Il est des invitations au voyage qui, en décentrant le regard, font découvrir des faces inconnues de nous-mêmes. Il va sans dire que c’est le cas de l’exposition « Le monde vu d’Asie ». Dès les premiers pas, un judicieux avertissement appelle d’ailleurs le visiteur à la désorientation.
Il faut d’abord oublier nos paradigmes les plus évidents. Vus de l’Orient lointain, ni Jérusalem ni La Mecque ne sont les centres du monde, préfigurations de l’Eternel. Il faut ici, selon les cosmographies, aller chercher l’origine dans l’Himalaya, au mont Meru qui abrite les dieux ou au lac Anavatapta qui aurait vu naître le Bouddha. Qu’il s’agisse d’une peinture jaïne du XIXe siècle (Inde) ou d’un cosmogramme en laiton du XVIIIe siècle (Chine du Nord, dynastie Qing), les œuvres permettent d’entamer un parcours qui n’aura de cesse de nous écarter de nos visions habituelles du monde.
Les sanctuaires des religions asiatiques s’inscrivent dans une lecture très géographique de la vie spirituelle. Le pèlerinage en montagne, où se trouvent souvent les édifices religieux, permet à ceux qui s’y adonnent de se détacher de leurs préoccupations terrestres et d’élever leur esprit en même temps que leur corps. L’architecture du temple de Jagannatha, représenté sur une peinture du XXe siècle, manifeste cette spiritualité ascensionnelle.
Les cartes reviennent également sur les choix des structures politiques. Les lieux du pouvoir font l’objet d’une attention particulière. L’influence impériale chinoise se fait ainsi sentir sur toute l’Asie orientale et la capitale antique Xi’an sert bien souvent de modèle à d’autres grandes villes. La connaissance des limites du territoire se précise par le biais de cartes administratives comme celle, fascinante, de la dynastie Ming. Par ailleurs, dès le XVIIIe siècle, la carte urbaine se répand auprès des classes moyennes japonaises qui profitent ainsi de renseignements variés. L’exemple d’Edo, cartographié au milieu du XIXe siècle, est particulièrement saisissant.
Les voies de communication représentent un enjeu important pour le pouvoir dans les différents Etats de la région. La carte y apparaît dès lors comme un outil politique de premier plan et le voyage permet aux dirigeants de manifester le contrôle sur les territoires visités. Ainsi, le périple de Qianlong (dynastie Qing) dans le sud de son empire en 1751 montre le souverain inspectant les armées à Nankin et affirmant l’efficacité de sa gouvernance. Au XIXe siècle, un paravent montre la population Pyongyang accueillant son nouveau gouverneur qui arrive sur la rivière Taedong.
Si l’exposition permet de saisir comment les sociétés asiatiques conçoivent « leur » monde, elle nous aide aussi à comprendre les représentations qu’elles se font « du » monde. Ce décentrement n’est en rien l’apanage des seuls Européens et donne lieu à ce qu’il convient de penser comme une « Asie-monde ». Alors que l’Europe se lance dans une vaste période de « Grandes Découvertes », l’océan Indien est traversé par des navires venus de Chine, du Gujarat ou du Japon. Sur terre, la Pax Mongolica permet aux échanges de se développer de l’Asie Centrale à l’océan Pacifique, avant que l’empire de Chinois se conçoive, avec la Blue Map au XVIIIe siècle, comme le centre d’un archipel autour duquel se situeraient l’Europe, le monde islamique ou l’Afrique.
Cet élargissement du monde se traduit par un nouvel intérêt, porté en particulier à l’Occident, dont les Japonais usent par exemple des codes cartographiques. Se décentrer ici prend tout son sens, puisque ce processus se traduit jusqu’aux planisphères qui, à quelques décennies d’intervalle, avec l’ère Meiji, ne se donnent plus l’archipel nippon mais l’Europe comme point central. On ne peut à cet effet qu’être saisis par la comparaison entre la carte générale de tous les pays sur la Terre (Bankoku Ichiran Zu) de 1809-1810 et le planisphère (Bankoku Shin Chizu) de 1881.
On sait l’importance des missions dans les contacts qui s’établissent dans notre période moderne entre le « Vieux Monde » et l’« Extrême-Orient ». Elles sont par exemple à l’origine des premières mappemondes chinoises, qui profitent de la collaboration de mandarins et de prêtres jésuites, dont Matteo Ricci et Ferdinand Verbiest. La chapelle portative japonaise de l’Adoration du Saint-Sacrement par sainte Marguerite montre que les transferts de connaissances sont mutuels. Objet chrétien, il obéit à des techniques de fabrication asiatiques, en particulier le bois laqué incrusté de nacre.
L’exposition s’achève par le regard que portent les sociétés asiatiques sur l’Autre que nous sommes. Comme le dit un panneau explicatif : « On se demande alors qui est l’étranger de l’autre ». Les Indiens identifient au XVIIe siècle des Hollandais par leurs costumes, leurs chapeaux noirs et leurs armes. L’Autre est étranger en Asie, mais aussi chez lui. Les ports et les capitales constituent un lieu privilégié de découverte et on s’amusera de l’image qu’Utagawa Yoshitora donne en 1862 de villes occidentales, Paris ou Londres par exemple.
Comme l’annonce son titre, « Le monde vu d’Asie » est une manifestation pensée par des historiens-géographes, en particulier Fabrice Argounès et Pierre Singaravelou, sensibles au dialogue entre les deux pans de nos disciplines. Malheureusement, la période pendant laquelle l’exposition très réussie est en place ne permet guère d’y emmener des classes. En revanche, son riche et pointu catalogue restera un outil de premier ordre pour étudier, avec nos élèves, le langage cartographique, l’histoire comparée ou la construction des représentations. [2]
- Musée national des Arts asiatiques – Guimet, du 16 mai au 10 septembre 2018
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- Musée national des arts asiatiques – Guimet : 6, place d’Iéna, 75116 Paris
- Métro Iéna (9) et Boissière (6)
© François da Rocha Carneiro pour Historiens & Géographes. Tous droits réservés. 01/06/2018.