Toulon, le 27 novembre 1942. [2]
Les bâtiments de la Flotte de haute mer et l’ensemble des navires de guerre présents dans le port ont mis bas les feux [3]. Les permissions ont été rétablies sur les bords. Les officiers peuvent passer la nuit chez eux. Depuis quelques jours, Toulon est comme enveloppée dans le brouillard d’une curieuse atmosphère, dans un entre - deux insaisissable, dans une impression de fin qui s’annonce, qui a saisi la ville et le port. Isolée, parquée, cloîtrée dans le « camp retranché » de Toulon dans l’attente improbable d’y être réparée et reconstituée, sans beaucoup de moyens pour prendre la mer, la Flotte attend.
A quatre heures trente, des unités militaires de blindés et d’infanterie allemandes envahissent le port. Ils y entrent par des routes pas même surveillées : les autorités allemandes ont obtenu le départ des formations de l’Armée le 14 novembre et de celles de l’Aéronavale le 21. Toulon ! Le dernier territoire d’une souveraineté bien limitée de cette zone « non-occupée » qui ne l’est plus depuis le 11 novembre. Le préfet maritime, le vice-amiral André Marquis, est fait prisonnier [4]. Son état-major parvient à prévenir l’amiral comte Jean de Laborde, commandant les Forces de haute mer, sur son navire - amiral, le croiseur de bataille Strasbourg. L’ordre de branle-bas général est donné.
A terre, les unités de la 7ème Panzerdivision ont bien du mal à repérer leur chemin dans le labyrinthe de l’arsenal où ils ne parviennent que vers cinq heures et demi. Les appontements où se trouvent les navires de guerre français ne sont atteints que vers six heures. Au même moment, des éléments de la division Das Reich de la Waffen SS parviennent au Mourillon. La Luftwaffe est seule dans le ciel toulonnais.
L’amiral de Laborde donne et fait transmettre alors à toutes les unités l’ordre de sabordage, selon des consignes arrêtées en décembre 1940 et de nombreuses fois répétées depuis lors. Bientôt, les navires de guerre explosent, brûlent, s’enfoncent, se couchent ou chavirent. Douze tués et vingt-six blessés parmi les marins français. Suit un épais silence, noir de fumée, qui traverse le port et recouvre la mer comme un convoi funèbre.
Près de quatre-vingt-dix navires, soient 235 000 tonnes d’acier de guerre reposent par le fond, dont la part la plus moderne de la Marine, selon les conceptions, les constructions, et les concepts d’emploi de 1940. Les croiseurs de bataille Strasbourg et Dunkerque, le vieux cuirassé Provence, sept croiseurs dont le très moderne Algérie, vingt-neuf contre-torpilleurs dont le Vauquelin et torpilleurs dont Le Hardi, douze sous-marins dont les très capables « de patrouille océanique » de 1500 tonnes.
Parmi ces derniers, cinq sous-marins réussissent à s’exfiltrer de la rade. Trois d’entre eux mettent le cap sur Alger et Oran : les Casabianca, Marsouin, Glorieux. L’Iris est interné en Espagne. La Vénus se saborde après avoir franchi les passes. On pourra lire, dans ces destinées plurielles, la confirmation du fait que dans des situations dramatiques, ce qui est difficile n’est pas tant, pour des militaires comme pour d’autres, de faire son devoir que de comprendre où il se trouve.
Cette France de Pétain qui au plan militaire s’adossait, en 1940, à trois atouts : un morceau de France non encore occupée, l’Empire colonial, la Marine de guerre vient de perdre le dernier qui lui restait. Ultime dérision, le « gouvernement » de Vichy le perd par sa propre décision de saborder ses vaisseaux de guerre. Après Toulon et le sabordage d’une Marine placée « … au cœur de la collaboration d’Etat » [5] , Vichy n’est plus qu’un gouvernement milicien à la demi-solde de l’Allemagne nazie.
