Jules Adler est né en Franche-Comté, à Luxeuil-les-Bains le 8 juillet 1865, dans une famille juive venue d’Alsace et si ses attaches religieuses et culturelles juives ne transparaissent pas de manière significative dans ses toiles, le lien avec le judaïsme est cependant inséparable de sa longue existence (1865-1952), à cheval sur les XIXe et XXe siècles. Le musée de sa ville natale expose dans une des salles une quarantaine de ses œuvres.
Juif, témoin et victime des persécutions
Juif, Jules Adler a subi les persécutions et la fin de l’exposition évoque la Seconde Guerre mondiale. En 1940, le peintre est âgé de soixante-quinze ans, et comme les artistes juifs ne peuvent plus exposer leurs œuvres, il démissionne du Salon des Artistes français en signe de protestation. Par ses lettres, carnets et croquis exposés, Jules Adler est bien un témoin de son temps, ici du conflit, des vicissitudes d’une population confrontée au rationnement, aux rigueurs de l’occupation allemande, ces dernières étant aggravées pour les Juifs dont l’existence est bouleversée par la législation antisémite de Vichy et les persécutions. Conjuguées aux nombreux textes adoptés par Vichy instaurant discriminations, ségrégation et exclusion, les ordonnances allemandes aggravent une situation de plus en plus précaire.
Installé à Paris, Adler est contraint de porter l’étoile jaune, vexation qu’il commente dans ses lettres, il est témoin des arrestations des 16 et 17 juillet 1942. Il peint (comme cette toile représentant un couple âgé devant la mairie des Batignolles en 1941), mais surtout dessine inlassablement au crayon, au pastel, avec le matériel de dessin dont il dispose (Portrait d’homme), bravant l’interdit d’entrer dans des jardins publics interdits aux Juifs (et aux chiens) depuis le 8 juillet. Interdits d’espace public, les Juifs sont arrêtés, déportés. Jules Adler, dénoncé en février 1944, est arrêté et interné avec son épouse dans les locaux de l’Hôpital-Fondation Rothschild qui abrite des Juifs malades et âgés et attente de déportation. Durant les six mois de sa détention à Picpus, annexe du camp de Drancy, Adler croque ses camarades d’infortune, cette tour de Babel, comme le montrent des dessins réalisés au crayon à papier. Il échappe à la déportation mais ne retrouve la liberté qu’à la fin du mois d’août 1944. Une fois la guerre terminée, Jules Adler expose ces 83 croquis, laissant une trace de ces vies anéanties.
Autoportrait, 1929. Huile sur toile, 54 x 45 cm. Collection particulière. Photo Yves © ADAGP, Paris 2019
Dreyfusard et patriote
Adler est un artiste et un citoyen engagé. Pendant la Grande guerre, trop âgé pour être mobilisé, il tient avec son épouse une cantine pour les artistes confrontés aux difficultés. Envoyé à Verdun comme artiste aux armées, il témoigne de la détresse des populations civiles confrontées aux bombardements, des traces de la guerre dans le paysage et chez les soldats français et allemands, les prisonniers.
L’engagement et la mobilisation des Français juifs pendant la guerre de 14-18, étudiés par Philippe Landau, ont marqué aussi bien des intellectuels comme l’a montré Annette Becker, que des catégories populaires. Annette Becker explique que « la Grande Guerre a été le temps d’une cristallisation symbolique très forte du don de soi à la nation, dans les différentes unions sacrées dont il ne faut pas prendre les aspects rhétoriques pour des métaphores. Dans toute l’Europe se confirmait le jugement d’Israël Zangwill : « Les Juifs sont souvent plus patriotes que les patriotes eux-mêmes ». Cet engagement et cette mobilisation sont inséparables de leur lien avec la France retissé à partir du XVIIIe siècle. Après les expulsions, les discriminations, comme les péages corporels , les décrets de 1790 et 1791 font des Juifs des citoyens. L’Alsace a une place particulière, car cette région était la seule où subsistaient des péages corporels jusqu’en 1784. Leur abolition fut une première étape vers l’émancipation. Dès lors, la minorité juive conçoit son engagement comme l’occasion de démontrer son appartenance à la nation française et son adhésion aux idées républicaines et émancipatrices. Jules Adler ne fait ici pas exception, comme en témoigne cette affiche qu’il dessine pour un "Emprunt pour la Défense Nationale" en 1915. Les œuvres de guerre de Jules Adler trouvent un écho naturel dans celles de Rosine Cahen. Issue comme lui d’une famille juive alsacienne, mais d’un milieu populaire, Rosine Cahen (1857-1933) après des études à l’académie Julian, qui permettait à de femmes de suivre des cours, est devenue professeur de dessin à l’école Gustave de Rothschild. Elle témoigne des ravages de la Grande Guerre à travers ses croquis de soldats gravement blessés dans les hôpitaux militaires Rollin et Villemin en 1918 et 1919, tel ce convalescent, adossé à ses oreillers, à la tête entourée d’un bandage, amputé de la jambe droite, vêtu de sa veste où sont épinglées ses médailles, en train de lire ce qui semble un journal ou une lettre. Calvaire réalisé au mois d’octobre 1918 à l’hôpital Rollin montre avec réalisme et une grande sensibilité la mutilation définitive de ce soldat du 17e régiment d’infanterie, blessé près de Soissons le 21 août. Il est heureux que le MAHJ fasse une juste place à des œuvres des femmes artistes qui sont trop rarement mises en valeur. Signalons qu’en 2014, sept dessins de Rosine Cahen avaient été exposés dans le cadre d’une exposition The sensory War 1914-2014, organisée dans le cadre du centenaire de la Grande Guerre, à la Manchester Art Gallery.
