Noel 1956 avec les harkis (Jean-Charles Jauffret) : proposition de travail sur une vidéo mise en ligne par l’EHNE

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Dans le cadre de notre partenariat avec l’EHNE, notre collègue Malek Rabia (APHG Auvergne) vous propose une fiche pédagogique liée à l’une des vidéos de la série « La Chambre noire de l’Histoire », Noël 1956 avec les harkis » de Jean-Charles Jauffret :

Merci à notre collègue pour cette excellente fiche et à l’EHNE pour toutes ces ressources inédites !

Document d’exploitation pédagogique : Noel 1956 avec les harkis par Jean-Charles Jauffret

Avant-propos…
S’il y a un terme qui nourrit les imaginaires des mémoires de la guerre d’Algérie, c’est bien celui de « Harkis ». Beaucoup en parlent sans véritablement en connaitre le sens exact, ni de quoi il relève, ni qui cela concerne. La traduction la plus courante dans un segment de la population française est celle de traitre : Harkis = traîtres. Or, cette traduction issue du camp adverse, celui des indépendantistes, est bien évidemment galvaudée et cache des réalités beaucoup plus complexes qu’il convient de faire comprendre aux élèves.

Un nom et son histoire…
Harki est issu de harka. Ce terme ne date pas de la guerre d’Algérie et n’est en rien une création de l’armée française. Avant la conquête de 1830, sous la domination ottomane, des unités supplétives mobiles composées d’indigènes étaient utilisées par le Dey d’Alger pour des expéditions ponctuelles (faire des razzias) ou pour le prélèvement de l’impôt. En effet, le terme est issu de Haraka qui signifie mouvement en arabe. Il s’agit donc de troupes supplétives en mouvement.
La loi du 9 mars 1831 fait de ces corps d’armées indigènes les premiers supplétifs de l’armée française (Zouaves, Turcos, spahis, tirailleurs) qui deviennent des corps militaires réguliers composant l’armée d’Afrique qui combat lors de la guerre de 1870, la Première Guerre mondiale et la Seconde Guerre mondiale.

A. Questions sur la photographie

1. Pouvez-vous dater le document et expliquer le contexte dans lequel cette photographie a été prise ?

Le document est daté du 24 décembre 1956. En mars 1956, l’Assemblée nationale vote les pouvoirs spéciaux au gouvernement Guy Mollet : la décision de recourir à l’armée marque un tournant dans le dispositif répressif du « maintien de l’ordre ». Il est fait appel au contingent : 450 000 soldats français sont envoyés en Algérie pour combattre les nationalistes du FLN. Le sergent Paul Fauchon, appelé, est en poste sur le piton 636 en Grande Kabylie. Il invite le soir de Noël trois harkis pour partager le repas du réveillon. Les armes sont à portée de mains.

2. Décrivez les types d’uniformes des 3 personnages, le type d’armement et l’équipement du poste.

L’équipement du poste est spartiate. La lampe à pétrole laisse à penser qu’il n’y a pas d’électricité. Une couverture recouvre la fenêtre pour ne pas signaler la position mais également se protéger du froid. Les uniformes des harkis ne sont pas réglementaires. Il n’y a pas d’uniformité dans les habits ce qui témoigne soit de la diversité des statuts des supplétifs de l’armée française soit du fait qu’ ils n’avaient pas perçu l’ uniforme de l’armée française. En effet, il existe cinq catégories organisées avec une structure militaire sous statut civil : les harkis, Groupes Mobiles de Sécurité, les Moghaznis, les Asses des Unités Territoriales, les Groupes d’Autodéfense. D’autre part, il fait froid comme le montre les nombreux vêtements portés par les harkis. En effet, si l’Algérie relève du climat méditerranéen, la Kabylie se trouve en zone montagneuse.

3. Que symbolise cette scène ?

Cette scène démontre ici une forme de camaraderie, de solidarité entre les appelés et les combattants supplétifs qui partagent ensemble leur repas. Mais aussi, la rusticité des lieux et des formes de luttes armées dans une région d’Algérie (la Kabylie) particulièrement accidentée où les hivers sont rigoureux…Toutefois, il faut nuancer l’image d’une scène fraternelle car il se pouvait qu’il y ait, comme le pense Paul Fauchon (appelé auteur de la photographie), un membre de l’Armée de Libération Nationale parmi ces trois harkis, jouant ainsi un double jeu (cela était assez courant durant cette époque).

