première classe, et ces temps de sociabilité étaient cruciaux à bord. Sur des navires où les salons et la conversation tenaient une place centrale, rencontrer les bonnes personnes, se faire installer à leur table, pouvait être de première importance. À l’inverse, en 1935, lorsque le Normandie fut mis en service, un défaut apparut au grand jour dans sa salle à manger de première classe : celle-ci ne contenait pas assez de tables pour deux, et pour beaucoup de couples, la perspective de devoir partager leur repas, ne serait-ce que sur une table de quatre, n’était plus envisageable, au point qu’il fallut multiplier les services. Le rapport aux autres évoluait, tandis que les loisirs étaient de plus en plus individualisés, le Normandie offrant beaucoup plus d’activités en solitaire, du théâtre au stand de tir en passant par la chapelle.

La religion est certainement un bon exemple des interactions entre le monde terrestre et le navire. Sur les paquebots britanniques, elle était globalement négligée : le capitaine pouvait bien animer un office anglican dominical, et les cuisines pouvaient dans une certaine mesure s’adapter aux besoins des passagers juifs, mais la pratique religieuse restait avant tout affaire privée, dépendant notamment de la bonne volonté des ecclésiastiques voyageant à bord. Même dans les années 1930, alors qu’un client demandait à la Cunard Line d’affecter une simple cabine au culte anglican sur le futur Queen Elizabeth, la compagnie exprima clairement son désintérêt le plus total. À l’inverse, la compagnie française mit en place dès les années 1920 de somptueuses chapelles sur ses nouveaux navires, consacrées par d’éminents membres du haut-clergé. En 1935, celle du Normandie était d’une importante superficie, avec une grande hauteur de plafond, preuve de l’espace que la compagnie était prête à accorder aux cultes. Le pluriel est ici justifié : un chemin de croix camouflable derrière des panneaux mobiles avait été prévu pour pouvoir adopter le lieu aux cultes protestant et catholique !

Mais le Normandie témoignait en la matière d’une autre innovation encore : depuis plusieurs années, la « Transat » offrait à ses passagers israélites un service kasher conçu avec l’assistance d’un rabbin parisien, afin de s’assurer que le culte soit étroitement respecté. Le nouveau paquebot devait aller plus loin en proposant une synagogue, mais un cafouillage survint : le mobilier était bien là, mais aucun local n’avait été attribué… Temporairement, la salle à manger des enfants de première classe fut donc utilisée, le mobilier rituel côtoyant les charmants éléphants décorant les murs conçus par Jean de Brunhoff, père de Babar ! Les journaux juifs prirent la chose avec philosophie, mais une partie des passagers de première classe semblent en revanche avoir vécu avec beaucoup plus de gêne l’idée que leur progéniture dîne en présence de tels objets. L’antisémitisme des années 1930 n’épargnait pas la clientèle, comme en témoigne un rapport ultérieur du commissaire de bord : les passagers israélites étaient manifestement très contents des installations à bord, mais la promotion qui en était faite avec un peu trop de vigueur risquait de donner une mauvaise réputation au Normandie. Bien vite, le navire incarna donc un paradoxe : il fut finalement pourvu d’une magnifique synagogue, mais malgré tout, restait cette crainte qu’il se donne la mauvaise réputation d’un « paquebot juif »…

L’étude de l’évolution des navires permet ainsi de voir, également, l’évolution des attentes d’un passager normal : en 1912, le Titanic ne proposait ainsi aucune installation pour les enfants de première classe, perçus, encore, comme une nuisance à laisser à la charge des parents ou de leurs domestiques. La plupart des passagers de première classe, y compris des notables tels que Sir Cosmo Duff Gordon et son épouse, logeaient dans des cabines qui nous paraîtraient aujourd’hui bien austères, et n’étaient pas le moins du monde choqués de devoir partager toilettes et salles de bains avec leurs voisins de palier. Mais l’évolution du jumeau du Titanic, l’Olympic, témoigne que durant les années 1920, il fallut, de plus en plus, sacrifier certaines cabines pour ajouter toujours plus de salles de bains privatives, devenues incontournables avec le temps.

Au-delà des navires eux-mêmes, les compagnies qui les exploitaient étaient aussi soumises aux enjeux du moment. L’histoire de la « Transat » fut ainsi marquée par les négociations de nouvelles conventions postales avec le gouvernement français, la subvention qui en résultait étant souvent ce qui permettait à l’entreprise d’engendrer un bénéfice. De même, les compagnies britanniques multiplièrent les accords avec l’Amirauté pour financer la construction de paquebots susceptibles d’être transformés, en temps de guerre, en croiseurs auxiliaires. Il y avait là des enjeux touchant à l’indépendance nationale : s’assurer que le transport du courrier se fasse sans reposer sur des navires étrangers, qu’une flotte commerciale puisse être réquisitionnée au besoin, était un atout non négligeable. Cela permettait également, à l’occasion, à l’État de s’ingérer dans la gestion des entreprises : les contrats militaires que reçut en 1902 la Cunard pour la construction du Mauretania et du Lusitania avaient ainsi un but tacite : s’assurer que la compagnie ne cède pas aux avances du gigantesque trust américain de John Pierpont Morgan, l’International Mercantile Marine Company, qui venait de s’emparer de la White Star.

Navires civils, les paquebots furent ainsi aussi plongés dans les guerres, transformés en transports de troupes ou hôpitaux flottants, parfois même en croiseurs de patrouille ou en porte-avions expérimentaux, et les compagnies payèrent un lourd tribut aux deux conflits mondiaux. Les crises économiques qui ponctuèrent la période furent aussi autant de bouleversements qui forcèrent les entreprises à s’adapter, à sacrifier certaines unités ou à explorer de nouvelles pistes de rentabilisation, comme les croisières. De ce point de vue, la construction du Normandie, en pleine crise des années 1930, devint un enjeu de débat national alors que l’État s’impliquait directement dans le sauvetage de l’entreprise. Le navire était-il une dépense irraisonnée en temps de crise, ou au contraire un chantier audacieux permettant de lutter contre le chômage, notamment dans la région de Saint-Nazaire ? Les débats secouèrent la presse et le Palais Bourbon, et les archives de l’entreprise témoignent des nombreuses sollicitations venant de décorateurs et artisans désireux de participer au projet : des élus creusois, notamment, se livrèrent ainsi à un véritable lobbying en faveur de la tapisserie d’Aubusson, conscients qu’un contrat de fourniture pour le Normandie (qui fut finalement obtenu) pourrait relancer le secteur, et par-là même redynamiser la région. Achevé, le Normandie fut également mis en scène dans la presse internationale lors d’un voyage inaugural qui eut également des allures d’événement culturel et diplomatique, au cours duquel le président Albert Lebrun et son épouse tinrent un rôle important. Des chantiers navals à l’océan, des bureaux de dessin aux salons, les paquebots transatlantiques étaient bien inscrits dans leur époque.

© Antoine Resche pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 24/09/2022.