Après la défaite de 1870 et l’annexion de l’Alsace et de la Moselle par l’Empire allemand, un quart des Juifs alsaciens optèrent pour la nationalité française, refusant de devenir des Allemands. Leur patriotisme comme celui Alfred Dreyfus ne faisait pour eux aucun doute. En 1898, alors qu’Émile Zola vient de publier dans L’Aurore son texte "J’Accuse... !" adressé au président de la République, Félix Faure, Jules Adler s’engage pour la défense de Dreyfus, multipliant les pétitions, protestations, et participations à des souscriptions, à une période où l’antisémitisme se fait virulent, comme en témoignent une partie des collections du musée et en particulier le fonds Dreyfus. Prendre la défense d’Alfred Dreyfus ne va pourtant pas de soi, dans un groupe où une partie répugne à s’afficher, afin de ne pas compromettre son intégration, voire son assimilation. L’atelier de Jules Adler devient un lieu de rencontre de militants dreyfusards, comme Bernard Lazare, très sensibilisé à la problématique de l’antisémitisme et qui fut le premier à soutenir Dreyfus, mais aussi Théophile-Alexandre Steinlen et Léon-Zadoc Kahn. L’exposition présente des textes de ces protestations publiques où on retrouve le nom de Jules Adler, comme celle de qui prend la défense du colonel Picquart, « héroïque artisan de la révision à l’heure même où celle-ci s’accomplit ». Le 4 juin de la même année, se tient l’assemblée générale de la Ligue des droits de l’Homme et les ordres du jour sont destinés à soutenir Émile Zola et le colonel Picquart. Zola, pour lequel il éprouve une grande admiration, est alors accusé de diffamation, poursuivi et traduit en justice au milieu d’un flot d’insultes où ses origines italiennes sont clouées au pilori. Émile Zola disparaît en 1902, Bernard Lazare en 1903. En 1902, Jules Adler participe à la souscription pour un monument en l’honneur de Zola ; en 1908, il est à l’origine de la souscription pour l’installation d’un buste de Bernard Lazare sur sa tombe, finalement refusé par sa veuve.
De Luxeuil à Paris
Mais Jules Adler, avant de devenir un peintre connu et de baigner dans le courant naturaliste, est un jeune provincial franc-comtois, attaché à sa ville natale, Luxeuil, une cité prospère. En 1933, Luxeuil rend d’ailleurs hommage à l’enfant du pays, en inaugurant le musée Jules Adler, événement présidé par Jules Jeanneney (1864-1957), président du Sénat. Un portrait de ce dernier par Adler est présenté dans cette première partie de l’exposition, consacrée à son enfance, sa scolarité et sa formation, avec de nombreux documents et photographies. C’est plus tardivement qu’il peint ces vues de Luxeuil, mais les liens avec sa région natale n’avait jamais été rompus, car il participait à des salons d’expositions avec des artistes franc-comtois à Paris (la première organisée en 1897. En 1940, il décore les thermes de Luxeuil, qui est alors une ville d’eaux prisée des curistes.
