Editorial : Ingénieries du chaos HG n°466

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INGÉNIERIES DU CHAOS

Par Joëlle ALAZARD [1]


Des annonces tonitruantes et irresponsables au service de l’agenda politique, des réformes éducatives menées au pas de charge et sans bilan des précédentes, des enseignants épuisés [2], un contexte national et international anxiogène pour tous les démocrates : cette année scolaire, marquée par l’assassinat de Dominique Bernard et de nombreuses menaces contre les enseignants, aura été des plus éprouvantes. Quatre-vingt ans après l’assassinat de Marc Bloch et de Jean Zay par la Milice, quatre mois à peine après la cérémonie de panthéonisation de Missak et Mélinée Manouchian, confierons-nous le pouvoir à une force politique plus proche des idéaux de Vichy que de ceux de la Résistance ? Dans ce contexte incertain, les risques qui pèsent sur notre démocratie et sur les valeurs que nous transmettons chaque jour dans nos classes ne peuvent être minorés.

Forts de nos boussoles humanistes et démocratiques

À l’heure où ces lignes sont écrites, dans l’incertitude la plus totale sur l’issue des élections législatives des 30 juin et 7 juillet, il serait bien léger de débuter cet éditorial en vous parlant de la bonne santé de l’APHG ou des nombreux projets en cours. Au-delà de nos différentes sensibilités politiques, nous, professeurs d’histoire-géographie, savons ce qu’est l’extrême-droite au pouvoir. Quel que soit le discours de dédiabolisation à l’œuvre depuis de nombreuses années, nous savons aussi ce qu’elle signifie pour les élèves, les enseignants, les libertés académiques. En tant que citoyens éclairés, souvent en charge de l’enseignement moral et civique, impliqués dans l’éducation aux médias et à l’information, nous savons aussi la proximité de cette sensibilité politique avec les régimes autoritaires qui, loin de se limiter à des opérations de déstabilisation à l’occasion des rendez-vous électoraux, agissent au quotidien depuis plusieurs années pour saper notre régime… afin de mieux consolider le leur.
Nous qui enseignons les Lumières, la Révolution française, la République, nous qui y sommes si attachés, nous qui défendons au sein de nos classes les valeurs humanistes, c’est-à-dire celles de la Résistance, devrons-nous composer avec un gouvernement prônant la préférence nationale, instrumentalisant l’histoire, ostracisant les élèves qui n’ont pas la nationalité française ? Alors que le travail sur la réécriture des programmes d’histoire-géographie s’amorce, ne cédons pas un pouce sur les fondamentaux qui structurent l’école démocratique. Malgré le « pot-au-noir », cette zone océanique où soufflent des vents contraires, malgré la fatigue et les découragements passagers, refusons la peur, l’intimidation, rappelons à toutes et à tous les progrès liés à la mise en place du régime républicain ; soyons sûrs de nos boussoles et gardons-nous, quels que soient les résultats des élections, de confondre loyauté et servilité.
En dépit des imperfections de l’école républicaine, en dépit des promesses généreuses souvent inabouties, en dépit des déceptions à la hauteur des espérances, continuons à œuvrer pour une école humaniste et inclusive. Dans une société compartimentée où l’école reste le seul moyen de s’affranchir de ses coordonnées économiques et sociales - ou des assignations identitaires - soyez assurés que l’APHG, quel que soit le verdict des urnes, poursuivra ses combats contre toutes les formes de discrimination, contre l’antisémitisme, le racisme. Contre les ingénieurs du chaos, contre tous les entrepreneurs d’idéologie, la devise républicaine continuera à nourrir notre action, nationalement comme dans nos composantes régionales.

Quels professeurs voulons-nous ?

