Lettre à Madame Vallaud-Belkacem
Le 25 septembre 2015
Par Les Professeurs du collège Condorcet
Madame la Ministre,
Bien des personnalités éminentes se sont publiquement élevées contre la réforme du collège, que vous avez fait adopter par décret en mai dernier : des professeurs de lycée, de classe préparatoire ou d’université, des chercheurs, écrivains, journalistes ou scientifiques, et jusqu’à l’Académie Française tout entière. Vous avez négligé leurs appels, auxquels vous avez dénié toute légitimité et toute pertinence.
En tant que professeurs de collège, concernés au premier chef par cette mesure, nous voulons joindre notre voix, modeste mais déterminée, à leur concert unanime : c’est bien de cette réforme que nous entendons contester, à notre tour, la légitimité et la pertinence.
Les médias vous font affirmer que votre réforme vient du « terrain ». Ce terrain, c’est nous ; et, avec des dizaines de milliers de collègues, nous nous inscrivons en faux contre cette affirmation. D’une part en effet, cette réforme nous semble à maints égards inapplicable dans le cadre réel d’un collège. D’autre part, il n’a été ouvert à son sujet aucun véritable débat national, où eussent été prises en compte en priorité les idées de tous les enseignants. Les simulacres de consultation qui ont été joués ne trompent personne.
Il est ainsi patent que cette réforme ne vise ni à l’intérêt bien compris des élèves ni à l’exercice harmonieux de la profession d’enseignant. Elle vient d’en haut, et elle est décrochée des réalités d’un « terrain » dont vous ne tenez pas compte. Elle n’a d’enjeu que politique. Or l’école ne doit pas, ne peut pas continuer à être ballottée comme elle l’est au gré des enjeux politiques. Elle a besoin de stabilité. Nous ne pouvons travailler en subissant une réforme à chaque fois que change le ministre de l’Education Nationale, ce qui est le cas tous les deux ans en moyenne.
Nous avons tous exercé en zone d’éducation prioritaire. Même dans notre collège parisien, nous constatons l’inégalité sociale et travaillons sans cesse pour y remédier. Nous sommes donc certains, l’ayant analysée, que cette réforme ne pourra nullement contribuer à résoudre ce problème. Sachez d’abord que nous ne l’avons pas attendue pour pratiquer des projets en interdisciplinarité. Ceux-ci, que nous vous invitons à venir observer, existent chez nous depuis déjà de longues années. S’ils s’avèrent être souvent pédagogiquement riches et intéressants, nous avons constaté qu’ils ne démontrent aucune efficacité particulière dans la remise à niveau des élèves en difficulté.
Notre pratique professionnelle, variée, soucieuse de s’enrichir par une remise en question et une recherche permanentes, nous a permis d’établir que la meilleure façon d’aider les élèves qui peinent était de faire justement le contraire d’un projet interdisciplinaire : reprendre les fondamentaux d’une discipline avec des groupes en effectifs très réduits. Vous proposez, certes, de tels dispositifs pour chaque niveau. Mais qu’ils se mettent en place au prix d’une diminution des horaires disciplinaires nous semble profondément injuste, parce que cela restreint les possibilités d’accès aux savoirs essentiels pour tous les élèves de France.
Pour la 6e, la brochure « Collège : Mieux apprendre pour mieux réussir » affirme que le soutien se faisait jusqu’à présent en classe entière. Dans notre collège comme ailleurs, cela ne correspond pas à la réalité : l’heure hebdomadaire d’accompagnement personnalisé en français et en mathématiques s’applique à un groupe de 8 à 15 élèves. La composition du groupe est définie par le professeur et elle fluctue avec souplesse au fil de l’année et des besoins.Les autres niveaux, qui ne disposent pas d’accompagnement personnalisé dans leur grille horaire, se voyaient notamment proposer un accompagnement éducatif en groupes restreints par des professeurs volontaires rémunérés en Heures Supplémentaires Effectives. Ce principe fonctionnait fort bien, jusqu’à ce que votre ministère le réserve aux collèges jugés sensibles, et nous retire lesdites HSE.