Jules Adler est le troisième d’une fratrie de cinq enfants. Ses parents sont commerçants et tiennent un magasin d’étoffes. Sa famille s’est installée en Haute-Saône au cours du XIXe siècle mais était originaire du département du Haut-Rhin, ses ancêtres venant principalement des localités de Durmenach, Zillisheim, Sierentz, Bollwiller ou Hirsingue. La présence juive en Alsace est très ancienne, comme de l’autre côté du Rhin, et remonte au Moyen Age. Les différents conflits de l’époque moderne avaient eu d’importantes conséquences sur le peuplement juif, mais en 1784, les villes alsaciennes montraient de nouveau une population juive diversement implantée dans environ cent quatre vingts localités. Les Juifs alsaciens ont en outre joué un rôle important sous la Troisième République, période dans laquelle s’inscrit l’existence de Jules Adler, en particulier Camille-Salomon Sée, auteur en 1878 d’une proposition de loi créant des établissements scolaires pour les jeunes filles en 1880, puis d’une autre relative à la capacité civile de la femme, toujours régie par le Code civil napoléonien.
Adolescent, il montre d’évidentes prédispositions pour le dessin et en 1882, il rejoint ses frères à Paris. La famille Adler soutient la vocation de Jules et déménage à Paris. Jules Adler s’inscrit aux Arts Décoratifs ainsi qu’à l’Académie Julian, une école privée de peinture et de sculpture, fondée en 1868, qui prépare aux différents concours, accueille des élèves de toute l’Europe et présente la particularité d’être ouverte aux femmes, alors exclues des formations artistiques officielles.
L’école accueille les élèves dans des ateliers dirigés par des artistes réputés et Jules Adler y est l’élève de William Bouguereau (1825-1905) qui lui inculque une solide formation académique et de Tony Robert-Fleury (1837-1911). On reconnaît Jules Adler sur les photos à sa barbe et à son chapeau qui ne le quitteront plus. Admis aux Beaux Arts en 1884, Adler devient professeur de dessin et sa carrière commence. Âgé d’à peine vingt ans, il expose pour la première fois au Salon des Artistes français, avant d’être admis au second essai pour le Prix de Rome (15e sur 20). En 1889, dans le cadre de l’Exposition universelle de Paris, il semble que Jules Adler a vraisemblablement collaboré aux panneaux décoratifs du pavillon de l’Argentine, signés par Tony Robert-Fleury. En 1892, il expose au Salon des Artistes français La Transfusion du sang de chèvre par le docteur Bernheim, et l’année suivante, La Rue. Ses toiles qui montrent les quartiers animés de Paris (Au Faubourg Saint-Denis le matin, 1895 ; le Trottin, 1903)sont plus colorées, plus gaies que celles, plus sombres et plus graves qui peignent le monde du travail, car Jules Adler reflète à travers une autre partie de son œuvre, cette période de révolution industrielle, de grandes transformations de la France, et de ses populations rurales comme urbaines.
Peintre du peuple, peintre des humbles
Les Haleurs, 1904. Huile sur toile, 138 x 198 cm. Luxeuil-les-Bains, musée de la Tour des Échevins, dépôt du musée d’Orsay, Paris © Office du Tourisme de Luxeuil-les-Bains Photo Alain Leprince © ADAGP, Paris 2019
Les toiles exposées font la part belle à l’histoire ouvrière et sociale, Adler apparaissant comme le pendant pictural de Zola, romancier naturaliste de la deuxième moitié du XIXe siècle, dont il connaît et admire l’œuvre. Jules Adler peint la condition paysanne, mais aussi les ouvriers itinérants, manouvriers ou chemineaux, ces hommes perçus comme des vagabonds dangereux par des classes possédantes effrayées par les catégories laborieuses de la population. Sous le pinceau d’Adler, apparaît au premier plan, peint avec tendresse, un homme barbu, au visage buriné, sac au dos, bâton à la main, devant un paysage bucolique et fleuri ; ou sur le chemin, avec à l’arrière-plan un village, un homme dans la force de l’âge, une pelle sur l’épaule, son chapeau, ses vestes superposées et son sac étant, avec sa force de travail, son seul patrimoine. Marins, vendeuses de sardines à la criée, les matelotes d’Étaples (1913) attendant le retour des bateaux partis par gros temps, paysans, jeune adolescent, scènes de groupe à la campagne ou en ville, à l’usine, ouvriers des filatures, Les hâleurs (1904) saisis en plein effort sur les quais ; ou encore La Mère (1899), cette femme vêtue de noir, à la fois énergique et lasse, portant son enfant au manteau rouge, passant devant un café où des hommes jouent aux cartes et boivent de l’absinthe, la fée verte vendue 15 centimes le verre... Ces femmes et ces hommes sont la France populaire de la Troisième République. Une République travaillée par les questions sociales, syndicales, et qui doit trouver comment (re)faire le lien distendu avec des ouvriers qui se sont éloignés de la République. Défiance, déjà. Jules Adler brosse le portrait des ouvriers confrontés à la pauvreté, au dénuement (La soupe des pauvres, 1906) mais qui veulent rester dignes (Homme à la blouse, 1898).