On pourra bien évoquer l’émotion en France et dans le monde. Relire les textes et les déclarations à Londres, à Washington et à Moscou, et discerner aussi à travers une compassion politique affichée, une distance à l’égard d’une France qui s’affirme sous l’autorité du général de Gaulle. Entendre saluer, quelquefois à bon compte, le « patriotisme » des marins français qui ont coulé leurs navires. On pourra même, et même longtemps après s’interroger pour savoir s’il s’agit d’un succès ou d’un échec [6]. Ce n’est ni un sabordage parmi d’autres, ni un sabordage comme les autres, encore moins un sabordage réussi. La réduction à l’identique ne vaut pas analyse historique.
Comprendre. Comprendre pourquoi et comment. Comprendre Vichy et les Allemands, Darlan et la Marine, la France et les Alliés en guerre.
Automne 1942. Stalingrad, le Caucase, El Alamein pour les Allemands et leurs alliés. Midway pour les Japonais. Les Etats-Unis commencent à endiguer l’invasion japonaise dans le Pacifique et peuvent consacrer des forces croissantes au front européen et à ses prolongements méditerranéens, lesquels sont tout sauf marginaux. L’Empire colonial français, protégé par la flotte de guerre, y occupe une position stratégique majeure. De quelque côté qu’elle se trouve, y compris malgré elle, l’Afrique du Nord française ne restera pas à l’écart d’un conflit loin d’être terminé. C’est bien pour cette raison que l’amiral François Darlan, qui commande toujours en chef la Marine, après avoir prôné une « … collaboration à tout prix » [7] s’apprête à virer de bord, en une froide lucidité [8]. Est-ce le cas de la Marine ?
De fait, l’opération Torch du 8 novembre 1942, premier des débarquements alliés et première étape de la libération de l’Europe, par l’Afrique, est prête. Ni Darlan, ni la Marine n’y croient. Darlan a pris des contacts. Il n’est pas averti du déclenchement de l’opération … pas plus que De Gaulle, si parva licet componere magnis. C’est « … un assaut direct, brutal, sans préavis » [9]. Dûment chapitré par les Américains dans la confusion qui s’installe et dont il tire un profit politique, diplomatique et militaire inespéré mais illusoire et temporaire à la mesure d’un expédient, Darlan qui se trouve à Alger ne tient pas à une action de la Flotte de haute mer contre les Anglo-américains. Il sait que la Wehrmacht est dans le même temps complètement engagée à Stalingrad et à la peine à El Alamein. C’est Laborde qui prend le relais de la collaboration militaire, en demandant en vain l’envoi de la Flotte de haute mer devant Alger et Oran. C’est le gouvernement Pétain qui accepte la proposition allemande d’une intervention de la Luftwaffe à partir de la Tunisie et de l’Est algérien.
Darlan a viré de bord, d’Alger et … seul.
Dans la Marine, les incertitudes, les revirements, les illusions peuvent traverser les carrés et les coursives : elle se bat jusqu’au bout. A Alger le 8 novembre, les marins sont en pointe de la résistance. A Oran, les 8 et 9 novembre, avisos et torpilleurs sont coulés par l’United States Navy. A Casablanca, le 8 novembre, c’est la sortie de la 2ème escadre légère du contre - amiral Raymond Gervais de Lafond qui y laisse quasiment toutes ses forces et les canons de 380 m/m du cuirassé Jean-Bart qui sont muselés par les 406 m/m américains du cuirassé USS Massachusetts. Les 9 et 10 novembre, la résistance de l’Armée d’Afrique et de la Marine de Vichy aboutit à un retour offensif des Américains. A la fin de la journée du 10, lorsqu’intervient le cessez-le-feu qui couvre toute l’Afrique française du Nord (AFN), plus de 1300 marins français sont morts ou disparus et sept navires de guerre ont été coulés.
Arguant du fait que le débarquement des Alliés et le cessez-le-feu en AFN rendent caduque la convention d’armistice du 22 juin 1940 [10], Hitler décide de la mise en œuvre de l’opération « Anton », et l’occupation de la zone sud jusqu’à la mer, pour mettre en défense contre les Alliés les côtes méditerranéennes de la France. La zone non - occupée est envahie le 11 novembre. L’armée d’armistice est désarmée. La question du devenir de la flotte française, dont le port d’attache et la ville de Toulon demeurent encore un territoire libre de troupes allemandes, est posée.
