CINQ QUESTIONS SUR LE COMPLOTISME Entretien avec Jérôme Grondeux

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par Christine Guimonnet
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Cet entretien avec Jérôme Grondeux, Inspecteur général du groupe Histoire-géographie, complète le compte-rendu de lecture rédigé par Dalila Chalabi

1/ Cinq années séparent la publication de vos deux ouvrages consacrés au complotisme. Peut-on constater une aggravation/ augmentation du phénomène complotiste ?
Pourriez-vous prendre trois exemples concrets ?

Nous n’avons pas dans les différentes enquêtes de trace d’une dynamique complotiste sur ces cinq années. Depuis qu’on essaie de mesurer le phénomène, on observe un « noyau dur » de personnes qui raisonnent structurellement de manière complotiste dans leur jugement sur l’actualité ou l’histoire, autour de 10% des sondés en France, et un tiers de personnes qui peuvent ponctuellement adhérer à des explications complotistes de l’actualité. Le fait marquant, ce sont les progrès de l’identification du phénomène à la fois dans le monde de la recherche (les travaux sont désormais abondants), dans le monde des médias (avec la multiplication des mises au point pour réfuter les théories complotistes et des contenus consacrés au complotisme) et dans l’opinion. Nous avons assisté à une prise de conscience massive, et cela est encourageant.

Il y a eu cependant une évolution au sein du complotisme, avec le remise en question croissante des sciences. Les complotistes sont porteurs d’un soupçon sur toute expertise, accusée d’être une fraude faisant le jeu des groupes supposés contrôler le monde. Les sciences ont été « aspirées » dans cette vision. Le développement du « platisme », conviction que la Terre est plate, en est un exemple spectaculaire. Nous avons assisté à un phénomène comparable, et bien plus massif, autour de la crise du COVID, dans un contexte d’inquiétude sanitaire et sociale, un phénomène allant de la simple défiance par rapport à l’expertise médicale à la théorie bien plus élaborée autour de la thématique du Great Reset.

Un troisième exemple qui montre à quel point les récits complotistes peuvent être liés à tous les conflits à forte charge idéologique est le discours des dirigeants russes autour de la guerre en Ukraine, et la manière dont ce discours peut être relayé dans la complosphère.

2/ Peut-on dire que celles et ceux qui croient aux théories du complot se fabriquent une vision du monde spécifique ?

Il y a dans le complotisme la volonté de retrouver une intelligibilité du monde, donc de construire une vision du monde autour de dominants aux actions occultes, de foules manipulées et de « résistants » courageux. Ces visions du monde peuvent être regroupées en grandes familles, et s’il y a une créativité du complotisme, elle réside plus dans les différentes manières de mettre en doute sur tel ou tel point la version « officielle ». Quelqu’un qui est membre du « noyau dur » complotiste peut avoir un sentiment d’originalité fort parce qu’il se bat contre la version « officielle » ou mainstream diffusée dans les médias. Il peut s’héroïser d’une certaine manière, au sein d’une vision du monde qui répond aux codes de la fiction.

Cette impression d’autonomie est source d’erreur, car elle passe par le refus de tous les savoirs constitués collectivement (les sciences au sens le plus large, l’information, le patrimoine culturel dans toute sa diversité) qui permettent de se faire une opinion en ayant des chances de ne pas délirer. Être capable de recevoir des connaissances de sources que l’on peut raisonnablement estimer fiables est indispensable pour se construire une sorte de philosophie de la vie, modeste et révisable, qui peut nous inscrire dans un espace de dialogue. Le complotisme est une fausse promesse de libération qui bloque l’individu dans un coin, où seuls les gens qui pensent comme lui pourront le retrouver, et ne lui permet pas de se développer.

3/ Internet et les réseaux sociaux offrent une puissante caisse de résonance à ces théories. Comment concilier liberté d’expression et régulation du web ?
Même question pour certaines émissions de télévision.