Les deux dernières décennies sont celles d’un contexte de lutte, marquées par des revendications ouvrières, avec des grèves plus ou moins dures liées à des transformations dans le monde du travail. Baisse de la production charbonnière d’un côté, des salaires bas, de la mise en concurrence des équipes comme à Anzin, en 1884 ou augmentation de la production et donc des cadences de travail comme au Creusot, propriété de la famille Schneider, touché par une série de grèves en 1899. La fin du siècle est aussi celle de la fin de la paix sociale dans la ville gérée avec paternalisme par Eugène Schneider. L’exposition présente, outre la célèbre toile, toute une série de dessins préparatoires, notes et croquis : Adler s’est rendu sur place, observant les cortèges, leur composition, les vêtements portés par le peuple, l’atmosphère, afin de la rendre à la fois fidèlement mais en y mettant sa patte. De retour dans son atelier, il attaque la réalisation de la toile, qui raconte ce 24 septembre 1899, jour où une grande manifestation a réuni plus de 7 000 personnes, hommes, femmes et enfants, chantant, portant drapeaux, rameaux de feuilles, mains fraternellement serrées, dans un contexte tendu. Des tenues sombres sont éclairées par des cols, chemises, bonnets et tabliers blancs. Il met en avant une femme portant le drapeau tricolore, sorte de figure emblématique, car les ouvrières sont aussi mobilisées que les hommes.
La Grève au Creusot, 1899. Huile sur toile, 231 x 302 cm ; Pau, musée des Beaux-Arts © ADAGP, Paris 2019
Un peu plus tard, il part pour la Belgique, dans la région de Charleroi, observer dans un paysage à la très forte concentration industrielle, les ouvriers des hauts-fourneaux, et là encore de nombreux dessins et études préparent la réalisation d’une toile majeure, les Hauts Fourneaux de la Providence, poignant témoignage de ce voyage dans les pays noirs, où, les humains, figures minuscules, semblent écrasées par la masse de l’usine, dont les cheminées crachent sans cesse des fumées qui obscurcissent le ciel.
Les Hauts fourneaux de la Providence, 1904. Huile sur toile, 235,5 x 301 cm . Luxeuil-les-Bains, musée de la Tour des Échevins © ADAGP, Paris 2019
D’autres œuvres montrent des foules rassemblées à des moments importants : La manifestation Ferrer (1911), La mobilisation (1914), L’Armistice (1918) sont ces dernières toiles de ce type. La manifestation Ferrer peinte en 1911, fait référence à des journées d’émeutes qui ont secoué la capitale en 1909 . La monarchie et l’Église espagnoles sont alors l’objet de la vindicte, suite à plusieurs jours d’émeutes qui ont secoué la ville de Barcelone. La population refusant l’envoi de réservistes au Maroc pour participer à la Guerre de Mélilla, et au cours d’une semaine violente, de nombreux bâtiments religieux furent brûlés, on compta des dizaines de morts, beaucoup d’arrestations. Parmi les gens interpellés par la Garde civile, se trouvait Francisco Ferrer, un pédagogue fondateur de l’École moderne (perçue comme un symbole de résistance à la monarchie et à l’Église), libertaire, franc-maçon. Il fut sommairement jugé puis fusillé. Son exécution déclencha une vague de mécontentement en Espagne mais aussi dans toute l’Europe. A Paris, 20 000 personnes affluèrent dans les rues.
Il faut voir dans l’œuvre de Jules Adler à la fois une grammaire picturale, ouvrière et sociale, une riche source d’analyse en histoire. Ces diverses rétrospectives qui lui sont consacrées, le tireront, espérons-le, définitivement de l’oubli.
Infos pratiques sur le site du MAHJ : https://www.mahj.org/fr/programme/jules-adler-peintre-du-peuple-75121