Les harkis en chiffres…

L’effectif des harkas proprement dites était de 28 000 hommes quand, en décembre 1958, le général Challe, devenu commandant en chef des troupes françaises, obtint l’autorisation d’en doubler le nombre. Les forces de l’ordre françaises comprenaient alors, globalement, 88 000 supplétifs musulmans.

Trois ans et demi plus tard, lors de la proclamation du cessez-le-feu, un rapport transmis à I’ONU évaluait le nombre des musulmans pro-français menacés à 263 000 hommes, soit 20 000 militaires de carrière, 40 000 militaires du contingent, 58 000 harkis, 20 000 moghaznis, 15 000 membres des GMPR et GMS, 60 000 membres de groupes civils d’autodéfense, 50 000 élus, anciens combattants, fonctionnaires.

B. Question sur Document d’appui

Messaoud Kafi est né en 1943, à Tadimout, au cœur de la région des Aurès. Sa mère avait à peine 17 ans et son père 29 ans. Messaoud Kafi, qui deviendra supplétif de l’armée française en 1961, raconte son adolescence, le déplacement de la famille dans des camps de regroupement, l’engagement de son père comme harki puis le sien comme moghazni dans une Section Administrative Spécialisée (SAS).

« Enfant, mon avenir était tout tracé : devenir berger dès l’âge de six ans, en commençant par garder des chevreaux et, plus tard, en assurant la responsabilité d’un petit troupeau de chèvres à faire paître.
En absence de mon père, je me sentais responsable de ma famille, qui continuait à s’appauvrir. Petit à petit, on vendait les petites chèvres pour acheter de la nourriture. Lorsqu’il n’en restait plus aucune, je suis parti récolter des dattes dans les oasis à la porte du désert. J’étais payé avec des dattes à ramener chez moi ou bien encore avec un peu d’argent et des dattes ramassées par terre. Lorsque la guerre commence en novembre 1954, mon père était de retour chez nous. L’armée française commence rapidement à créer des "zones interdites" et déplace les populations rurales dans des camps créés pour les regrouper et les surveiller.
Paradoxalement, pour les rebelles, il s’agit de "zones libérées" et ils s’en réjouissaient.
Un des camps de regroupement est organisé à environ 30 kilomètres à l’ouest de mon village. lI est entouré de fils de fer barbelés et surmonté de plusieurs miradors. Si beaucoup se sont pliés à l’injonction d’aller s’y installer, ma famille, comme d’autres, refusent de quitter leurs maisons. Les premières semaines, on ne manquait de rien. Au contraire, on profitait des vivres laissés par les familles parties dans les camps de regroupement.
Mais, une fois que toutes les réserves de nourriture ont été épuisées, on commençait à s’inquiéter sérieusement pour l’avenir. On a survécu misérablement pendant deux ans avant d’aller vivre, à notre tour, dans un camp de regroupement sur ordre du FLN. J’avais treize ans.
Après avoir été entassé dans le camp de Laoulache, des militaires français nous déplacent dans celui de M’chounèche qui était à deux jours de marche du premier.
Un jour, mon père ainsi que d’autres hommes de la tribu s’engagent en tant que harkis. De toute façon, il fallait choisir son camp dans cette guerre. On était ou du côté français ou du côté du FLN. Pas le choix de rester neutre ! Mon père devient supplétif de laLégion étrangère dans le Sud de l’Algérie à Ouled Djellal. Certains harkis n’étaient pas très jeunes. Ils avaient fait la Seconde Guerre mondiale dans l’armée française.
Toute la famille est partie vivre dans le campement de la Légion, organisé pour accueillir femmes et enfants. C’est là que j’ai commencé l’apprentissage de la langue française grâce à un appelé français qui faisait la classe aux enfants. Je commençais également à maîtriser la langue et l’écriture arabe.
En 1961, j’avais 17 ans et mon père commençait à être fatigué par son travail au sein de la harka. Il démissionne. J’avais postulé à un emploi administratif dans une mairie, mais ¡e n’ai pas été retenu. Alors, je m’engage à mon tour dans une Section Administrative Spécialisée (SAS) pour assurer un salaire régulier pour nourrir la famille. Mon travail consistait principalement à distribuer des vivres aux populations dans les camps de regroupement. Un an après, c’était l’indépendance. Je ne suis pas parti en France avec toutes les familles, qui avaient fui les massacres en 1962. Je suis resté en Algérie où j’ai été contraint à des travaux forcés. Du matin au soir, je transportais sous un soleil de plomb des pierres pour construire des routes. C’était en été et il faisait souvent 50° C !
En 1964, j’ai tenté ma chance en allant travailler sur Alger. J’ai effectué quelques travaux plus ou moins intéressants. Un jour, j’ai fini par quitter l’Algérie et je suis parti vivre et travailler en France.