Les derniers mois ont été marqués par un projet de réforme de la formation initiale des enseignants devant entrer en vigueur dès la rentrée 2024. Conduit dans la précipitation - comme toutes les réformes des adeptes du New Public Management – et sans concertation avec les acteurs de la formation (ces empêcheurs de réformer en paix), ce projet ferait passer les épreuves du CAPES et du CAPLP à bac + 2,5. La formation continue étant également redéployée – et bien souvent éparpillée « par petits bouts, façon puzzle » – dans les académies [3], comment assurer une solide bivalence en histoire et en géographie après cinq petits semestres d’étude, comportant chacun douze semaines de cours seulement ? Imposer un « choc des savoirs » pour améliorer le niveau des élèves tout en affaiblissant le niveau des enseignants qui les encadreront relève de la quadrature du cercle. Est-ce en recrutant des professeurs qui seront parmi les moins bien formés d’Europe que l’on pense résoudre la crise du recrutement ? Stimuler l’intelligence et l’appétit de savoir de nos élèves ? Les programmes de ces concours réformés, publiés en mai, ont confirmé les craintes nées dès l’automne : sans couvrir la totalité des chapitres enseignés dans le secondaire, tout en étant trop vastes pour être correctement inculqués et sérieusement maîtrisés par les candidats, ils propulseront des enseignants bien peu aguerris intellectuellement dans les établissements. Que se passera-t-il quand les élèves poseront des questions qui, malgré leur simplicité, passeront pour des colles auprès des collègues ? Qu’adviendra-t-il quand ces nouveaux enseignants, sommairement préparés au métier, devront déconstruire des récits alternatifs ou complotistes qui pullulent sur les réseaux sociaux ?
Parce que la dégradation de la formation des jeunes revient à précariser leur avenir et à accroitre le fossé entre ceux qui auront la chance de préparer l’agrégation et ceux qui devront se contenter de ce nouveau CAPES, cette réforme a donné lieu à une large mobilisation des historiens-géographes et, au-delà, des associations savantes et des sections du Conseil national des Universités (CNU). Reçue au ministère [4] comme à l’Assemblée nationale [5], représentée lors de la grande assemblée générale qui s’est tenue en Sorbonne le 25 mai dernier, l’APHG a pu réaffirmer la conception qu’elle se faisait du métier. Rappelons, à toutes fins utiles, que l’autorité naturelle du professeur ne repose ni sur la présence d’une estrade, ni sur celle d’une baguette sur le bureau. Loin de ces obsessions hors-sol, notre autorité découle primordialement de la solidité de nos connaissances, de notre capacité à construire un cours convaincant et bien documenté pour nourrir la réflexion et l’apprentissage des élèves.
Que ceux qui nous objectent que la formation ne s’arrêtera pas au concours et que les étudiants prérecrutés continueront à être formés en M1 et en M2 se souviennent un tant soit peu de leurs premiers contacts avec leurs groupes d’élèves, du temps que nécessitent l’élaboration des cours, la correction des copies, l’apprentissage de la gestion de classe, l’accumulation des informations nécessaires au travail sur l’orientation…. L’APHG, fortement engagée pour la réassurance intellectuelle et professionnelle des collègues, ne se résoudra jamais à envisager l’enseignant comme un répétiteur de séquences débitées tous les ans de manière mécanique. N’en déplaise à nos détracteurs, le professeur est un intellectuel. Un expert qui lit, s’informe et digère sans cesse de nouvelles connaissances pour comprendre, problématiser, construire son cours, varier les situations d’apprentissage pédagogique. Pour cela, sa formation initiale doit être solide.

Au-delà de la confusion politique, une association toujours plus démocratique et dynamique.

Malgré l’agitation et la confusion politique des derniers mois – après l’année des quatre empereurs, l’année des quatre ministres ! – l’association a continué son œuvre de relance, avec quelques avancées significatives et de beaux succès, comme en témoignent les 1047 nouveaux adhérents (dont plus de 300 étudiants) qui ont rejoint nos rangs depuis un an, rendant l’APHG plus forte et toujours plus représentative.
Si les nouveaux dispositifs mis en place pour les collègues et les étudiants sont portés par l’énergie enthousiaste et souriante du collectif – je pense ici plus particulièrement au dispositif « coup de pouce » pour l’agrégation interne [6] mais aussi à la nouvelle opération que nous mettons en place pour le CAPES interne ou encore à l’« Apéro carto » que nous mettons en œuvre avec la joyeuse équipe du Concours carto – nous avons aussi porté des dossiers plus austères. Le comité national réuni le 1er juin à l’Institut du Monde arabe, que nous remercions pour son accueil, a ainsi voté le texte du règlement intérieur qui, mentionné par les statuts de l’association approuvés en 1975 et amendés en 1998, n’avait jamais été rédigé. (« Tout vient à point… ») Que le bureau national et le comité de gestion, engagés depuis des mois dans cette patiente élaboration parachevée en comité national, soient remerciés du travail aussi fastidieux que nécessaire pour le bon fonctionnement et la démocratie interne de l’association.
Le programme de nos journées nationales de formation 2024-2025 est par ailleurs fixé : parmi les principaux événements du premier trimestre, nous espérons vous accueillir nombreux lors de la journée d’étude consacrée au conflit israélo-palestinien, à Sciences-Po Lille, le 28 septembre prochain. Après le FIG de Saint-Dié (du 4 au 6 octobre) et les RVH de Blois (du 9 au 13 octobre), temps essentiels de notre formation, nous vous proposerons de nous retrouver à Thionville, les 15 et 16 novembre, pour deux stimulantes journées d’étude intitulées « Armées et territoires ». Pensées en concertation avec l’Inspection générale et portées par la belle régionale de Lorraine, elles constitueront un temps fort de notre automne. Parce que nous sommes attachés aux connaissances, aux échanges, aux solidarités et amitiés qui naissent dans le cadre de nos rencontres et de nos dispositifs, le café virtuel perdurera – avec plus de place pour la géographie – tout comme les fenêtres sur cours. Pour maintenir les conditions d’un débat public éclairé et accompagner les enseignants, chaque régionale continuera, plus que jamais, à entretenir des espaces de liberté, de réflexion, d’esprit critique, à l’image de la structure nationale.

En vous souhaitant des vacances sereines, engagées ou militantes,
Associativement vôtre,

Paris, le 19 juin 2024