Ainsi, dans un établissement où nous soutenons autant que faire se peut les élèves en difficulté, et où nous pratiquons l’interdisciplinarité de longue date, la mise en place d’EPI ne peut que s’avérer très négative. D’une part, elle imposerait un cadre artificiel à ce qui se faisait naturellement, ce qui nous semble périlleux ; d’autre part, elle absorberait des heures dont par ailleurs nous avons besoin pour munir nos élèves de connaissances nécessaires à la poursuite de leur scolarité, ce qui nous semble inacceptable.
Nous jugeons qu’en accordant une place essentielle à ce qui est accessoire, votre réforme éloigne les professeurs de leur mission première : la transmission de savoirs et de méthodes dont ils sont spécialistes.
En outre, elle met à mal leur capacité à enseigner à tous les élèves ce qui fait proprement l’âme de notre pays : un bagage culturel unique, qui se transmet encore tant que la jeune génération peut marcher sur les traces de ses anciens, en suivant des programmes attachés à une brillante tradition intellectuelle et universitaire.
C’est ce qui nous fait dire qu’au-delà même de son inefficacité prévisible, cette réforme risque d’empêcher toute bonne réforme future, par les irréversibles dommages qu’elle aura d’ici-là causés. Dans notre collège, des pôles particulièrement dynamiques, tel que celui des Lettres classiques ou celui des Langues vivantes (en particulier le russe, l’italien, l’allemand) seront proprement mis en pièces si votre projet s’applique. D’autres disciplines voient d’importants problèmes dans les nouveaux programmes ; parmi elles, les Sciences, dans leur association affadissante en classe de 6e notamment, et les Lettres modernes, dans la disparition inquiétante des œuvres patrimoniales, et de la culture commune dont elles sont un support important. En outre, certains enseignements risquent de se voir mis en concurrence par l’organisation bancale des EPI.
Madame la Ministre, les professeurs n’en peuvent plus.
Ils n’en peuvent plus de voir saper et détricoter progressivement tout ce qui fait la richesse et l’intérêt de leur métier au gré des manœuvres politiciennes.
Ils n’en peuvent plus d’assister à la suppression de leurs postes, à la précarisation de leurs conditions d’exercice, à la remise en cause permanente de leur travail, voire de leurs compétences.
Ils n’en peuvent plus de déplorer, impuissants, la transformation de la culture et des savoirs qu’ils doivent transmettre en slogans pédagogiques abscons, dont le jargon exalté masque mal l’absence de réalisme.
Ils n’en peuvent plus de voir se multiplier les actions à caractère « éducatif » et autres expériences « transversales » auxquelles ils sont contraints, soit de contribuer par un surcroît de travail qui n’est jamais compensé, soit de sacrifier des heures de cours qu’on leur prend pour cela sans vergogne.
Ils n’en peuvent plus de se voir dire ce qu’il faudrait qu’ils fassent, sans la moindre logique ni la moindre continuité, par des textes qui semblent émaner de parfaits étrangers à l’univers scolaire, tant ils font absolument fi de la réalité concrète du métier.
Vous savez fort bien, quoique visiblement vous ne vouliez pas l’admettre, qu’une très large majorité de nos collègues ne veut pas d’une réforme comme celle qui nous est aujourd’hui imposée.
Il est urgent, Madame la Ministre, que vous entendiez la parole du corps professoral, et que vous vous en remettiez enfin à sa pratique et son expertise pour faire avancer l’Education Nationale avec les changements inévitables que cela comporte. En attendant, nous refuserons d’anticiper en quelque manière que ce soit la mise en œuvre de cette réforme, et d’y collaborer.
Nous vous saluons, Madame la Ministre, comme représentante d’un Etat dont nous avons une haute idée, et dont nous voulons rester les serviteurs dévoués.
34 professeurs du Collège Condorcet
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