Entretien recueilli par Fatima Besnaci- Lancou (historienne) le 1er mars 2022 et complété par des informations contenues dans le livre du témoin intitulé « De berger à harkis » qu’il publie à compte d’auteur en 2009.

1. Présentez le document (nature, date, …)

Il s’agit du témoignage recueilli le 1er mars 2022 par Fatima Besnaci-Lancou (historienne et fille de harki) de Mesasoud Kafi, un harki, racontant son enfance et son adolescence durant la colonisation et la guerre d’Algérie dans le sud du pays. Récit qu’il a publié dans un livre intitulé « de berger à harki en 2009.

2. Dans quelles conditions matérielles vivaient la famille de Messaoud Kaci ? Que faisait -il pour nourrir sa famille ?

Les conditions de vie étaient misérables comme en témoignent l’auteur, gardien de chèvres, qui doit ramasser des dattes pour subvenir aux besoins de sa famille. Les Algériens vivaient dans des conditions très difficiles.

3. Pourquoi lui et sa famille ont-ils été contraints de rejoindre un camp de regroupement ?

Pour empêcher les combattants indépendantistes de bénéficier du soutien des villageois pendant la guerre d’indépendance, l’armée française procède au regroupement de la population dans une opération pudiquement désignée sous le nom de « pacification ». En réalité, plus de deux millions d’Algériens ont été parqués dans des camps soumis à l’autorité militaire et qui ont déstructuré la société rurale (voir le document photographique commenté par Fabien Sacriste). L’armée française a parqué en masse les populations rurales d’Algérie, pour mieux combattre la guérilla indépendantiste du Front de libération nationale (FLN) et de l’Armée de libération nationale (ALN). Le FLN avait demandé à aux hommes du clan familial de Messaoud Kafi d’aller dans le camp de regroupement, d’intégrer une harka puis de déserter avec armes et bagages. Mais ce plan est déjoué par l’armée française (via Abderahmen Moumen).

4. Pourquoi son Père et lui ont-ils choisis le camp de la France ?

Les motivations sont implicites. Ici on peut aisément comprendre qu’il s’agissait d’apporter des moyens de subsistances à la famille. Mais nous apprenons que les harkis ont souvent fait un choix de circonstances : menace de mort du FLN, retournement suite à la torture, pour la solde dans un contexte d’extrême misère, ou par fidélité à l’armée française…

5. Qu’apprend le jeune Massoud lors de sa présence dans le camp de regroupement ?

C’est dans le camp de regroupement que Messaoud apprend le français, mais aussi l’arabe. La classe avec les militaires s’apparente à une forme d’alphabétisation en français plus ou moins poussée. Contrairement aux écoles primaires qui fonctionnent sous la houlette de l’Éducation Nationale, celles des militaires s’improvisent quand elles le peuvent, où elles le peuvent, et comme elles le peuvent : voir le document photographique sur la scolarisation des enfants algériens commenté par Lydia Hadj-Ahmed.

6. Pourquoi le témoin fait-il le choix de l’exil ?

Suite aux Accords d’Évian le 19 mars 1962, il était convenu entre les partis que nul ne serait inquiété en raison des choix faits durant la guerre d’indépendance. Si cela fut relativement respecté de mars à juillet, un déchainement de violence a bien lieu à l’encontre des harkis durant l’été et l’automne 1962. Les estimations font états de plusieurs milliers de victimes (100 000 à 250 000). Les historiens s’accordent à dire un chiffre allant de 60 000 à 70 000. Les rancœurs et l’anarchie politique qui règnent en Algérie expliquent l’ampleur des massacres.
Pour les 90 000 harkis, familles comprises qui ont pu être rapatriés en France et ainsi échapper aux représailles du FLN, les conséquences de la guerre durent bien après l’été 1962. Près de 42 000 d’entre eux sont placés par voie militaire à leur arrivée dans des camps de transit situés en France méridionale (Larzac, Bourg-Lastic, Rivesaltes, Rye-Le-Vigeant, Saint-Maurice-l ’Ardoise). Environ 10.000 sont ensuite « reclassés » dans des hameaux de forestage principalement situés au Sud du territoire, dans des zones rurales à l’écart des autres habitations (Ongles, Montmeyan, Beaurières par exemple), ou dans des « centres d’accueil » (Bias, Saint-Maurice-l ‘Ardoise)

Messaoud a été condamné à des travaux forcés et quitte l’Algérie en 1964 pour vivre en France dont il connait la langue (voir le document photographique commenté par Muriel Cohen sur l’émigration algérienne en France)

C. Question sur Document d’appui

Cet épisode de l’exil va entrainer un vif ressentiment chez les porteurs de la mémoires harkis.