Nous sommes dans un monde où femmes et hommes communiquent de plus en plus, ou du moins échangent de plus en plus vite de plus en plus d’informations, dans des échanges à ciel ouvert. Cela permet une extraordinaire diffusion de la prise de parole : le mouvement #MeToo est ainsi un produit des réseaux sociaux. Mais il est également certain que la propagation de rumeurs ou de théories folles est plus rapide et plus ample, sans que l’on puisse vraiment savoir si l’opinion dans son ensemble est moins ou plus rationnelle qu’autrefois, l’historien reste très prudent là-dessus. Le fait que les régimes autoritaires cherchent tous, avec plus ou moins de succès, à contrôler internet nous indique que les réseaux sociaux ne sont pas seulement une menace pour les libertés mais aussi un outil pour celles-ci.

En ce qui concerne la régulation, les autorités françaises et européennes restent très soucieuses de garantir la liberté d’expression et de ne pas créer un délit d’opinion complotiste. Il s’agit de s’inscrire dans un contexte législatif déjà existant : on ne s’en prend pas au complotisme en tant que tel, mais aux « fake news » ou infox, ou aux incitations à la haine, à la discrimination, au racisme… Ni la « loi contre la manipulation de l’information », dite loi « anti-Fake News » de 2018, qui condamne la diffusion d’infox visant à influencer les élections à partir de trois mois avant celles-ci, ni la « loi contre les contenus haineux sur Internet » promulguée le 24 juin 2020 ne mettent en place d’obligation immédiate de retrait des plateformes des propos incriminés, car cela empêche de de passer devant un juge, garant de la liberté d’expression. Le règlement européen sur les services numériques (DSA) du 19 octobre 2022, vise à responsabiliser les GAFAM en les obligeant à un devoir de surveillance de leurs contenus. Mais ce règlement encadre également leurs pratiques de modération pour offrir des garanties aux usagers. Son application sera progressive en 2023 et 2024, mais il s’agit plus de s’attaquer aux infox et aux contenus haineux qu’au complotisme comme démarche. La régulation qui est mise en place – c’est une bonne chose – vise à que ce qui est illégal partout ailleurs soit aussi illégal en ligne.

Je ne crois pas que l’on puisse aller beaucoup plus loin : le complotisme est un mode de raisonnement, qui aboutit à la formulation d’opinions, et ne se résume pas aux infox et propos haineux. Et un régime de censure préalable ne ferait que confirmer les complotistes dans la conviction qu’on veut absolument étouffer une parole de « vérité ».

Le plus sûr antidote, à mon sens, y compris quand des propos complotistes sont tenus sur des chaînes de télévision, ce sont les réactions que ces propos suscitent, mais aussi la culture de l’actualité que donne une information régulière puisée à des sources variées. Cette culture met en relief d’invraisemblance des récits complotistes et appelle à leur examen prudent.

4/ Comment expliquer que le complotisme se diffuse massivement dans des milieux pourtant diplômés, y compris des journalistes et des élus ?

Les milieux diplômés sont proportionnellement moins touchés par le complotisme que les autres, mais ils n’en sont pas exempts. Un diplôme sanctionne un niveau de compétence dans un domaine, mais un diplômé peut être radicalement incompétent dans d’autres domaines, et n’en saisir ni la complexité ni les logiques qui y sont à l’œuvre. Or l’incompétence radicale voisine aisément avec un sentiment de compétence très fort : c’est l’effet Dunning-Kruger, qui peut jouer en faveur de l’adoption de récits complotistes simplifiant la réalité. Il faut rappeler que John Robison, qui voyait dans la Révolution française l’œuvre des Illuminati, était par ailleurs un grand universitaire et un grand savant.
En outre, les théories complotistes, qui sont manichéennes, trouvent un terrain d’élection dans tous les conflits contemporains. L’engagement politique peut générer du manichéisme, on y combat des adversaires aux basses manœuvres desquels on peut attribuer tous ses revers et ses échecs… Les passions politiques ou politico-religieuses peuvent ainsi générer du complotisme.
Le travail journalistique, quand il est mené conformément à ses règles (recoupage des sources, élaboration collective, distinction des faits et des interprétations) est un bon antidote contre le complotisme. De fait, le surgissement du complotisme dans les médias vient plus souvent d’animateurs que de journalistes.

5/ Nos sociétés connaissent une accélération de la défiance, tant à l’égard de la science que du politique.
Comment redonner confiance afin de préserver la démocratie ?