La Seekriegsleitung - la direction stratégique de la guerre navale du IIIème Reich - observe cependant le 12 novembre 1942 que l’essentiel est « … de rendre utilisable pour la conduite de la guerre, la force et le potentiel de la flotte française, c’est-à-dire d’empêcher définitivement et efficacement que l’adversaire en tire profit » [11]. Contradictoire ? Interdits devant l’utilité relative de la Flotte de haute mer, au plan opérationnel, c’est bien plutôt l’hypothèse de sa neutralisation complète qui l’emporte aussi bien chez Hitler qu’à l’OKM [12]. Quelle est cependant la valeur militaire de la Flotte, à ce moment de la guerre ? Quelle serait son utilité pour l’état-major allemand, et à quel coût ?
Quelques faits méritent de retenir l’attention.
Si la Flotte de haute mer s’est livrée à des exercices au large de Toulon et à des écoles à feu, elle n’a livré aucun combat depuis Mers - El - Kébir, et seulement le Strasbourg. Deux ans d’inactivité, dans le moment d’un tournant de l’histoire navale, avec l’aéronavale, la lutte anti-sous-marine, les opérations combinées ... Les défauts de la « belle marine » de 1939 ne se sont par ailleurs pas estompés : manque d’appareils de détection, indigence de la défense contre avions, faible rayon d’action des forces légères et des sous-marins … La Kriegsmarine est très exactement renseignée sur l’état de la flotte de Toulon et ses capacités opérationnelles [13]. C’est à l’Abwehr [14]qu’il revient d’évaluer « … la disponibilité à naviguer de la flotte ». De janvier à novembre 1942, parviennent par un compte-rendu journalier « … des informations précises sur le mouillage, l’état des équipements, la composition des effectifs, l’armement des bateaux un par un ».
Du côté des Allemands, Hitler ne croit plus en la flotte de surface, à partir de bâtiments d’escadre, après la fin du Bismarck, en mai 1941 [15]. Novembre 1942 n’est pas juillet 1940. Toulon n’est pas Mers -El - Kébir. La Kriegsmarine et les chantiers navals allemands font désormais porter l’effort sur la construction et l’emploi en nombre et en meutes des U-Boote. Avec succès en 1942. Les Allemands ont réduit les équipages de grands bâtiments de surface. Pour en réarmer d’autres, et des navires français, et dans quel état ? [16] Seuls les Italiens, en première ligne désormais ? Peut-être, mais pas longtemps ... les deux flottes française et italienne sont d’ailleurs très comparables, avec des défauts qui leur vont bien plus que des qualités qui leur iraient mal.
Que faire de la flotte française ?
Du côté des Alliés, ce sont sur toutes les mers, dont la Royal Navy et l’United States Navy ont la maîtrise des porte-avions de toutes catégories regroupés en Task Forces avec des Destroyers d’escorte armés pour la lutte anti-sous-marine et la protection des convois de Liberty Ships et de surcroît, dans le Pacifique, le Silent Service de l’United States Navy et ses sous-marins qui sont parmi les meilleurs de l’histoire navale : la classe Gato.
Que faire de la flotte française ?
Seuls Darlan et De Gaulle pourraient y trouver matière à un renforcement l’un de son autorité, l’autre de Forces navales françaises libres courageuses mais peu nombreuses. Mais la Flotte ne répond plus à Darlan et De Gaulle a éprouvé l’attitude de la Marine, oscillant entre la neutralité et une collaboration quasi - militaire. De quoi faire réfléchir.
Le soir du 11 novembre, un conseil des ministres se tient à Vichy avec Pierre Laval revenu de Munich où il a rencontré Hitler, ni dans les meilleures conditions ni au meilleur moment. L’ensemble du cabinet se dresse contre l’idée d’un cessez-le-feu en Afrique du Nord et décide d’une politique de défense « à outrance » contre les Anglo-américains, aux côtés des Allemands. En attendant de reprendre l’Afrique française du nord, avec leur concours et avec la Flotte. Le contre - amiral Paul Auphan, jeune ministre secrétaire d’Etat à la Marine sans pouvoir et homme-lige de Darlan, est complètement isolé.
A journée décisive, question décisive : pourquoi la Flotte de haute mer n’a-t’elle pas appareillé ?
