Comme le note Jean-Claude Grunberg dont le père fut assassiné à Aushwitz, longtemps, on a dit tout simplement "la guerre". Dans le monde yiddish, on parlait du Hurbn, la destruction, par analogie aux destructions des deux Temples. En 1944, le juriste judéo-polono-américain, spécialiste de droit international, Raphaël Lemkin, forgeait le terme de génocide à partir d’une racine grecque, "Genos" (naissance, genre, espèce) et d’un suffixe latin, "cide", du verbe latin, caedere (tuer, massacrer). Dans Axis Rule in Occupied Europe (1944), il expliquait : "De nouveaux concepts nécessitent de nouveaux mots. Par génocide, nous entendons la destruction d’une nation ou d’un groupe ethnique". Dès 1948, le terme entrait dans la langue du droit international avec l’adoption de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Il reste alors peu utilisé par les historiens. Les premières histoires du génocide des Juifs s’intitulent Bréviaire de la la haine (Poliakov), The final Solution (Reitlinger), La Destruction des Juifs d’Europe (Hilberg). Dans les années soixante-dix, le terme se popularise et se banalise. Il est notamment utilisé par Brigitte Bardot dans la campagne tonitruante contre le massacre des bébés phoques qui débute en 1976. Ainsi apparaît-il à certains trop large, englobant trop de situations différentes, trop facile à utiliser pour tout et n’importe quoi.
Il entre en concurrence en ce qui concerne l’assassinat des Juifs d’Europe avec le mot Holocauste qui a la faveur des Américains. L’holocauste est l’offrande à un dieu ou à Dieu d’un animal brûlé et immolé sur un autel. C’est le titre choisi pour le feuilleton télévisé américain de 1978 et diffusé dans le monde entier et dont l’impact fut considérable. De nombreux intellectuels français ont refusé d’utiliser un mot appartenant au vocabulaire religieux, qui insinuait que l’assassinat de six millions de Juifs aurait eu une quelconque finalité. Les Américains s’en accommodent et le grand mémorial fédéral érigé à Washington s’appelle United States Holocaust Memorial Museum. L"anglais devenu la langue dominante dans la recherche en histoire, des historiens français utilisent à nouveau ce terme.
Le refus de toute banalisation de l’usage d’un terme religieux conduisit des enseignants et des chercheurs à utiliser celui de Shoah. C’est un terme hébreu, en usage en Israël. La journée nationale de commémoration décidée en 1951 par la Knesset, le Parlement israélien, s’appelle Yom Ha-Shoah. Ce terme signifie "catastrophe". Il s’est acclimaté en France avec la grande oeuvre de Claude Lanzmann, dont une version courte a été distribuée dans tous les CDI. En 2005, le Mémorial du martyr juif inconnu de la rue Geoffroy l’Asnier [à Paris] était rebaptisé Mémorial de la Shoah. Il a figuré ou figure encore dans certains programmes ou dans certains manuels scolaires.
Enfin, l’historien Arno Mayer a fait école en créant sur le modèle de génocide le terme de "judéocide". Alors que faire ? Faut-il imposer un terme pour désigner la destruction des Juifs d’Europe, notamment dans l’enseignement ? Les chercheurs font chacun leur choix. Raul Hilberg, qui exécrait le terme "d’extermination" (les Juifs n’étaient pas des insectes, aimait-il à rappeler) a toujours parlé de la "destruction des Juifs". Les chercheurs qui s’intéressent aux appareils allemands voués à la persécution et à l’assassinat utilisent l’expression "Solution finale", avec ou sans guillemets. Le terme de génocide qui a la faveur de beaucoup parce qu’il revêt un aspect "neutre" et "scientifique" est souvent mal utilisé : on trouve fréquemment "le génocide juif". "Auschwitz" sert aussi par métonymie à désigner l’assassinat des Juifs d’Europe. Libre aussi aux enseignants de faire en toute lucidité le leur, en conscience des enjeux, et aussi en expliquant aux élèves ce qui le motive.
Annette Wieworka
Historiens & Géographes, n° 412, novembre 2010, p. 157-158. Tous droits réservés.
Illustration : source Annette Wieviorka par Claude Truong-Ngoc.JPG