Le premier point pour comprendre ce phénomène est l’accélération des communications, des échanges d’informations et d’opinions de toutes natures. Une actualité multiforme et mouvante rend présents pour chacun d’innombrables problèmes et inquiétudes qui dépassent son horizon immédiat. En outre, les réseaux sociaux sont des vecteurs d’émotions collectives et, en même temps qu’un lieu de partage, le réceptacle de tous les ressentiments, justifiés ou non, le lieu privilégié des réactions épidermiques.
Second point : l’opinion elle-même est devenue un objet d’actualité. Elle est de mieux en mieux connue grâce aux sondages et enquêtes, quand bien même ceux-ci ne sont pas toujours aisés à interpréter, et tous ses mouvements se trouvent ainsi amplifiés.
Troisième point : l’omniprésence de la communication et de la publicité nous font vivre dans un environnement de messages et de discours intéressés. On réclame notre adhésion, on cherche à nous faire consommer tel ou tel produit…Cela peut faire basculer les individus dans une attitude de défiance systématique.
Quatrième point : l’accélération du progrès technologique conduit à percevoir celui-ci comme une contrainte plus que comme une ressource. Nombre de nos concitoyens ont l’impression d’être en permanence sommés de s’adapter à un univers changeant, sans estimer que cela peut être un gain, d’autant plus que des discours apocalyptiques se multiplient, y compris dans l’univers fictionnel.
Personnellement, je suis persuadé que l’instauration d’une confiance raisonnable dans la science, dans la démocratie, dans les capacités de nos sociétés à relever les défis contemporains (car nulle société n’a été aussi tranquille que l’on ne peut l’imaginer rétrospectivement)) suppose de sortir de la fébrilité, de prendre du recul et de prendre le temps de l’explication. Dans des sociétés modernes voire hypermodernes, une institution ou une communauté organisée (comme le sont les diverses communautés scientifiques) ne peuvent générer de la confiance que si elles parviennent à expliquer leur démarche. Si nous avons besoin de confiance, c’est parce que nos démocraties vivent dans une tension structurelle : le citoyen doit se faire une idée sur beaucoup de choses, mais la société est de plus en plus spécialisée, chaque domaine nécessitant de plus en plus d’informations spécifiques pour fonctionner. Il y a donc un important besoin de médiation. Comprendre comment fonctionne une communauté scientifique, comprendre comment se fabrique l’information, avoir des lumières sur le fonctionnement des institutions, c’est central. Le rôle de l’École est ainsi très important, quand bien même celle-ci ne peut régler l’intégralité du problème.
La défiance dont se nourrit le complotisme est en effet un défi pour toutes les personnes en responsabilité dans tous les secteurs de la société : elles ont un devoir d’explication et d’apaisement, et donc, dès lors qu’elles ne font pas face à des urgences, de rendre compte pas à pas de leur action. À quel problème veulent-elles répondre ? Quelles sont les solutions envisageables ? Pourquoi choisir celle-ci plutôt qu’une autre ? Ces étapes et les débats qui peuvent prendre place à chacune d’entre elles nécessitent du temps pour se déployer – mais je n’ignore pas que dans nos sociétés et plus encore en politique, le temps est une denrée rare. J’ai tendance à penser que les corps intermédiaires et les contrepouvoirs servent aussi, en démocratie, à se donner ce temps.
La démocratie libérale est aussi un régime où toutes les remises en questions et contestations peuvent s’exprimer. C’est précieux, mais cela conduit, comme le disait Tocqueville, à ce que le climat dominant en démocratie soit souvent celui d’une « insatisfaction querelleuse ». Je crois beaucoup de ce point de vue à l’essor de la géopolitique, très présente désormais dans nos programmes. Les changements d’échelle que celle-ci induit permettent d’avoir une vue plus large des problèmes mais aussi de mesurer la valeur de notre patrimoine démocratique.
Enfin, il faut aussi, en historiens et géographie, savoir demeurer dans le relatif : la défiance vis-à-vis du pouvoir, les emportements politiques, le ressentiment, l’insatisfaction face à l’état présent des choses, cela fait partie de la vie démocratique, dont toute la difficulté est d’arriver dans un climat souvent négatif à produire des projets positifs. Tout est affaire de dosage, et c’est pour cela que l’Histoire est toujours ouverte.


© Les services de la rédaction d’Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 26/06/2023

Notes

[1Professeur d’histoire-géographie et HGGSP au Lycée Camille Pissarro de Pontoise et Secrétaire générale de l’APHG