Dans l’après-midi du 11, une proclamation publique du préfet maritime apprend que les Allemands se dirigent vers la Méditerranée. L’émotion des équipages est à son comble. Sur le Colbert, des cris favorables à l’appareillage se font entendre. Sur le Strasbourg, le navire-amiral, une vingtaine d’hommes se rassemblent sur la plage avant et doivent être dispersés par les officiers. Des cadres résistants de l’arsenal commencent à faire camoufler du matériel. Le général de Gaulle lance ce jour-là un nouvel appel aux militaires pour qu’ils rejoignent la France Libre. Le lendemain, c’est au tour de l’amiral Philippe Auboyneau, commandant en chef des Forces navales françaises libres, d’exhorter « … les officiers et marins de la flotte de Toulon » au départ [17].
L’appel direct à rallier Dakar que lance à la flotte l’amiral Darlan le 13 novembre, alors qu’il se trouve à Alger depuis le 5 novembre, est clair. Il l’adresse à son chef, mais surtout aux états-majors, à la maistrance et aux équipages d’une flotte de guerre dont il estime que son passé et son présent lui confèrent des droits singuliers sur leur avenir, c’est-à-dire sur le sien et sur la sienne. La réponse de l’amiral de Laborde l’est tout autant : un refus cinglant, duquel exsude un mépris ancien.
Plusieurs éléments de poids se conjuguent pour l’expliquer. La personnalité de l’amiral de Laborde, peut-être. S’il est vrai qu’il est respecté dans une Marine encore très traditionnaliste et conformiste, il y a plus.
Depuis 1940, la France vit une crise de l’Armée et une crise dans l’Armée. Une crise de l’Etat et une crise dans l’Etat. Une crise de l’Armée et une crise de l’Etat. Parce qu’en France, c’est la permanence de l’Etat qui est garante de celle de la Nation. Parce que l’Etat s’incarne d’abord et en premier lieu dans l’Armée, depuis l’ordonnance royale du 2 novembre 1439 de Charles VII qui crée l’armée permanente, comme le colonel de Gaulle l’avait illustré dans La France et son Armée (Paris, Plon 1938) [18].
L’armistice et la capitulation changent la donne. Comprendre ce qui se joue, refuser la défaite, s’engager pour résister signifie bien sûr s’insurger contre le gouvernement du maréchal Pétain, mais aussi contre l’Etat et contre l’Armée.
L’appel du 18 juin 1940 doit être lu ainsi : l’armistice n’est pas la seule voie possible. La résistance est l’autre terme de l’alternative. L’accomplissement silencieux du devoir imposé par la hiérarchie doit cesser. De Gaulle invoque en fait des valeurs supérieures à la discipline, à partir d’un refus qui ne se fonde pas sur une seule analyse politique ou militaire, mais qui repose sur une posture morale qui ne le quitte jamais, de 1940 à 1945. Ce qui est vrai en 1940 l’est encore bien plus en 1942.
La guerre cesse en effet d’être un destin collectif dont une défaite temporaire imposerait sa loi à un Etat, à une Nation, à leur Armée. Pour l’Armée, c’est le renversement de ses propres valeurs. Non plus la discipline et l’obéissance, mais un état de conscience qui détermine un choix individuel, dans un milieu militaire plus porté par sa formation, ses traditions, l’entre - soi qui y règne à choisir l’ordre. Ce n’est pas un choix théorique : Dakar, le Gabon, la Syrie sont des combats dont certains sont meurtriers. Diego Suarez aussi. L’Afrique du Nord également. Dans l’histoire de la conscience du corps militaire, vient le temps des individus. A la décision collective de l’Etat s’oppose une forme de guerre individuelle dans le moment de la décision, de l’esprit, de la forme de la lutte [19]. C’est l’essence même de la France libre.
Pas pour Laborde. Ce qui l’emporte, c’est l’exécution des clauses de l’armistice, la parole du Führer, l’autorité du Maréchal. On est loin d’une seule question de caractère et de discipline militaire. C’est le choix du désarmement face à celui de l’engagement. Désarmer l’Armée d’armistice et neutraliser la flotte : c’est exactement ce que veulent les Allemands, et c’est ce que décide Hitler le 18 novembre en déclenchant l’opération Lila. « Hitler lui-même savait très bien que dans les jours qui suivraient le franchissement de la ligne de démarcation, il ne disposerait d’aucun moyen militaire pour empêcher un départ de la flotte française » que l’Oberkommando der Marine (OKM) évaluait à « … un délai de 4 à 6 heures » [20].