Pour aller plus loin voir la notice de Sébastien Ledoux :

https://ehne.fr/fr/eduscol/terminale-

En guise de conclusion :
Entretien avec Abderahmen Moumen (Historien, chargé de mission Histoire et mémoires de la guerre d’Algérie à l’ONaCVG, directeur de SD 13) :

MR : Pourriez-vous nous apporter un rapide éclairage sur les derniers chiffres de l’historiographie concernant le nombre total de harkis engagés en 1954 et 1962 ?

J’utiliserai le terme de supplétifs pour désigner l’ensemble des Algériens qui se sont engagés ou ont été enrôlés comme auxiliaires de l’armée française ou dans une unité supplétive entre le 1er novembre 1954 et l’indépendance en juillet 1962.
Les estimations les plus proches de la réalité historique me semble-t-il vont de 160.000 à 250.00 hommes (Jacques Frémeaux, Maurice Faivre, François-Xavier Hautreux). Il est fort probable que l’estimation la plus réaliste se situe entre 200.000 et 250.000 hommes.
D’autres estimations ont aussi été proposé. François-Xavier Hautreux avait aussi évoqué une fourchette haute : jusqu’à 400.000 hommes, repris ensuite par Gilles Manceron qui est allé jusque 500.000 hommes dans un article. Je ne reprends pas ces derniers chiffres pour ma part.

MR : A combien peut-on estimer le nombre des harkis rapatriés ?

AB : A partir de la signature des accords d’Évian et durant toute l’année 1962 et l’année 1963, entre 15.000 et 20.000 hommes anciens supplétifs se réfugient en France. In fine, et si on va au-delà de ces deux années, près de 25.000 anciens supplétifs sont venus en France (rapatriés ou non). 85.000 à 90.00 hommes, femmes et enfants si on compte les familles.

MR : Et ceux passés par des camps de transit ? Hameaux de forestage ? Centre de résidence type HLM ?

AB : Pour ceux passés par des camps de transit, l’estimation est de près de 45.000 personnes

Environ 10.000 personnes ont vécu dans un des 69 hameaux de forestage crées. Il est difficile de quantifier le nombre de familles de harkis ceux insérés dans des structures HLM, hormis ceux inscrits dans les ensembles immobiliers SONACOTRA : un document des années 1960 évoque le chiffre de 42 cités harkis. Plusieurs milliers c’est certain, près ou plus d’une dizaine de millier ? Dans des cités spécifiques aux familles de harkis ou dans des cités mixtes ? C’est une histoire encore à écrire.

MR : Avons-nous, aujourd’hui une idée plus précise du nombre des harkis massacrés ?

AB : Il n’y a aucune estimation plausible aujourd’hui. Les estimations vont de quelques milliers à un chiffre devenu dogmatique : 150.000. Le plus souvent est évoqué plusieurs dizaines de milliers de personnes (et on englobe aussi les membres de familles de harkis et tous ceux considérés comme ayant été du côté de l’Etat ou de l’armée française durant la guerre), estimation qui amplifie encore plus l’incertitude sur le sujet, Pour ma part, et même si dans certains milieux associatifs cela peut exaspérer, il est préférable de s’en tenir à une estimation basse mais que l’on peut prouver : au moins une dizaine de millier de personnes (10-15.000), mais cela peut-être plus. Pour mettre un terme aux instrumentalisations idéologiques ou partisanes sur ce sujet, il y a la nécessité d’enquête de terrain et de dépouillement de nouvelles archives en France comme en Algérie.

Propos recueillis le Mardi 22 aout 2023.

Sources :
• Abderahmen Moumen, Fatima Besnaci-Lancou, Les Harkis, le cavalier bleu, coll. Idées reçus, 2008
• Tramor Quemeneur, Sylvie Thénaut, Ouanassa Siari Tengour (sous dir.) Dictionnaire de la guerre d’Algérie, Bouquin, février 2023.
Historia, numéro spécial, Les harkis, avril 2023.

Vous pouvez retrouver cette séance pédagogique en classe de Terminale en pièce jointe ci-dessous :

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