Le 12 novembre, le commandant en chef de la Flotte de haute mer allait plus loin. Il réunit les commandants des navires placés sous ses ordres et leur demande leur parole que « … les forces placées sous leurs ordres n’entreprendront aucune action dirigée contre les puissances de l’Axe et défendront Toulon contre les Anglo - Saxons et les Français ennemis du Maréchal » [21], ainsi que lui-même et l’amiral Marquis l’ont déjà fait. Tous acceptent ce qui pourrait conduire à un acte de co - belligérance de fait. Tous sauf un : le capitaine de vaisseau Louis - Marie Pothuau, commandant le contre-torpilleur Tartu et la 5ème division de contre-torpilleurs. Il est aussitôt relevé de son commandement [22]. Pour les autres, c’est une terrible responsabilité plurielle qui contraint aussi, dans le même temps et le même mouvement, ce collectif singulier qu’est une flotte de guerre.
Le 15 novembre 1942, l’amiral Jean de Laborde adresse un ordre du jour aux états-majors et équipages des Forces de haute mer.
« La place forte de Toulon (…) reste, ainsi que les Forces de haute mer, entièrement sous les commandements de la Marine française. Cette situation est uniquement dûe aux sentiments d’admiration qu’ont inspirés aux Hautes Autorités de l’Axe la conduite héroïque de la 2ème escadre légère et de la Marine en Algérie et au Maroc, qui sont restés fidèles à leur serment jusqu’au sacrifice (…). Le maintien de cette situation dépend de vous.
A l’heure où des chefs de plus haut rang perdent le sentiment de leur devoir (…), la mémoire de nos camarades tombés au champ d’honneur l’exige (…). Le Maréchal m’a chargé de vous dire qu’il comptait sur vous pour sauver l’unité et l’honneur de la France. Je compte qu’aucun de vous ne sera assez inconscient pour ne pas comprendre ce devoir » [23].
Laborde ou un autre d’ailleurs, peu importe. Amiraux de Vichy et de Saïgon, aux Antilles et au Levant, à Alger, Oran, Casablanca ou Bizerte, jusqu’à Bléhaut ou Platon, la liturgie est la même [24]. Vichy n’est pas qu’une catégorie historique. C’est un virus du comportement.
Le ralliement aux Alliés est inconcevable, la guerre aux côtés des Allemands impossible, le sabordage la solution.
L’état d’esprit de la Flotte est le second terme de l‘équation de l’appareillage.
Il est utile à la compréhension du sabordage de rappeler qu’il se greffe sur une lourde antériorité. Le débarquement des Alliés américains et britanniques en Afrique du Nord, s’il est bien une première étape vers la libération de la France, vient remettre en mémoire deux ans et demi d’affrontements dont certains furent sanglants. Mers - El - Kébir, mais aussi Dakar, le Gabon, la Syrie et Diego - Suarez. Autant de combats dont certains furent de surcroît fratricides. Un terrain propice à la propagande de Vichy, en France et sur les bords, à un moment où le régime est contesté, en particulier à l’égard d’une politique antisémite d’Etat portée au fer rouge lors de la rafle du Vél d’hiv des 16 et 17 juillet 1942, et où seule émerge encore la figure emblématique mais de plus en plus ambiguë du Maréchal.
Rien n’est vraiment comparable en histoire.
Le 8 septembre 1943, à neuf mois du sabordage de la flotte, le maréchal Pietro Badoglio annonce que l’Italie a signé le 3 septembre à Cassibile un armistice qui conduit à un renversement des alliances. Les Alliés envahissent la Péninsule pour en chasser les forces du Reich. La Wehrmacht prend le contrôle de Rome en y déployant des blindés et de l’infanterie. La Waffen SS est aussi de la partie. De côté italien, aucune directive n’est donnée par le gouvernement ni par le général Vittorio Ambrosio, chef d’état-major général.
La Regia Marina aligne au moment de la signature de l’armistice cinq cuirassés, huit croiseurs, sept croiseurs auxiliaires, vingt-trois sous-marins, trente-sept contre-torpilleurs et torpilleurs. Ces forces sont réparties entre La Spezia, Gênes, Tarente, l’Albanie, la Corse, Dantzig et même dans des ports … japonais ! Conformément aux accords passés avec les Alliés, les unités de La Spezia et Gênes quittent le 9 septembre la péninsule pour rallier la Sardaigne ou Malte. Elles sont attaquées par les bombardiers de la Luftwaffe. Le cuirassé Roma est coulé avec l’amiral Carlo Bergamini à son bord. 1 552 officiers, officiers mariniers, quartiers maitres et marins y laissent la vie. [25] Faute de pouvoir vaincre, la Regia Marina a combattu.
Le soir du sabordage, le général de Gaulle s’exprime sur les ondes de la BBC.
« La flotte de Toulon, cette flotte de la France, vient de disparaître. Au moment où nos navires allaient être saisis par l’ennemi, le réflexe national a joué dans les âmes des équipages et des états-majors. En un instant, les chefs, les officiers, les marins ont vu se déchirer le voile atroce que, depuis juin 1940, le mensonge tendait devant leurs yeux. Ils ont compris en un instant à quel aboutissement infâme ils allaient être acculés. Privés, sans doute, de toute autre issue, ces marins français ont, de leurs mains, détruit la flotte française afin que soit, du moins, épargnée à la patrie la honte suprême de voir ces vaisseaux devenir les vaisseaux de l’ennemi.
La France a entendu le canon de Toulon, l’éclatement des explosions, les coups de fusil désespérés de l’ultime résistance. Un frisson de douleur, de pitié, de fureur l’a traversée toute entière. Ce malheur qui s’ajoute à tous ses malheurs achève de la dresser et de la rassembler. Oui, de la rassembler dans la volonté unanime d’effacer, par la victoire, toutes les atroces conséquences du désastre et de l’abandon. Vaincre, il n’est pas d’autre voie. Il n’y en a jamais eu d’autre » [26].
Dans cette phase de la guerre où tout se joue, le sabordage de la flotte à Toulon, le 27 novembre 1942 est-il un succès ou un échec ? Pour qui et pour quoi ? Est-ce bien « … le réflexe national » qui a joué ? Le mensonge de l’armistice est-il d’un coup compris ? N’y avait-il pas une « … autre issue » ? Cette allocution dans laquelle affleurent les restrictions, les « … sans doute », les « … du moins » s’achève par l’essentiel. C’est bien et ce n’est bien qu’« … un malheur qui s’ajoute à tous les autres » pour reprendre l’expression même du général de Gaulle en conclusion de son discours radiodiffusé. Il va plus loin et plus fort dans ses Mémoires de guerre : c’est bien « … le suicide le plus lamentable et le plus stérile qu’on puisse imaginer » [27].
Il faudra ensuite rassembler et « … effacer les conséquences du désastre et de l’abandon », à commencer par une Marine qui n’en finit pas de se déchirer sous les yeux de l’ennemi [28]. La reconstruction d’une seule et même Marine, en 1943, en est d’autant plus complexe [29]. Les jugements issus des procès faits à la Libération aux amiraux de Vichy, dans leur sévérité calculée, portent aussi comme l’image projetée du désastre et de l’abandon [30].
Si l’on peut comprendre que les Français, pris pour beaucoup aux pièges de la propagande du régime, de l’attitude des élites, d’une morne passivité n’aient pu suivre que pour partie la partie qui se jouait à Toulon à l’échelle d’une guerre mondiale et maritime, que dire d’officiers de marine formés, par essence et par construction à des vues larges sur l’avant ?
Ressemblaient-ils donc tant à tant de leurs aînés, engoncés dans leurs préjugés, leurs présomptions, leurs prétentions ? Pas tous. Mais c’est bien la France libre qui fit naître, pour ne citer que les morts, Drogou et d’Estienne d’Orves, Détroyat et Trolley de Prévaux.
©Tristan Lecoq
Capitaine de vaisseau (CR)
Inspecteur général (histoire - géographie)
Membre de l’académie de Marine
Membre associé de l’Inspection générale des Affaires maritimes
17/04/2023